Le Déterminisme et la Liberté

d'après un extrait de l'Amour de la Raison Universelle

 

Liberté

      Il est courant de voir une contradiction entre le déterminisme physique dû à la Causalité universelle et une morale humaniste qui se centre sur l’individu. En effet, si le déterminisme physique est omniprésent, tout dans l’âme est au fond contrôlé par des causes physiques extérieures et ni le libre arbitre ni la libre volonté d’agir ne semblent pouvoir réellement exister. On suppose alors que pour que la liberté existe il faudrait que l’âme soit immatérielle, afin qu’elle ne soit plus soumise aux causes physiques, et elle doit également disposer d’une faculté intrinsèque de produire « son propre  mouvement » indépendamment des causes physiques extérieures pour pouvoir agir librement sur le monde extérieur, ce qui ne s’accorde pas avec notre compréhension de la nature. Pour répondre à ce problème classique, l’auteur se propose de commencer par un dialogue entre un philosophe et son élève lors d’une ballade imaginaire:


Le philosophe : Allons-nous promener près de la rivière. Elle va nous servir d’analogie pour mieux visualiser ce problème…  Vois-tu le cours de d’eau s’écouler continuellement. Ce mouvement représente le cours des événements. Regarde ces rochers là-bas.

Le narrateur : Des rocher fortement érodées et aux formes très variées jonchent le long de la rivière.

Le philosophe : Ces rochers représentent les âmes des hommes. Ces pierres érodées ont-elle un impact sur le mouvement de l’eau ?

L’élève : Presque pas.

Le philosophe : Certes. Continuons d’avancer.

Le narrateur : En continuant de marcher, nos deux promeneurs arrivent en un lieu d’où surgit un rocher imposant dans le lit de la rivière.

Le philosophe: Vois-tu ce roc ?

Le narrateur: Contrairement aux pierres du bas, ce rocher a résisté à l’érosion et perturbe fortement le cours de l’eau. Tout autour de lui les flots sont continuellement agités. Des turbulences locales se forment qui évoluent en remous plus légers que l’on peut voir s’étendre sur des dizaines de mètres en aval.

Le philosophe: Qui possède intrinsèquement le mouvement ? cette pierre ou la rivière ?

L’élève: la rivière.

Le philosophe: Effectivement, la pierre est dépourvue de tout mouvement et pourtant qui impose sa loi à l’eau en ce lieu ?

L’élève: La pierre perturbe le cours de l’eau.

Le philosophe: Alors quelle est la propriété qui permet d’agir librement ? Crois-tu toujours que c’est le mouvement ou bien serait-ce plutôt autre chose ?

L’élève : La résistance au flux qui nous traverse !

Le philosophe : Oui, la dureté de l’âme. Nous voyons par cette analogie que la capacité d’une chose à être l’acteur libre des événements, autrement dit sa capacité à contraindre les corps autour d’elle, sans être elle-même contrainte par eux, ne requière pas, en premier lieu, une faculté intrinsèque de se mouvoir, mais dépend d’abord de la rigidité de sa constitution interne. La liberté d’une chose peut provenir de sa capacité à s’opposer à ce qui cherche à la conformer au mouvement général. Ici, la forme de la pierre impose un mouvement particulier aux molécules d’eau qui rebondissent sur elle sans recevoir aucun mouvement de la pierre. Ainsi peux-tu maintenant commencer à entrevoir comment la liberté est possible pour ton esprit, même dans un univers physique où l’âme est matérielle. Il faut que dans ton cerveau, ton sentiment de soi affecte les autres émotions, choix, désirs sans être lui-même transformé par ces affects avec lesquels il interagit continuellement. Il faut qu’il soit plus dur qu’eux. Toi qui aspire à la philosophie, dis-moi donc: dans quel matériau crois-tu que ton âme est taillée ? Dans une pâte mole comme les pierres érodées du bas de la rivière ou dans une substance impérissable comme ce roc millénaire ?

Le Concept Essentiel d’Ame Matérielle. Les adversaires de la conception matérialiste de l’esprit omettent souvent le concept essentiel d’“âme matérielle”, pourtant cher aux pères du matérialisme[i]. Pour nous, l’âme existe, même si elle est un corps. C’est une structure physique stable qui n’est pas continuellement remodelé pas des mouvements extérieurs. Mon identité existe grâce à une configuration matérielle particulière dont la stabilité est garantie à la fois par la longue durée de vie des neurones et par la pérennité des connexions validées. La structure qui me définit, autrement dit mon essence, n’est pas continuellement altérée par des chocs moléculaires mais seulement placée dans diverses conditions d’existence par le monde extérieur. Une fois le sentiment de soi établi dans le cerveau, pendant l’enfance, ses particularités individuelles sont donc immunisées contre la Causalité mécanique issue du mouvement des atomes, car sa spécificité réside dans les rapports qui le constituent et qui demeurent fixés dans la mémoire neuronale. Il est vrai que lorsque certains groupes d’atomes constitutifs de mon âme matérielle seront déplacés, je disparaîtrai ici. Il est possible de me détruire, mais voyez qu’il n’est pas possible de me dénaturer dans ce que je suis. Une essence est toujours elle-même avec ses propriétés internes. Remarquez le parallèle avec la morale du sage. La matérialisation d’une essence peut momentanément disparaître, mais elle ne peut pas être violée ou changée dans ce qu’elle est de plus profonde. Elle a comme quelque chose d’indestructible.

 

Les Essences Libres ou Déterminées. Dans un univers strictement déterministe, les corps physiques ont tous été entièrement déterminés à être ce qu’ils sont par l’enchainement des causes ayant présidées à leur formation. La capacité de notre pierre ou de notre âme matérielle à agir dépend en fait totalement des causes physiques qui les ont engendrées. Ceci n’abolit-il donc pas de fait toute liberté individuelle ? Pour répondre à ce deuxième problème, il nous faut distinguer deux types d’objets: ceux dont l’essence est contrainte et ceux dont l’essence est libre.

Les objets dont l’essence est contrainte sont des corps qui ont été déterminés à exister par un programme ou un ingénieur. Ce sont par exemple les automates et les insectes. Les objets qui ont été entièrement programmés n’ont pas d’existence singulière. Ils sont en fait une émanation de la structure qui les a engendrée et qui est la véritable entité à considérer, car c’est elle est qui porte leur signification.

A l’opposé, les objets dont l’essence est libre sont des corps apparus spontanément à partir d’atomes désorganisés qui virevoltaient aléatoirement sans véhiculer de signification particulière. C’est par exemple, le cas d’une pierre ou d’un nuage. Ces structures apparues spontanément à partir d’atomes désorganisés ont une essence singulière. Seules les corps apparus sans avoir été prédéfinies par une structure extérieure et émergeants par une rencontre aléatoire entre atomes désordonnés ont un sens propre qui leur appartient totalement et pourront potentiellement agir librement. Si nous sommes bien dans un cosmos démocritéen, sans divinité intentionnelle contrôlant le monde, alors les atomes qui se sont rassemblés pour former les pierres ne portaient aucune signification programmée par une structure antérieure. La matière n’est donc pas une cause déterminante de l’essence d’une pierre mais seulement le support de l’existence de cette essence.

La série de causes ayant précédée la formation de ce type d’objet ne constitue pas une surdétermination qui programme leurs essences mais est seulement une sorte de préexistence cachée dans la matière. Nous voyons que toutes les choses actuellement présentes dans notre monde existaient en fait déjà potentiellement dans le passé lointain de l’univers, à travers les atomes éparpillés qui  allaient un jour être rassemblés pour les constituer. Toutes les choses existent depuis toujours, en puissance au sein de la matière infinie, qui dans cette vision globale devient assimilable à une substance contenant toutes les essences en sommeil, qui se réveillent ponctuellement en certains lieux et en certains âges, lorsque les circonstances adéquates permettent leur matérialisation.

Ainsi l’existence d’une Causalité physique déterministe, universelle et antérieure à la formation de notre pierre n’abolit pas l’unicité de son essence singulière. Qu’en est-il de l’âme matérielle des êtres humains ? Son essence est-elle libre ou est-elle programmée ?

 

L’Individualisme Biologique. A l’intérieur d’un être vivant, certaines configurations d’atomes transportent des informations génétiques (la mémoire de l’espèce) ou environnementales (la mémoire du vécu individuel), toutefois un grand nombre de configurations atomiques ne portent pas ce genre de contraintes et évoluent librement, conférant à chaque individu une singularité qui lui est propre. Cette variabilité individuelle est présente dans les réactions moléculaires les plus fondamentales de la vie (mutations somatiques, variations épigénétiques au niveau de l’ADN, éléments transposables[ii]...), et elle se retrouve jusque dans les principes d’organisation des tissus (sélection/amplification clonale). Par exemple, lors de la génération d’un nouvel anticorps, le système immunitaire produit une protéine déterminée à reconnaître une cible précise ; et pourtant chaque anticorps est un objet unique (sa séquence, son affinité ou encore ses potentiels effets agonistes/antagonistes sur sa cible)[iii]. Pareillement, même la mémoire qui pourrait apparaitre comme l’un des meilleurs exemples d’objet déterminé ne l’est pas complètement dans le détail, à cause du processus de fabrication du souvenir qui fait que l’idée d’un même événement est différente selon les individus. Cette variabilité biologique individuelle oblige donc à considérer presque tout être vivant comme un cas unique, même parfois pour des aspects fortement contraints par la génétique ou l’environnement. Cette conclusion est régulièrement mise en évidence, lors de l’étude de jumeaux ou de clones élevés dans un milieu identique en laboratoire, où il est constaté que chaque animal possède, malgré tout, une singularité individuelle aux tests effectués[iv]. Chez tous les êtres vivants, l’influence combinée de la génétique et de l’environnement ne contient pas l’information suffisante pour déterminer la forme définitive de tous les détails du corps et du comportement. Par exemple, les empreintes digitales de vrais jumeaux diffèrent suffisamment pour qu’on puisse facilement identifier chaque individu[v]. Partout où la combinaison du déterminisme génétique et des informations recueillies par les sens est insuffisante à imposer un schéma d’organisation complet, l’agitation atomique, moléculaire, cellulaire... comble le vide et produit des effets aléatoires.

 

Le Sentiment de Soi est-il un Objet Libre ? A la recherche d’une explication à sa personnalité, il est commun de vouloir satisfaire son désir de Causalité, et d’invoquer des explications telle que la famille, le milieu social... et de fabriquer des illusions rétrospectives à partir d’éléments qui ont, certes, probablement eu une influence, mais qui n’ont vraisemblablement pas le pouvoir de détermination du cœur de notre être. En effet, beaucoup d’enfants issus d’un même milieu, et ayant reçu une éducation similaire, présentent malgré tout des caractères très différents ce qui trahie la part d’aléatoire biologique qui a lieu pendant notre développement.

Si les grandes lignes de notre structure anatomique est définie par notre génétique, la majeure partie des neurones du cerveau fœtal forment les premiers réseaux sans instruction précise. Pareillement à des segments se mouvant de façon désorganisée, et finissant par se rencontrer pour dessiner de multiples figures aux propriétés géométriques variées, les propriétés de ces premières structures sont totalement émergentes et n’ont pas pu être fixées par l’information contenue dans d’autres cartes neuronales, comme ce sera ensuite le cas, lorsque les connections et les échanges entre réseaux neuronaux se seront suffisamment développées pour que ces cartes soient modelées par des informations significatives. Bien plus tard, lorsque le cerveau humain parvient à un niveau suffisant d'intelligibilité entre les différents concepts élaborés par la mémoire, l’idée-sentiment de soi apparaît. Ce sentiment s’organise vraisemblablement à partir de diverses données non encore reliées entre elles d’une manière complètement cohérente. Il se constitue à partir d’un flot d’émotions pré-psychologiques sous-jacentes, comme celles provenant du corps (sensations intestinales, perceptions des mains...), qui s’assemblent en un tout capable d’interagir désormais logiquement avec d’autres concepts dans l’entendement. Etant donné la vraisemblable complexité du sentiment de soi, et la variabilité intrinsèque de tous les systèmes biologiques connus, les particularités définitives de ce sentiment émergent donc forcément sous l’influence significative de la variabilité biologique-atomique de l’individu.

Si le sentiment de soi est bien une propriété émergente produite par les capacités logiques et sémantiques d’Homo sapiens, il n’a jamais existé nul part auparavant aucun programme pour le définir à l’avance. Avant l’apparition du sentiment de soi, il n’y avait dans la nature, aucune structure ou combinaison de structures, contenant déjà l’information intelligible pour lui conférer sa signification. Avant la formation de ce sentiment, les éléments pré-psychologiques qui allaient le constituer ne contenaient pas l’information pour en définir le sens. Pour que des causes puissent influencer une psychologie de façon significative et organisée, et pas seulement par simple hasard de rencontre, le cerveau doit avoir lui-même déjà développé des capacités suffisantes d'intelligibilité; de la même façon que les paroles d’un étranger peuvent au mieux susciter des émotions primaires, souvent erronées, mais ne sauraient atteindre votre pensée quand vous ne comprenez pas sa langue. Aussi, même si des structures sociales sophistiquées entourent et affectent le corps de l’esprit en formation, avant la constitution de l’entendement, ces causes produisent au mieux des effets flous dont la signification est atténuée ou complètement déformée.

            Il ne peut pas y avoir d’effet causal pleinement déterminant entre des valeurs hiérarchisées sur les plans différents, mais seulement une Causalité non-significative ressemblant à un hasard de rencontre, ayant seulement réuni les conditions de possibilités nécessaires à l’émergence de valeurs supérieures. Ce principe matérialiste se réactualise en fait lors de la transition de n'importe quelle échelle: atomique/moléculaire, cellulaire/tissulaire, réflexes/émotions primaires, mémoire non-intelligibles/concepts clairs et ordonnés par l’entendement. A chaque étape, ce n’est qu’après la rencontre aléatoire entres atomes, molécules, neurones, émotions, concepts... qu’apparaît une structure nouvelle avec des propriétés émergentes qui n’ont de signification qu’à son niveau et donc uniquement en elle-même. En conclusion, la genèse, ici supposée, du sentiment de soi à partir d’émotions pré-psychologiques éparses, présente bien une similitude avec l’apparition spontanée d’un corps matériel, formé par des atomes qui virevoltaient aléatoirement, et qui se sont agrégés au hasard. Le sentiment de soi ainsi constitué répondrait donc bien à la définition d’un objet dont l’essence est libre.

 

La Raison et la Liberté. Reconnaître l’existence d’une singularité unique dans l’âme matérielle de chaque individu, garantie par le matérialisme biologique, constitue la première étape de la compréhension du fonctionnement de la liberté. Ensuite, pour que l’individu devienne libre, il faut qu’un mécanisme rende possible le passage en actes significatifs de la singularité contenue en lui. Sans un tel mécanisme, ses propriétés internes resteraient figées, comme c’est le cas dans la plupart des objets possédant des propriétés libres.

Dans ma petite analogie d’ouverture, je suis allé jusqu’à considérer qu’une pierre était “libre” d’imposer sa  “volonté” au cours d’eau, toutefois une pierre n’est évidemment pas libre. Afin d’assurer une bonne compréhension, il me semble important de souligner que la grande limite de cette analogie réside dans le fait que la Causalité mécanique aveugle de la pierre n’est pas une Causalité psychologique significative. Pareillement dans un cerveau n’ayant pas la faculté d’élaborer et d’associer logiquement des concepts, l’émotion animale du soi restera isolée ou produira seulement des effets non-significatifs. Pareillement à la forme de la pierre, les influences d’une telle subjectivité ne véhiculent pas ou très peu de sens, et ne sont pas à proprement parler l’expression d’une authentique liberté. Ce n’est que grâce à l’entendement, autrement dit grâce aux facultés rationnelles de l’esprit, que le sentiment de soi est devenu une idée élaborée, capable d'interagir significativement avec les conditions offertes par le corps, dans cette situation historique, et d’engendrer des raisons intimes, c’est à dire des sentiments, des choix, et des actions personnelles augmentant éventuellement en retour le sentiment d’existence. C’est grâce à l’entendement humain que le sentiment de soi est devenu une idée capable de moduler d’autres idées.

            A ce jour, l’esprit humain est ainsi la seule entité connue capable de véritablement transformer sa singularité en causes significatives, qui veulent se graver dans la réalité. La capacité logique d’associer l’idée-sentiment de soi à d’autres idées et sentiments est la faculté qui permet à l’esprit de produire des raisons intimes et d’influencer personnellement l’ordre du monde. Sans l’entendement, la liberté humaine n’existerait donc pas, car le sentiment de soi ne pourrait se manifester, et s’exprimer significativement en actes. Contre l’idée répandue par certains moralistes que la Raison serait une contrainte à notre liberté, nous voyons ici que la Raison humaine est en fait la faculté qui permet de faire vivre le potentiel de liberté contenu dans la conscience humaine. La Raison humaine (la faculté d’intelligibilité) est intrinsèquement liée à la Raison intime (le sens éprouvé de l’existence), car elle en est le mécanisme organisateur.
            Dans le modèle de l’esprit préalablement décrit, l’idée-sentiment de soi se mêle constamment aux émotions, calculs et inclinaisons, pendant le fonctionnement de la conscience, et en transforme une partie en désirs intimes. Les particularités individuelles du sentiment d’exister sont ainsi à l’origine de désirs libres, faisant vivre l’essence de l’individu. Au contraire des instincts prédéfinis par les gènes ou par du conditionnement social, les désirs intimes sont des causes libres, car ils proviennent de la nécessité interne du sentiment de soi, et sont cette liberté dont au moins certains hommes éprouvent la présence dans leur conscience. Le sentiment de soi contenant une unicité apparue par hasard, l’esprit n’est pas programmé par une Causalité externe, comme un automate, mais le sentiment d’exister est la source définitive de la Causalité psychologique intime.

Au niveau neurobiologique, le modèle présenté ici implique que la liberté de l’individu se manifeste durant le fonctionnement de la conscience, lorsque les ondes cérébrales déterminées par les rapports contenus dans les cartes du sentiment de soi imposent, par cycles de sélections successives, leur “empreinte” à d’autres cartes. Le degré de liberté est un rapport de force dynamique entre les cartes associées au sentiment de soi et les autres cartes sous l’influence d’éléments extérieurs qui limitent ou contraignent l’effet du soi. Voyez donc bien pourquoi l’amour de soi renforce et manifeste l’existence de la liberté. Dans sa version maximale, cet état psychologique correspondrait à la situation où les cartes du sentiment de soi domineraient complètement leur entourage, et où l’individu serait réellement psychologiquement tout-puissant.


L’Erreur du Simplisme Causal. L’incompatibilité entre la Causalité et la liberté est fréquemment rejetée à cause d’erreurs liées à des conceptions erronées de la Causalité.

Au contraire de la Causalité entre boules de billard qui voit à chaque effet unique découlé une conséquence unique, les événements de la vie humaine ne sont pas le produit d’une mono-causalité linéaire, mais sont créés par une imbrication de multiples causes entrelacées, et représentées dans le cerveau par diverses cartes neuronales interagissant entre elles. Dans ce faisceau de causes, la liberté d’un être est seulement la Causalité émanant du sentiment de soi et les idées construites par complète sincérité intellectuelle qui lui sont rattachées.

Si je prétends aimer, certains m’objecteront que je ne suis pas libre de désirer et qu’en amour j’ai été programmé à mon insu par mes gènes à réaliser la fonction de l’espèce. Certes, je conviens que la survie et la reproduction sont des impératifs commun au monde animal et des domaines où la détermination biologique sur nos conscience est certainement la plus forte, mais même l’existence de tels instincts biologiques n’empêchent pas l’existence dans nos cerveau d’autres causes psychologiques qui iront avec ou contre la direction dictée par ses instincts. Il y a des causes qui fixent le décor et parfois même définissent le but, mais il reste une Causalité par liberté qui influe sur la manière d’interpréter le rôle imposé, voire qui peut s’opposer en refusant de jouer la scène écrite par un autre.

 

            L’Erreur de la Causalité Théologique. L’autre grande erreur qui conduit souvent à nier la liberté est due à la conservation d’une forme de “Causalité théologique” dans l’esprit de nombreux penseurs, même athées, qui veulent systématiquement essayer d’expliquer l’ordre l’humain en transportant sa signification dans des structures en amont. Cette méthode qui a l’apparence de la science, car elle repose sur l’idée qu’il faut trouver les causes, réplique en fait l’erreur originelle des théologiens, lorsque ceux-ci cherchaient à expliquer le lieu où s’est abattu la foudre en invoquant les fautes morales commises par les hommes. Tout a une cause, certes, mais tout n’a pas une cause significative pour l’ordre humain. Etant donné que dans le cosmos matériel, il y a une échelle dans l’organisation des différents types de choses (matière, vie, conscience), il faut bien aussi reconnaître une limite au sens véhiculable par la Causalité.

            La pensée conceptuelle humaine est le sommet de l’évolution sur Terre, et par conséquent, elle est seulement une pointe émergée au milieu d’un océan de non-sens. La pensée humaine beigne dans un immense inconscient physique, biologique, pré-psychologique, et est aussi traversée par des idées tronquées ou mal associées. Les conceptions qui postulent que toute idée apparaissant dans la conscience a nécessairement toujours une signification cachée au sein d’un inconscient entièrement intelligible est un présupposé qui mène à une extrapolation abusive de la Causalité et à des pseudo-explications aberrantes comme chez Sigmund Freud[vi].

            Lorsque je peins un tableau et y traduis un sentiment, l’image que je peins exprime une partie de mon être, et contient une information partiellement intelligible, qui influencera les émotions d’autres esprits qui viendront regarder mon tableau; mais dans un futur lointain lorsque ce tableau sera tombé en poussière et que toute civilisation et toute vie aura disparue, aucun effet intelligible de mon œuvre n’aura encore d’effet sur le monde; même si l’impulsion des coups de pinceau que j’avais jadis donné, aura placé nombres d’atomes dans des positions qui auront encore des répercutions sur l’ordre de la matière. Dans cet exemple, on voit clairement que s’il y a a priori des conséquences potentiellement infinies de mes actes sur la configuration future de la matière, il y a en revanche une limite au sens que je peux transmettre. Ce qui est vrai pour le futur de l'influence de mon être est également vrai pour son passé. De la même façon que la signification de mes actions finit par se diluer, même s’il y aura toujours des effets causals non significatifs, l’esprit apparaît d’abord à partir de causes non-significatives, avant que l’intelligibilité n’émerge en lui. L’intelligibilité n’est pas initialement présente dans le corps depuis le stade embryonnaire, mais elle émerge lentement, parallèlement au raffinement continuel de l’appareil conceptuel et de l’apprentissage de sa langue maternelle. Lors de cette genèse, un passage entre le monde physico-biologique et l’ordre humain a lieu, et cette transition produit une irréductibilité du sens à l’échelle humaine. C’est donc abuser de la recherche des causes que de vouloir toujours trouver une explication significative aux caractères humains. Vouloir systématiquement rendre compte de l’essence des choses par une raison du même ordre, c’est là l’erreur fondamentale des théologiens et de tous ceux qui partagent cette façon abusive d’utiliser la Causalité.

            Durant des millénaires, des générations de théologiens ont recherché une raison au nombre de planètes dans le système solaire, alors qu’il n’y a pas vraiment de raison. Démocrite voyait que l’univers est soumis au hasard (de sens) et à la nécessité (mécaniste). Tout a une cause physique, mais il n’y a pas de raison supérieure au nombre de planètes dans le système solaire. Il pourrait très bien y en avoir plus ou moins. Peut-être certains paramètres sont-ils indispensables à l’existence d’une vie évoluée, comme par exemple la présence d’une planète géante pour attirer l’excès de météorites, mais l’essentiel reste le fruit du hasard, ainsi que l’illustre aujourd’hui l’observation d’autres systèmes planétaires. La Causalité physique engendre des objets aléatoirement et les propriétés des choses sont parfois constitutives des choses et ne sont pas à aller chercher dans une quelconque volonté externe. Dans bien des cas, les objets n’ont pas de raison externe d’être ce qu’ils sont, et leur sens n’est réductible qu’à eux-mêmes. Il est donc erroné d’imaginer une complétude préexistante dans le réel, qui les réduirait entièrement aux causes qui les ont produites.

 

            L’Essence Intime des Choses. Une partie du désir de Causalité ne peut être satisfait, car il est illégitime. Trois traits ne font pas un triangle ; et pourtant un triangle n’est formé que de trois traits. Les théologiens s’étonneront éternellement devant le vide conceptuel qui sépare trois traits de la notion de triangle, car la nécessité non-comprise par eux est perçue comme un manque que leur imagination cherche sans cesse à combler, et les amène à imaginer une cause externe au lieu de s’émerveiller devant la perfection de la nécessité interne. L’irréductibilité des propriétés émergentes et supérieures des corps physiques était pourtant déjà été bien perçue par les premiers matérialistes. Lucrèce utilisait l’analogie entre les atomes et l’alphabet pour faire remarquer que si les mots sont tous composés par le même jeu de lettres, chaque mot possède malgré tout “un sens et une harmonie distincte”[vii]. De même, Spinoza prévenait que l’étude de la succession des causes ne permet pas d’atteindre “l’essence intime des choses[viii] et que par conséquent, il nous faut “estimer les choses suivant leur qualité, non suivant l’agent qui les produit[ix].

La conception théologique de la Causalité contient l’idée implicite que l’enchainement des causes transporte le sens des choses. Cette conception erronée appliquée à la conception matérialiste de l’esprit conduit soit à nier la possibilité de la liberté, soit à rejeter l’universalité de la Causalité pour tenter maladroitement de sauver la liberté. Au contraire de la Causalité théologique, le déterminisme physique ne transportant pas toujours du sens, cette Causalité ne fixe pas systématiquement la signification de ce qu’elle touche, et donc les valeurs des objets émergents souvent spontanément comme des propriétés internes des choses. Une fois que la Causalité matérialiste a été intégrée dans sa façon de voir le monde, on cesse de transformer les conditions de possibilités nécessaires en de la prédestination, de l’historicisme ou du prophétisme, et il n’y a désormais plus d’incompatibilité entre une Causalité physique omniprésente et l’existence de propriétés singulières dans les êtres finis, formant le socle d’une liberté individuelle qui se déploie ensuite grâce aux capacités du cerveau humain.

 

La Liberté Quantique ? Contrairement à l’opinion de l’école épicurienne, l’existence d’une indétermination fondamentale dans le mouvement des atomes n’a pas d’impact sur la liberté humaine. La présence d’un hasard véritable au sein de la matière créé une forme de liberté passive qui a certes une implication capitale pour la question du destin, mais elle ne change rien au problème de la liberté humaine. Que l’homme soit formé d’atomes au mouvement déterminé ou indéterminé, l’unicité de chaque esprit est déjà le fruit d’un hasard de rencontre. Comme l’âme matérielle de chaque esprit semble fonctionner ensuite indépendamment de l’existence de cet indéterminisme atomique, qu’un hasard supplémentaire soit présent ou non dans les atomes ne change rien à la liberté des décisions prises par la conscience.

 

La Liberté Transcendante ? Certains critiqueront ma conception de la liberté et affirmeront qu’elle n’est pas la véritable liberté, mais seulement l’indépendance du sujet, car l’individu n’a pas choisi qui il est. Il n’a pas un pouvoir absolu de se déterminer soi-même. J’accorde que celui qui essaie de se changer soi-même, ne peut le faire qu’à partir de ce qu’il est déjà. Au mieux, il développera sa conscience d’être conscient, mais il ne sortira pas de lui-même. Certains cherchent donc une liberté supérieure, en imaginant l’existence d’une sorte de force transcendante que jamais rien n’aurait déterminée et qui aurait tout pouvoir. Ainsi à la suite de sa troisième antinomie, Kant prétend fonder la liberté humaine en invoquant une cause incausée provenant d’au-delà de l’espace et du temps. Normalement, je devrais immédiatement rejeter une telle élucubration au nom de l’universalité du principe de Raison et m’interdire de la discuter, sans quoi tout discours et toute critique que l’on peut en faire perd sa légitimité, mais par curiosité j’accepte de mettre un temps de côté mon principe fondamental, afin d’aller explorer les éventuelles ouvertures offertes par une telle étrangeté. Essayons donc d’imaginer, au-delà de la nature, une cause incausée qu’absolument rien n’aurait déterminé et qui pénétrerait jusque dans mon esprit pour me rendre libre. Si cette cause est une entité, que jamais rien n’a déterminé en aucune manière, pas même ses propriétés internes, elle serait donc un indéterminisme absolu. Cette liberté s’apparente donc à du hasard total. Pour autant que je sois parvenu à m’imaginer une cause incausée transcendant la nature, tout ce que j’ai pu entrevoir dans cette absurdité, c’est qu’elle n’introduirait finalement qu’une forme de hasard dans le monde physique, comme le fait déjà le mouvement aléatoire des atomes imaginés par Epicure et décrits par la physique quantique, et qui ne changent d’ailleurs rien à la question. Je ne vois donc pas en quoi cette cause incausée apporterait une plus grande liberté à l’individu.

Voyez donc que la dignité de l’être humain ne gagne rien à fuir le monde matériel pour aller se réfugier dans de pareilles inepties. Au contraire, nous nous perdons à sacrifier notre Raison pour crédibiliser des fables aussi inintelligibles. Comme l’essentiel des autres idées défendues dans cet essai, mes conceptions n’ont rien à envier à celles des spiritualistes, des mystiques et des adversaires du matérialisme en général. La plus grande liberté imaginable est celle dont je viens d’esquisser le fonctionnement sur des bases strictement rationnelles, avec des concepts compatible avec les sciences contemporaines.

 

Jugement Morale et Libre-Arbitre. Certains objecteront que, malgré tout, la dignité de l’être humain est affectée, car sans liberté transcendante, nous ne devrions pas avoir plus d’admiration pour un génie que pour un ignorant, qui n’est pas plus responsable de qui il est. D’après eux, si j’étais cohérent, je ne devrais pas plus en vouloir à un criminel qu’à une inondation.

Remarquons déjà que même si cette équivalence était vraie, cela n'enlèverait rien au fait qu’il faudrait isoler les criminels, comme il est nécessaire de fabriquer des digues, pour se prévenir des inondations. Ensuite, il est vrai, qu’une vision naturaliste de l’âme humaine où il n’y a pas de bien, ni de mal absolu, qui s’incarne dans les individus, pour en faire des anges ou des démons, prévient les excès puritains inspirés par les morales théologiques. Personne n’a choisi qui il est, donc l’individu n’est pas lui-même responsable de sa nature profonde ; mais en même temps, il est aussi irréductible à cette nature. Il porte une valeur propre dont il n’y aurait aucun sens à vouloir l’expliquer ou l’excuser par l’argument des causes extérieures. Le cœur de chaque individu est une entité complète sans un processus significatif en amont. La seule manière de le voir, c’est de le regarder comme une entité absolue. Ainsi, tout en disqualifiant la culpabilité et le repentir infini, nous pouvons regarder le monde en naturaliste, constatant qu’il existe de belles d’âmes, d’autres moins belles, et cette seule observation justifie une appréciation morale différente entre les catastrophes naturelles et les plus affreux des hommes.

En effet, un ouragan ou un virus mortel n’est pas un mal en soi mais seulement une rencontre fortuite et malheureuse avec l’ordre humain. En revanche, la nature produit des esprits dont le sentiment de soi impuissant les prédispose aux plus basses œuvres, indépendamment de leurs histoires et des rapports ponctuels qu’ils entretiennent avec l’ordre extérieur. Bien que la conduite de tout individu dépende grandement du contexte socio-historique dans lequel il naît et évolue, la théorie de la liberté exposée ici indique que nos actes et nos sentiments manifestent, au moins en partie, notre liberté intérieure, car le sentiment de soi participe activement à la formation de nos choix. Elle prédit donc que même si l’on vous faisait naître et grandir dans un contexte socio-historique absolument identique à celui d’un héros ou d’un tyran connu, vous n’auriez certainement pas réalisé les mêmes bienfaits/méfaits que lui. Un vice profond dans la nature de certains êtres est vraisemblablement la source de leur surprenante volonté de se venger du réel, qui se manifeste par ce plaisir gratuit de martyriser un inconnu ou de se faire souffrir eux-mêmes. Ainsi, l’aversion que l’on peut parfois ressentir vis-à-vis de certains individus n’est peut-être pas toujours injustifiée. La contrepartie est aussi vraie, et l’admiration que suscitent certains génies tient à quelque chose qui dépasse les seules circonstances ayant contribuées à leur grandeur. Nous sentons qu’elle provient viscéralement de leur liberté intérieure, c’est-à-dire de leur essence profonde et singulière. Par sa conscience de soi, chaque esprit fait vivre une nature propre que tout autre est libre de juger selon les désirs qu’elle produit. Ainsi, il me paraît légitime d’admirer la grandeur d’âme de ceux que l’on perçoit comme des génies moraux et d’éprouver de l’aversion pour la faiblesse humaine. En conclusion, vous pouvez constater que la liberté matérialiste possède bien les qualités d’une authentique liberté, avec toutes ses conséquences morales pour la dignité humaine.

d'après un extrait de l'Amour de la Raison Universelle




[i]. A propos des particularités individuelles de l’âme matérielle, voir Lucrèce (Chant III, 307-322). Voir aussi Démocrite (DK A-CIVa; EP p452).

[ii]. § Muotri et al. Somatic mosaicism in neuronal precursor cells mediated by L1 retrotransposition. Nature. 2005 Jun 16;435(7044):903-10.

[iii]. § Tonegawa S. Somatic generation of antibody diversity. Nature. 1983 Apr 14;302(5909):575-81.

[iv]. § Wong et al. Phenotypic differences in genetically identical organisms: the epigenetic perspective. Hum Mol Genet. 2005 Apr 15;14 Spec No 1:R11-8.

[v]. § Srihari et al. Discriminability of fingerprints of twins. Journal of Forensic Identification. 2008;58(1):109-127.

[vi]. Voir par exemple sa pseudo-explication des "1 florin 50 kreuzer les trois". Sigmund Freud, Sur le rêve", VII, III.

[vii]. Lucrèce, Chant I, 823-829.

[viii]. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, XIV, 101.

[ix]. Spinoza, lettre n°21, à Blyenbergh.

         

        ► Présentation Générale de l'essai: « l’Amour de la Raison Universelle »

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