l’Amour de la Raison Universelle
Présentation
De Platon et Aristote, avec leur cause incausée, à Emmanuel Kant et ses soi-disant contradictions de la Raison pure, la pensée dominante considère que le principe de Raison est limité. Dans les pas de Démocrite, Epicure, Spinoza, Einstein... cet essai élève au contraire la Raison ou Causalité universelle au rang de fondement absolu de la réalité et l'étend, sans limites, à tout le cosmos. En me basant sur les avancées scientifiques les plus récentes, je reformule l’explication complète à l’existence du réel: de l’origine des mondes aux plus subtiles facultés de l'esprit humain. Brisant les paradoxes métaphysiques réputés insolubles, mes pensées pénètrent alors la cause secrète de toute chose et raniment un courant philosophique millénaire.
Le rationalisme intégral a presque toujours effrayé les êtres humains. A première vue, le monde matériel décrit par la science nous condamne à périr, rend la liberté impossible et ignore le sens de toute valeur. Incapable de relever le défi que représente notre condition, Platon rejeta les philosophes de la nature, et depuis, la majorité des dits “philosophes” l’a suivi en se réfugiant dans diverses formes intellectualisées de spiritualisme. A l’autre bord, d’autres se contentent de l'apparence des choses et oscillent entre scepticisme, relativisme et fatalisme. Contre ces deux impasses, je me suis mis en quête de la vraie sagesse, celle qui refuse à la fois de fuir devant le réel, et de renoncer aux plus précieux élans de mon cœur. A l’évidence, l’origine de la réalité, le sens de la vie et le tourment de la mort n’ont toujours pas trouvé de réponses claires et cohérentes, nous réconciliant totalement avec le réel, et en même temps capables de nous convaincre de leur véracité, au point qu’elles sont embrassées par tous les amis de la vérité. Malgré quelques rares génies qui ont jadis touché cette philosophie ultime, de sublimes réponses aux grands problèmes de l’existence n’ont toujours pas été clairement annoncées. Constatant ce vide, je me suis mis en quête de les trouver pour moi-même. Après de longs efforts, je suis aujourd’hui parvenu à un niveau de cohérence dépassant toutes mes espérances initiales. Je vous offre ici la chance de découvrir des hauteurs insoupçonnées.
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L’Amour de la Raison Universelle
I – Introduction
une proposition d’explication à la totalité du réel
II - Philosophie
une consécration du rationalisme intégral
III - Commentaires
une discussion pour approfondir
Tout homme a besoin de savoir pourquoi il existe. Malheureusement nous naissons seuls et ignorants. Nos existences nous sont incompréhensibles. Elles sont de brèves irruptions dans un monde que nous ne connaissons pas. Pour survivre, nous nous laissons guider par des conventions imposées. Nous nous rattachons aux croyances inventées par nos ancêtres. Ces fables mettent un terme aux questions sans réponses. Elles nous disent quoi penser et comment nous comporter. Elles nous réconfortent de l’inconnu. En contrepartie, nous devenons leur prisonnier. Beaucoup d’entre nous se croient capables de reconnaître la vérité. Pourtant, bien qu’elle soit si souvent éclatante, peu savent l’adopter. Chacun porte en lui son image du monde. Elle est beaucoup trop ancrée pour être modifiée par une lecture, une conversation, ou une expérience. Elle est inscrite profondément en nous-mêmes. Elle est rattachée à notre sentiment d’identité ce qui nous empêche trop souvent de nous corriger. L’être humain ne peut s’approcher trop près du trou noir autour duquel gravitent les fausses certitudes de son temps, et qui finiront, un jour, par s’y engouffrer et disparaître. Demain, comme hier, une prise de conscience nouvelle engendrera par réaction, une génération d’hommes libérés des croyances, valeurs et espérances actuelles, mais qui serra à son tour enfermée dans un nouveau cercle de préjugés tout aussi historiques et circonstanciels. La conscience humaine ordinaire est si fortement prisonnière des catégories empiriques de la vie sociale, qu’elle ne peut s’extraire des dogmes de son environnement, sans quoi elle se détruirait complètement, et il n’y aurait même plus de “je” pour constater le nouvel ordre des choses.
Consterné par les mensonges des hommes envers eux-mêmes, j’ai su résister à leur emprise. Néanmoins, sans base pour appréhender la réalité, je me suis complètement effondré. Perdu avec moi-même, dépourvu de tout repère, plus rien n’avait alors de sens. Je me suis détaché de mes propres émotions, auxquelles je ne faisais de toute façon plus confiance. J’ai lentement sombré dans une désorientation totale où j’ai fini par douter de la réalité de ma propre existence. N’ayant plus peur de ce que je pouvais rencontrer, je me suis mis à accepter tout ce qui arrivait face à moi. Les derniers sens qui me retenaient encore cédèrent. Ne cherchant plus à fuir le réel, je reconnus d’autant plus facilement ma triste condition. Je vis le non-sens de mon existence, et compris pourquoi tant d’hommes ferment les yeux pour survivre. Totalement immergé dans ce désespoir, je sentais progressivement s’éteindre mon envie de vivre en ce monde. Aucune fable ne m’avait charmé. Rien ne semblait pouvoir me réconcilier. Je décidai de demeurer malgré tout ici encore quelques temps pour approfondir ma compréhension des choses, et voyais ces sentiments se renforcer jusqu’à cet instant de clairvoyance où j’ai ressenti la contradiction que je venais de soulever ! Si je ne suis qu’une poussière insignifiante, dont l’existence est absurde, il y a malgré tout quelque chose en moi qui déplore ce sort. En effet, si je n’avais pas vu ce monde, je l’aurais rêvé différemment. Ma déception peut-elle être le signe que ma condition n’est pas ma finalité ? Pendant longtemps, je n'ai pas pu mettre de mots sur ce que je ressentais. Doutant fortement de mes propres sentiments, je voulais d'abord comprendre ces forces qui me guident. J'avais besoin de savoir si je pouvais leur faire confiance. Cependant, comme je n'avais plus rien à perdre, je décidai de braver tous ces doutes, et j'ai donc choisi de donner toute sa chance à ces mystérieuses impressions... Là, j’ai fini par déduire que tout autour de moi semblait s’opposer à un idéal perdu, inaccessible, irréalisable, mais qui existait malgré tout au fond de mon cœur.
J’examinais ce qui me terrassait, sans réel espoir d’y réchapper. A
côté, je voyais la plupart des autres hommes s’employer à fuir des
vérités qui les avaient eux-aussi condamnés. Je les regardais s’agiter
en tous sens, sous le coup d’une susceptibilité qui révélait leurs
peurs cachées et leurs désirs refoulés. Moi, je n’avais pas fui.
J’avais, non sans tristesse, mais calmement et honnêtement reconnu que
la réalité anéantissait presque tous mes rêves.
Là, des tréfonds de la désolation, je découvrais un sentiment étrange.
Un sentiment insaisissable au début, tellement il est inattendu en ce
lieu. Il me fallut du temps pour réaliser. Dans ce moment que tous
redoutent et fuient à tout prix, je me sentais envahi d’une immense
joie. Contre le souffle destructeur qui aurait dû m’anéantir, une
puissance émanait de mon âme. Quelque chose en moi n’avait pas été
vaincue. Quelque chose en moi était invincible. L’amour de la sagesse
venait d’éclore en mon cœur, et il était plus fort que n’importe quelle
déception que pouvait m’infliger la réalité. Dans ma bulle consciente,
je contemplais mon être et éprouvais plus de plaisir à me sentir
moi-même, que n’importe quel échec imposé par le monde extérieur. Au
contraire des âmes vaincues qui s'accommodent avec les choses,
j’éprouvais plus de tristesse à l’idée de renoncer à moi-même qu’aux
déceptions que je devais affronter. Je ne pouvais me renier. Je ne
pouvais troquer ma complète sincérité intellectuelle et sentimentale
contre la renonciation fataliste ou le réconfort des mensonges. Ce
monde pouvait bien m’écraser, ma Raison intime demeurait en mon cœur.
Le sort pouvait bien broyer mes rêves, mes désirs résistaient
intérieurement au choc qui aurait dû les anéantir.
Ma conscience pleinement réaffirmée de moi-même venait d’éclore véritablement. Mon sentiment d’identité renaissant n’était désormais plus fortement lié à aucune émotion, souvenir, amour, idée… qu’à la complète sincérité de mon âme. Si des cataclysmes devaient à nouveaux se produire dans mon existence, je verrais peut-être la part contingente de mon identité mourir encore une fois au cours de cette même vie biologique. Je savais désormais que du fond de mon cœur, une inexorable puissance me ferra renaître sous de nouveaux augures.
C’est ainsi que là où le commun des hommes ferment les yeux sur leur sort, et renoncent avant même d’avoir vraiment compris ce qu’est la réalité, je vivais désormais avec la conviction de posséder quelque chose de très précieux, enfouie, et qui pouvait peut-être tout changer. Au contraire de l’impuissance existentielle qui mène à l’impuissance fataliste sur les choses, mon cœur d’homme libéré du poids de sa condition se voyait repousser ses espoirs au-delà des limites conventionnelles. Mon sort n’ayant pas réussi à me faire renoncer à mes désirs les plus intimes, dès lors, je pressentais que ma volonté surhumaine me donnerait la puissance de découvrir là-bas, très profondément caché dans les secrets de la vérité, le moyen de renaître et de me réaliser plus grand encore que tout ce qu’il m’était possible d’imaginer.
La compréhension limitée de la véritable nature des choses auquel je parvenais m’indiquait que la discorde entre mes aspirations d’esprit libéré et la condition offerte par cet univers matériel ne provenait pas nécessairement d’une incompatibilité définitive entre ces deux entités, mais pouvait résulter d’un simple inachèvement. La nature n’est pas contre l’être humain. Elle l’ignore. L’univers n’a pas été bâti pour nous déplaire. Il n’a tout simplement pas été conçu pour nous. Cette nuance a une conséquence fondamentale: parmi les innombrables possibilités réalisables, il pourrait en exister une ou plusieurs qui satisfassent complètement mes aspirations. Je ne suis pas né dedans, car aucune force naturelle ne cherche à m’y conduire, et tant que je ne connaîtrai pas mieux la réelle nature des choses, rien ne me dit que la réalité ne contient pas depuis toujours des trésors cachés dont j’ignore simplement l’existence. Etant donnée l’indifférence des lois naturelles à mon égard, l’existence d’un “paradis” réalisable, voire déjà réalisé, ne m’est aucunement garanti, mais inversement, je ne peux pas non plus l’exclure. Seule une compréhension avancée des secrets de l’univers pourrait me permettre d’approcher les réponses à ces questions cruciales. Avant donc de tenter de résoudre ces problèmes, il me faut déjà essayer d’en savoir plus sur l’essence de la réalité. Il me faut comprendre la véritable nature des choses, en me forgeant la meilleure explication possible à la totalité du réel.
Le mot “raison”, avec un “r” minuscule, sera employé comme synonyme du mot cause. Une raison peut être une cause logique, une cause physique, une cause psychologique ou encore une cause existentielle. En effet, une cause pour laquelle un individu veut vivre est une raison d’être, c’est-à-dire un but dont il désire être l’une des causes ou raisons qui contribueront à sa réalisation.
Par “Raison”, avec un “R” majuscule, j’entends la Causalité logique. Par “Raison humaine”, j’entends la capacité de notre esprit à utiliser la Causalité, c’est-à-dire notre pouvoir d’établir des relations causales pour penser, juger, désirer et agir rationnellement. La Raison humaine désigne donc les facultés intellectuelles de l’être humain.
Par “principe de Raison”, j’entends le principe de Causalité logique, autrement dit le principe du calcul et du raisonnement. Par exemple, le principe de Raison est ce pourquoi 1+1 est égal à 2 et pas à 3 (le mot “raison” provient du latin “ratio” qui signifie calcul).
Par “Raison universelle”, je désigne la situation où le principe de Raison s’applique à absolument tout: à la conscience, à l’univers, à la métaphysique et même au-delà s’il devait y avoir lieu. Cette position fait du principe de Raison la loi la plus fondamentale que rien ne peut jamais ébranler. La Raison universelle implique la rationalité intégrale du réel, c’est-à-dire l’existence de liens entre toutes les choses existantes, de telle sorte que rien n’est jamais sans raison, mais que toute chose possède toujours une cause, au moins logique, qui rend compte du fait qu’elle est ainsi et pas autrement. Le concept de “Raison universelle” s’oppose à celui de “Raison limitée” véhiculé par les sceptiques et les théologiens qui réduisent la Raison à une simple faculté humaine nous permettant d’ordonner les phénomènes, mais qui supposent que les fondements de la réalité ne sont pas totalement soumis au principe de Raison.
Paradoxe d’Ouverture. Le principe de Raison proclame que toutes les choses ont une cause. En vertu de cette loi, rien ne saurait exister seul, uniquement parce qu’il est. Toute chose découle d’une autre qui lui est extérieure.
Cet énoncé est malheureusement confronté à un grave problème. Par définition, l’univers contient tout. Si, rien ne peut être en dehors, rien ne peut le soutenir. Si l’univers n’a pas de raison indépendante d’exister, le néant absolu aurait dû combler l’éternité. Pourtant, une réalité a émergé. Chacun peut s’en rendre compte. La réalité est peut-être très différente de l’image que nous nous en faisons, mais nos existences témoignent d’une certaine forme de présence, définitivement incompatible avec une totale inexistence.
Ainsi, puisqu’un monde existe, certains en ont conclu que le principe de Raison n’était pas universel. Là où il se serait éteint, notre univers aurait émergé. Selon eux, tout est, depuis, devenu relatif. Le sens même des choses est circonstanciel. Ce qui est pour les uns, n’est pas pour les autres. Ce qui se passe pour vous, ne se passe pas nécessairement pour moi. Tout et son contraire se seraient déjà produits. Tout et son contraire se vaudraient également. Sans référentiel absolu, le relativisme intégral décompose la réalité qui s’autodétruit. Sans support universel, le sens même des mots disparaît. Aucune vérité absolue ne peut exister. La vérité n’est même pas terrestre, et toutes les questions que nous nous posons resteront à jamais sans réponses.
Tel est pris qui croyait prendre ! Le raisonnement que vous venez de lire s’applique également à lui-même. Il prétend montrer qu’aucune vérité absolue ne saurait exister, alors même qu’il avance l’affirmation suivante: “aucune vérité absolue ne peut exister”. Bien que le cheminement qui nous a conduits jusqu’à cette conclusion vous paraisse peut-être valide, si la Raison est morte, toute déduction causale n’est que pure chimère et par conséquent même cette simple conclusion ne saurait être universellement énoncée.
Tel est pris qui croyait prendre encore une fois ! L'absence de vérité empêche toute forme de conclusion. Toutes les phrases que vous venez de lire outrepassent leur droit, ainsi que celles que vous êtes en train de lire ! Je ne peux plus rien vous dire et je n’ai pas le droit de dire que je ne dis rien. Où suis-je ? Tout est complètement bloqué.
Celui qui souhaite sortir de cette spirale d’autodestruction infernale se doit de reconnaître l’universalité absolue du principe de Raison. Etant incapable de réfuter, ni de démontrer formellement l’omniprésence de ce principe, j’observe que seule la reconnaissance préalable de son universalité garantit une signification minimale au réel. Aux portes de la logique rationnelle, toute forme de réalité s'éteint, même la plus extrême. Au nom de l’existence d’au moins une certaine forme de réalité, je n’ai d’autre choix que d’admettre l’universalité du principe de Raison. Si l’esprit humain veut pouvoir penser la réalité, il se doit d’abord de tenir le principe de Raison pour un absolu.
Un Mystérieux Support. A
cause du principe de Raison, l’univers ne saurait exister seul, sans
raison. Aussi, je me dois de supposer l’existence de ce que
j'appellerais, pour le moment, un “support” aux raisons de ce monde. En
effet, si tout dépendait de l’univers et s’il n’existait pas un absolu
qui lui soit “extérieur” pour fonder et garantir la Causalité, alors le
sens des choses disparaîtrait, et tout sombrerait dans la spirale
d’autodestruction à laquelle nous nous sommes heurtés. Si par le passé,
ce support avait cessé d’être ne serait-ce qu’un bref instant, la
réalité aurait disparu à jamais. Tout ne peut être remis en cause. Quel
que soit le véritable visage de l’univers, aussi tordu que vous
puissiez l’imaginer et bien plus encore, cet univers sera soutenu par
un socle indépendant ne serait-ce parce qu’il existe ; et même si
celui-ci n’existait pas, une chose immuable définirait l’état stable
“ne pas exister”. Malgré et contre tout, une garantie à l’universalité
du principe de Raison réside nécessairement dans les fondements de
toute réalité. Avec ce mystérieux support, l’univers n’est plus seul.
Un socle extérieur et indépendant soutient désormais le réel. Il y a
quelque part une entité éternelle et irréductible qui donne cours aux
choses. Quoi que vous soyez, même si ce monde n’est pas ce que nous
croyons, même si je ne suis pas ici, que je n’ai pas vraiment écrit
cette phrase et que vous ne la lisez pas tout à fait en ce moment, une
entité absolue demeure malgré tout. Sans elle, rien ne peut être et
rien ne peut ne pas être. Sans elle, les mots perdent toute
signification, les choses deviennent plus floues que des mirages, la
réalité tombe plus bas que le néant. Grâce à ce support, la vérité
absolue existe, ce qui m’autorise à rechercher la nature et la
signification de mon existence.
Depuis la nuit des temps, les hommes ont admis qu’il existe une chose
qui soutient leur monde. Ce support qui maintient tout en place, ils
l’ont appelé Dieu. Une grande partie de la confusion qui entoure l’idée
que les hommes se font habituellement de Dieu vient du fait que pour
beaucoup l'arbitraire n'est pas irrationnel, et qu’un support
arbitraire est envisageable, voire nécessaire. Monumentale erreur ! Une
chose arbitraire n'a pas de cause. Elle est donc contraire à
l’universalité du principe de Raison... universalité qui est nécessaire
pour sauver la réalité. En effet, si le support de notre univers était
quelque chose d'arbitraire, cela impliquerait qu'il existe un “lieu” où
la Causalité n’est plus respectée. Afin que le support arbitraire reste
en place et que tout ne finisse pas dans le chaos infini et
indescriptible, il se doit d'y avoir “une force”, qui s’apparente en
fait à une raison, pour maintenir le premier support. On peut continuer
longtemps comme cela à repousser le problème en créant des dieux dans
les dieux, mais on ne formera pas de support absolu. Si l'on veut
échapper au gouffre, on est contraint d'admettre que curieusement la
raison de l’existence du socle du réel est le socle lui-même.
Je viens de rejeter la thèse du support arbitraire pour défendre celle du support totalement rationnel. J’admets avoir troqué une incohérence contre un mystère brumeux. En effet, comment ce mystérieux socle fait-il pour se contenir et se soutenir lui-même, sans pour autant violer le principe de Raison ? A peine dissipés, les paradoxes resurgissent de plus belle. Cependant, si vous acceptez de faire encore un bout de chemin avec moi, je vous montrerai qu’ils ne sont pas invincibles. Pour cela, il va nous falloir percer le fond du secret, et alors vous verrez, tous les paradoxes se dissiperont.
Avec l’universalité du principe de Raison gravé dans le socle du réel, l'irrationnel sombre dans l’impossibilité d’exister. Toute chose se doit d’avoir une cause. Rien ne peut exister arbitrairement. Par conséquent, l’état originel de l’univers ne pouvait être que le néant le plus absolu. Fermez vos yeux et essayez d’imaginer ce qu’il y avait avant la naissance de tout. Vous voyez des espaces noirs, infinis entièrement vides. Vous pouvez atteindre un état encore plus reculé. Supprimez l’espace et le temps. Imaginez un vide absolu, où tout le volume est confiné en moins d’un point et où le temps ne s’écoule pas. Vous commencez à percevoir ce qu’il y avait avant la naissance de tout. Il n’y avait qu’un vide étrange que j’appellerai le non-néant. Le non-néant est le seul point de départ possible à l’univers. Tout élément arbitraire défie le principe de Raison, or ce principe ne peut être transgressé sans détruire l’essence de la réalité.
Ce raisonnement nous ramène devant notre paradoxe millénaire. D’une part, l’origine de tout ne pouvait être qu’un néant absolu qui ne contient aucun élément arbitraire ; d’autre part, un support se doit d’être immuable et éternel afin de fonder et garantir la Causalité. Ainsi, les croyants proclament qu’un Dieu externe, transcendant, est nécessaire sans quoi l’univers ne peut ni exister, ni perdurer, et les athées rétorquent que ce type de Dieu est une notion arbitraire et irrationnelle, qui viole le principe de Raison, et détruit de fait toute tentative d’explication ou même de représentation du réel par la pensée humaine.
Ce paradoxe a traversé les siècles. Il admet pourtant une solution. Puisque Dieu ne peut pas avoir été engendré, ni ne peut non plus exister arbitrairement, sans cause, le “support” de l’univers ne peut être que spontané, nécessaire et immanent à la réalité. Si le non-néant est le point de départ à toute forme de réalité, celui-ci doit déjà contenir des lois irréductibles et parfaitement nécessaires, qui n’ont pas besoin de créateur pour exister et qui sont capables de donner naissance à notre monde.
Logique et Nécessité. Nous avons parfois l’impression que la nature a décidé que 1+1 = 2 et pas 3 ou 4. Ce résultat nous semble déterminé, comme si une instance supérieure avait dicté le principe de l’addition parmi les lois de la nature. Plaçons deux billes dans un sac. Pour compter le nombre de billes, nous effectuons 1+1 et nous trouvons 2. En fait, si vous y réfléchissez bien, vous réaliserez que ce résultat ne peut pas être différent. L’addition n’est pas un processus. “1+1” et “2” désignent tous deux la même chose: le nombre de billes dans le sac. Il n’y a pas besoin d’instance supérieure. Par conséquent, même dans l’univers le plus chaotique imaginable, 1+1 sera égal à 2. L’addition n’est pas vraiment une loi, puisqu’elle ne peut être différente. L’addition nous apparaît comme une loi, mais en réalité c’est une évidence d’une telle simplicité qu’elle n’a besoin de rien pour s’exercer.
De la même façon, le théorème de Pythagore est un principe logique universel. Contrairement à l’addition qui est facilement compréhensible, cette loi nous est beaucoup moins familière. Nous avons besoin de l’exprimer à l’aide d’une phrase et de l’apprendre par cœur. Pourtant, de la même façon que 1+1 et 2 sont les deux noms d’une même réalité, dans un espace plat, “le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des côtés de l’angle droit” est synonyme de triangle rectangle.
A première vue, nous trouvons certaines lois arbitraires car elles ne
nous sont pas naturelles, mais en fait, ce ne sont que des points de
repère découverts par nos ancêtres pour contenir les contradictions de
la pensée humaine. Ces lois apparaissent seulement à l’homme lorsqu’il
se retrouve confronté à l'impossibilité des absurdités qu’il est
capable d’imaginer. Ces principes logiques universels n’ont pas besoin
de créateur pour exister. Leur évidence résout le mystère de leur
origine. Leur spontanéité leur permet de s’exercer partout depuis
l’éternité. La simplicité logique de certains axiomes mathématiques est
si profonde qu’elle les rend indémontrables. Pourtant, leur puissance
de vérité ne connaît son pareil dans et au-delà de l’univers. Nous
voilà face au fond du secret. Ces principes logiques universels ne font
qu’un avec le mystérieux support qui maintient la réalité en place.
Comme la logique rationnelle est l’expression naturelle du principe de
Raison, elle n’a besoin d’aucun socle pour se fonder et s’imposer
universellement. Elle se suffit à elle-même. Voilà le visage de
l’énigmatique support, indépendant de tout, qui seul orchestre la
réalité. Dieu est le principe de la logique mathématique. Dieu est le
principe de Raison.
L’entité qui soutient l’univers, étant simplement le principe de
Raison, une chose irrationnelle ne peut pas exister dans la réalité,
mais uniquement dans la confusion de la pensée humaine. Lorsque nous
regardons notre monde si parfaitement construit, si merveilleusement
organisé, certains ressentent la présence d’une chose incompréhensible
et inimaginable qui surpasse l’entendement humain. De la même façon que
l’égalité logique entre le concept de triangle rectangle et le théorème
de Pythagore ne nous est pas innée, nous ne voyons pas le lien entre le
néant originel et le monde dans lequel nous vivons. Lorsque nous
observons le ciel bleu, les étoiles, l’océan… nous restons émerveillés
et stupéfaits. Nous nous demandons pourquoi le ciel est bleu et pas
vert ? Pourquoi la Terre est ronde et pas plate ? Nous nous demandons
pourquoi les choses sont telles qu’elles sont, car nous sommes capables
de les imaginer autrement. Nous nous demandons pourquoi 1+1 = 2, car
nous sommes capables d’imaginer 1+1 = 3.
L’universalité du principe du Raison implique l’existence partout de liens logiques qui font que les choses ne peuvent être différentes de ce qu’elles sont. La quête de la science est de montrer que les apparents phénomènes incompréhensibles sont en fait des conséquences plus ou moins évoluées de principes logiques universels. Ces principes s'exerçant partout et pour l’éternité, les démonstrations que nous établissons grâce à eux ne sont pas des descriptions relatives à l’esprit humain, mais les voies sous-jacentes par lesquels un élément est jadis apparu à partir du non-néant. Ainsi, aussi complexes que soient les choses que la nature ait engendrées, elles possèdent toutes une explication rationnelle.
A l’origine, le non-néant était donc beaucoup plus complexe que ce que nous avions initialement perçu. Il contient une infinité de principes logiques mathématiques éternels. Ces lois ne sont pas des principes imposés, mais seulement une simple description de la logique inéluctable. Par conséquent, l’arbitraire entourant les lois de la nature est une illusion humaine. La seule règle gouvernant le réel est d’être ce qui est logiquement possible. Munis de cette compréhension, nous pouvons résoudre le mystère de l’origine de tout: l’univers est l’expression naturelle de la logique universelle qui contient l’océan infini des possibilités... et nous sommes l’une de ces possibilités.
Transporté par son imagination débordante, l'homme rêve de choses arbitraires ou contradictoires et ne comprend pas pourquoi ces choses n’existent pas. Ignorant les liens logiques qui lui révéleraient que les choses ne peuvent être différentes de ce qu’elles sont, et oubliant trop vite qu’il ne perçoit qu’une infime partie du cosmos, l’homme ne parvient pas à ressentir le réel comme nécessaire. Perdu, il cherche désespérément un impossible créateur. Comprendre l'origine de la réalité est finalement une difficulté plus psychologique que scientifique.
Paradigme Matérialiste. Cette vision esquisse un chemin rationnel à nos origines. Elle n’est cependant pas encore tout à fait satisfaisante. S’il est désormais clair que certaines évidences ne nous sont pas innées et nous font voir des phénomènes magiques incompréhensibles là où il n’y a que des conséquences logiques inéluctables, les principes logiques universels dissimulent-ils pour autant toute la richesse et la diversité de notre monde et de nos pensées ? Comment d’ailleurs la pensée pourrait-elle émerger d’un non-néant dirigé par des principes mathématiques ? L’immense difficulté de compréhension qu’il nous reste à éclaircir ne réside pas tellement dans le point de départ du réel, mais dans le détail des processus qui, partant du non-néant, ont conduit jusqu’à l’esprit humain et à son imagination débordante, capable de nier la logique rationnelle et de ne pas comprendre l’origine pourtant simple, naturelle et inéluctable de toute chose et de lui-même.
Entre l’esprit humain et de simples théorèmes mathématiques, il semble y avoir un abîme infranchissable. Pourtant, de spectaculaires transitions se produisent régulièrement devant nos sens ébahis. Lorsque vous étiez enfant vous avez surement fait l’expérience de mélanger de la peinture bleue avec de la jaune et eu la surprise de voir le vert apparaître ! A priori, rien dans l’observation préalable du bleu et du jaune ne laissait présager un tel phénomène ; ni non plus dans l’observation du vert qui semble une entité irréductible, alors que cette expérience montre qu’il est en fait une entité construite. Ce même étonnement resurgit avec l’utilisation d’enregistreurs audio numérique, lorsque l’on prend conscience que cela implique que toute la diversité des sonorités, instruments, voix, mélodies, musiques possibles est donc réductible à une simple suite de 0 et de 1. Pareillement, l’étude des organismes biologiques nous apprend que des séquences monotones et linéaires d’acides aminés se replient à chaque instant en des complexes catalysant des réactions chimiques spécifiques, qui gouvernent le métabolisme de tous les êtres vivants. Soumis à une nécessité aveugle, des éléments simples peuvent en se combinant, faire émerger des propriétés supérieures. Lorsque certains seuils d’organisation sont franchis, de nouvelles notions qui n’avaient aucune signification auparavant prennent tout à coup sens. Ces extraordinaires, et pourtant parfaitement naturelles évolutions ne rendent plus irrationnelle la métamorphose d’un néant mathématique en univers matériel, de la matière inerte en êtres vivants et des êtres vivants en individus conscients de leur propre existence. Voilà rapidement tracé la manière dont j’entends maintenant vous proposer une explication rationnelle à l’origine de tout. Voilà, l’esquisse du pont logique qui relie le non-néant à notre monde.
Mes pensées sont incertaines. Elles proviennent de mon esprit, et je sais mon esprit faillible. Il s’égare souvent dans des erreurs de logique. De plus, rien ne m’assure qu’il maîtrise les bons concepts, ni qu’il soit assez puissant pour relever tous les défis, ni non plus que je sois assez libre pour parvenir à certaines conclusions. Je pourrais être en train de nager dans un océan d’erreurs et d’illusions, incapable de comprendre ce qui se passe vraiment. La validation de certaines idées par la science conforte mon sentiment d’être sur le chemin de la vérité. Elles font reculer ce doute affreux. Malheureusement, en aucun cas elles ne pourront le faire complètement disparaître. La certitude de la vérité absolue n’est pas accessible à l’esprit humain. C’est là une limitation intrinsèque à notre condition.
Je dois donc me contenter de la meilleure vérité présente. Ma conscience de moi-même implique nécessairement la présence d’une certaine forme de réalité... réalité que je ne saurais penser sans l’universalité du principe de Raison. Tant que l’on considère la logique rationnelle comme une simple faculté de la pensée humaine, on la supposera limitée et probablement incapable de nous révéler les secrets cachés du réel. En revanche, à partir du moment où l’on reconnaît l’universalité du principe de Raison, alors la vérité absolue existe, et se conquiert si nos pensées s’accordent pleinement avec ce principe ultime. La pensée rationnelle devient alors une lumière divine qui nous illumine le fond des choses. Toutes les lois de la nature étant des états complexes de la logique rationnelle, en étudiant toutes les possibilités offertes par la Raison pure, une très grande intelligence pourrait découvrir l’ensemble des lois de la nature, et sans être elle-même totalement certaine des résultats de sa propre pensée, avoir malgré tout saisi l’entière nature des choses.
L’histoire qui va être présentée maintenant expose une telle tentative. Les trois chapitres qui vont suivre sont une anticipation de ce à quoi pourrait ressembler cette explication finale à nos origines. J’ai essayé de m’approcher au plus près de cette connaissance ultime, toutefois les limites de notre compréhension actuelle m’ont forcé à emprunter des théories scientifiques non-confirmées, et à réaliser de nombreuses conjectures. Si aujourd’hui, cette tentative de cerner l’explication finale à nos origines a toutes les chances d’être au moins inexacte sur certains points, alors me demanderez-vous: pourquoi l’avoir rédigée ?
Dans les commentaires en fin d’ouvrage, je reviendrai sur de nombreuses idées en discutant de mes sources scientifiques et des positions alternatives. Toutefois, l’ambition de cet essai n’est pas de fournir un traité de sciences, mais de faire percevoir l’essence du réel pour amener ensuite à la vraie philosophie. Nous allons donc nous contenter d’une explication spéculative qui aura le mérite de montrer comment franchir ce qui pour beaucoup paraît encore infranchissable, en dévoilant comment des événements aussi incroyables que l’apparition de la réalité physique, d’êtres vivants et d’individus conscients est possible dans un ordre parfaitement rationnel. Comme nos connaissances actuelles sont insuffisantes pour prétendre conclure sérieusement sur le détail exact des processus, je vous propose une explication simplifiée, basée sur des principes généraux communs à de nombreuses théories scientifiques, qui permettent d’entrevoir l’explication complète et entièrement rationnelle à l’origine de tout. Pour le moment, je ne vois d’autre possibilité que d’admettre que les événements ont dû globalement ressembler à ce qui va être décrit maintenant, c’est-à-dire que les ponts tracés entre toutes les lois de la nature existent véritablement. Je vous invite à utiliser les clefs de compréhension fournies par cette vision globale pour commencer à entrevoir le cosmos dans sa totalité.
Que les savants considèrent ce texte comme une source de propositions,
d’idées et d’hypothèses. Que la superstition voie ici se cristalliser
la quintessence de tout ce qu’elle prétend impossible. A l’heure
actuelle, cet exposé a avant tout un objectif psychologique. L’avenir
dira jusqu’à quel point il correspond à la réalité scientifique.
Création ex nihilo. Le non-néant est partout et nulle part. Nous ne pouvons pas dire que nous sommes à l’instant zéro, ni dire combien de temps dure cette période, car le temps n’est pas défini. De même, l’espace et ses dimensions n’existent pas. Le non-néant n’est pas un vide physique. Ce n’est pas une immense étendue vide, mais c’est un vide logique. Le non-néant s'apparente au chiffre zéro.
En vertu de la logique naturelle, zéro est et demeure égal à zéro. Comme rien ne pourra jamais en jaillir sans renier le principe de Raison, l’univers est condamné à demeurer égal à zéro pour l’éternité. Ce point est acquis. Je ne vous jouerai pas la farce d’y revenir. Mais alors comment notre monde peut-il exister ?
Zéro est en fait beaucoup plus complexe que la façon dont nous nous le
représentons habituellement. Zéro est égal à (1 – 1), à (2 + 1 – 3) ou
encore à (5 + 3 – 8). Zéro n’est donc pas seulement 0, mais il est
l’infinité des formules mathématiques dont la somme est nulle. Chaque
formule exprimant zéro existe séparément des autres. Elle est un
univers mathématique indépendant contenant une suite de nombres dont la
somme est nulle. Le non-néant est donc en fait un multivers
mathématique composé de toutes les formulations possibles de zéro, de
la plus simple des suites numériques aux équations les plus
sophistiquées.
Dans certains univers mathématiques, zéro s’écrit (x + 3y) ou encore (x
+ 2y + 3z –1). De telles équations-univers admettent une infinité de
solutions associées en couple, en tétrade… ou plus selon le nombre de
variables contenues dans l’équation. Par exemple, dans
l’équation-univers (x + 3y) = 0, on trouve les couples de solutions (x
= 3 ; y = -1) (x = 6 ; y = -2) (x = -1; y = 1/3)... Chaque
équation-univers est remplie de l’infinité des nombres-solutions qui
garantissent la nullité de son équation. Comme chaque variable x, y,
z... renferme une série infinie de nombres, la cohabitation de ces
multiples ensembles infinis dans le même univers fait émerger la notion
de dimension. Les variables x, y, z... donnent sens à l’espace
pluridimensionnel. Selon leurs nombres de variables, les
équations-univers acquièrent une, deux, trois… dimensions spatiales.
Spontanément, la géométrie apparaît au sein de cet ensemble
arithmétique.
Le Temps. Observons mieux les équations-univers, car dans certaines d’entre elles est apparu une propriété extraordinaire qui ne nous est pas immédiatement perceptible. Pour l’apercevoir, commençons par essayer d’imaginer le point de vue d’une chose finie, c’est-à-dire l’image que se ferait un observateur imaginaire situé dans un de ces univers. Pour observer la géométrie interne de son univers, notre observateur peut relier entre eux les couples, tétrades… de nombres-solutions. Par exemple, dans l’univers (x + 3y = 0), à chaque valeur de x correspond une seule valeur définie de y. Imaginez un segment reliant chaque valeur de x à sa valeur y correspondante. La forme géométrique de cet univers vous apparaît alors clairement. Elle est observable comme une infinité de segments de taille finie et enchevêtrés dans toutes les directions. Cette vision géométrique qu’aurait un observateur à l’intérieur et la vue globale offerte par l’équation depuis l’extérieur ne sont que deux points de vue équivalents sur le même univers. La réalité mathématique peut se percevoir comme une entité absolue (vue arithmétique) ou s’observer comme une infinité d'éléments finis (vue géométrique).
Le travail de notre observateur fini se complique dans les univers possédant trois dimensions. Par exemple, dans l’univers (x + 2y + 3z), si notre observateur imaginaire part d’un point au hasard, et essaie ensuite de dessiner un triangle liant les trois nombres-solutions, il réalise qu’il ne connaît pas les cordonnées dans les deux autres dimensions. S’il part du point x = 1, il lui reste une infinité de combinaison de y et de z possibles pour que la somme de l’équation soit nulle. En effet, pour x = 1, on peut avoir (y = -2 et z = 1) ou (y = -5 et z = 3) ou encore (x = -8 et z = 5)… Pour toute valeur d’un point défini dans une dimension correspond une infinité de couples d’autres valeurs possibles dans les deux autres dimensions. Y a-t-il vraiment une géométrie dans cet univers ? A l’évidence oui, mais nous ne parvenons pas à l’observer car pour chaque valeur définie d’un sommet du triangle une infinité de solutions superposées existent pour les deux autres sommets. On ne peut pas dessiner de triangle défini, mais seulement une figure contenant une infinité de triangles superposés. Ce problème nous fait voir qu’une nouvelle propriété est apparue dans cet univers.
Pour percevoir la géométrie interne de cet univers d’un point de vue fini, nous devons décompacter le nouvel infini que nous venons de rencontrer. Au lieu de considérer l’infinité des possibilités en même temps, il faut décomposer ce nouvel infini en une infinité d’instants montrant chacun une seule possibilité. Prenons notre espace tridimensionnel, et étirons-le comme un accordéon pour en faire sortir une quatrième dimension infinie, de telle sorte que chaque tranche de cette nouvelle dimension montre un triangle dans une de ses configurations possibles. L’observateur qui regarde notre triangle le long de cette nouvelle dimension le voit se déformer éternellement dans l’espace infini. En passant de tranches en tranches, les extrémités du triangle bougent et explorent toutes les combinaisons possibles. Au bout d’un temps infini, notre triangle aura réalisé toutes les configurations imaginables. Elevez-vous hors de cet univers et repliez toute l’éternité en un instant. Voyez, vous obtenez l’univers statique, perceptible depuis l’extérieur, contenant toutes les solutions possibles. A nouveau, les deux points de vue décrivent exactement la même réalité.
A l’intérieur des univers possédant au moins trois dimensions spatiales, la notion même de dimension s'approfondit spontanément jusqu’à engendrer une nouvelle dimension qui les englobe toutes. Cette autre dimension d’espace logique, nous l’appelons le temps. Le temps n’existe pas hors des équations-univers et n’a pas non plus de sens absolu pour un univers pris dans sa globalité. Le temps est une propriété qui n’existe que du point de vue des choses finies et géométriques. Il n’y a donc pas de temps absolu, ni de gigantesque pouls cosmique synchronisé pour tout l’univers, mais l’écoulement du temps sera relatif aux observateurs finis.
Puisque le temps n’a pas de sens hors des univers et que tous ces développements sont des conséquences logiques les uns des autres, tout ce qui vient de se produire a été instantané. Nous avons simplement fait un bond conceptuel pour nous les humains. En fait, tout ce qui a existé, existe ou existera est déjà réalisé. L’infinité des univers est de toute éternité. La réalité est depuis toujours fractionnée en un nombre infini d’expansions mathématiques qui coexistent parallèlement. Ici commence et se termine la véritable histoire de tout. Zéro a instantanément et pour toujours atteint son degré de complexité maximal.
Indétermination. La logique ordonne les univers mathématiques, cependant elle est elle-même dépassée par l’envol vertigineux dans lequel la réalité s’est engouffrée ! Voyez l’exemple précédent des triangles. A chaque instant, ils bougent dans la dimension temporelle, mais à chaque instant, la disposition suivante du triangle est confrontée à un choix multiple. Rien ne peut choisir quelle solution doit être préférée plutôt qu’une autre. Aucune cause ne peut déterminer quelle position doit être préférée parmi l’immensité des solutions proposées. La logique dit seulement que la dimension temporelle infinie contient toutes les possibilités, mais pour construire la réalité finie, singulière que nous observons, la réalité se trouve confrontée à un manque d’information logique.
Puisque la logique est la seule loi, et qu’elle est parfois incapable de déterminer un choix plutôt qu’un autre, les solutions adoptent toutes les valeurs parmi l’infinité des possibilités ce qui, du point de vue d’un observateur fini, s’observe comme l’apparition de valeurs aléatoires. L’indétermination initiale ne peut se maintenir pour les choses singulières. A la croisée des chemins, le hasard tranche. Lorsque la logique de l’univers est incapable de choisir, le hasard comble le fossé et achève la construction de la réalité. Ce hasard véritable règne perpétuellement en maître au cœur de toute chose. Avec cette indétermination omniprésente, émerge l’imprévisibilité de chacun des mondes. Cette instabilité permanente du réel est à la source du dynamisme observé à l’échelle finie, mais il n’altère en rien l’immutabilité de l’équation-univers du point de vue globale.
Notre exemple, basé sur des mathématiques extrêmement simples, a le mérite de faire à la fois sentir l’émergence de notions comme le temps, le mouvement, l’indétermination et la superposition d’états, mais aussi de dévoiler les liens profonds que tous ces concepts entretiennent entre eux. A l’intérieur de certaines équations-univers utilisant des mathématiques bien plus sophistiquées que ce petit exemple, ces notions s’approfondissent et se complexifient davantage pour réunir les prémisses d’une réalité physique élémentaire. Dans des structures géométriques présentant plusieurs indéterminations imbriquées, la résolution d'une première indétermination contraint le résultat pour la seconde. Dès lors, l'ordre des opérations n'est plus réversible. Le temps acquière une orientation et la causalité physique apparait.
L’Espace Courbe. Je vous emmène explorer les recoins cachés du non-néant, là où rien n’est jamais créé, et où nous contemplons simplement ce qui est de toute éternité. Dans ces lieux, lorsque la logique rationnelle nous fait voir des choses, celles-ci ne peuvent pas ne pas exister. En effet, l’essence des concepts mathématiques n’est pas dissociable de leur existence. Dans ces contrées, l’apparition spontanée de l’espace et du temps a construit la scène de la réalité physique.
Essayons d’encore mieux visualiser les triangles, en les dessinant sur une feuille de papier. Notre feuille de papier peut être parfaitement plane, ou bien courbée, pliée, froissée, de telle sorte que les points, les droites, les plans qui sont dessinés dessus... deviennent des points, des cordes, des membranes.... En géométrie, l’espace n’est pas forcément plat, mais peut être plus ou moins courbe.
Qu’est ce qui peut bien déterminer le degré de courbure de l’espace ? Force est de reconnaître que la forme de l’espace n’a pas été prévue ! Cette notion supérieure n’a de sens que dans les propriétés émergentes. La logique fait donc apparaître l’espace, mais elle est elle-même dépassée parce qu’elle engendre. Comme la notion de forme de l’espace a indiscutablement émergée, mais qu’elle n’a pas été déterminée, elle ne saurait être contrainte. En chaque lieu, la forme de l’espace oscille donc librement pour explorer l’infinité des possibilités. L’espace se courbe, se détend, se modifie sans cesse. L’espace vibre aléatoirement, pour réaliser tous les degrés de courbures possibles à travers l’infini, et ainsi combler le vide laissé par la logique.
Atomisme et Bulles-Univers. L’espace n’est pas une entité en soi. Il n’existe que par les nombres qui le constituent. En réalité, il n’y a pas d’espace. Dans l’univers, il n’y a pas de support comme la feuille de papier. Au niveau fondamental, il n’y a que les points correspondant aux nombres-solutions de l’équation-univers, qui définissent eux-mêmes la notion émergeante d’espace. En chaque lieu, le degré de courbure de l’espace est donc un potentiel porté par les points. Chaque point de l’espace possède donc une grandeur supplémentaire.
Prenons une certaine zone d’espace possédant un certain degré de courbure. Ce degré de courbure est une grandeur finie. Si nous cherchons à connaître le potentiel d’un des points de cette zone, nous nous retrouvons confrontés à un sérieux problème. En effet, dans toute partie de l’espace, il y a une infinité de points, donc nous devrions répartir une valeur finie dans une infinité de point, or une telle division par l’infini est impossible.
Ce problème nous fait voir, que nous sommes allés trop vite, et nous n’avons pas tenu compte d’une nouvelle contrainte associée aux nouvelles notions qui viennent d’émerger. La notion de courbure de l’espace implique nécessairement une borne dans l'infiniment petit, afin que le degré de courbure soit représenté par un nombre fini de points, ayant chacun un potentiel fini.
Qu’est ce qui peut bien fixer la valeur d’une telle borne ? Pas plus que le degré de courbure n’était prévu, ce paramètre n’était pas attendu. Afin de combler cet espace logique, l’univers réalise encore toutes les valeurs possibles pour cette borne à travers l’infini. Dans certains lieux, cette limite est très grande, dans d’autres elle est toute petite, mais elle est toujours un paramètre fini. Comme il ne peut plus y avoir de continuité entre ces différentes régions, le visage de l’univers se transforme complètement. Nous percevons qu’il n’y avait pas qu’un seul type d’espace par univers. Il n’y a pas un seul bloc unifié, mais l’univers est fragmenté en une infinité de bulles-univers possédant chacune localement une borne inférieure qui limite la taille possible dans son infiniment petit. L’univers infini est en fait morcelé en une infinité de bulles-univers finies ou infinies. A l’intérieur de chacune des bulles, il y a une taille minimale en deçà de laquelle rien ne peut exister. L’espace possède comme une maille interne. Tout segment reliant deux points de la maille possède exactement la distance minimale possible dans l’espace. Il n’est pas divisible. Les points de l’espace dessinent des segments, des triangles, des tétraèdres tout aussi insécables. Voilà les atomes véritables.
Matérialisation. L’espace mathématique, euclidien, plat, vide et infiniment divisible s’est métamorphosé en un espace physique, plus ou moins courbe, doté d’une maille discrète. Les points qui peuplaient cet espace sont devenus un océan de particules virtuelles à la frontière de la réalité physique ; et dans le creux des courbures de l’espace, les particules portant le potentiel de l’espace courbe, acquièrent un degré d’existence supérieure. En véhiculant ponctuellement l’énergie potentielle contenue dans une unité d’espace courbe, des particules se matérialisent, établissant un lien profond entre la présence de matière-énergie et le dynamisme de l’espace-temps.
Histoires et Aléatoire. Les atomes s’agitent et s’entrechoquent dans l’espace infini au gré de leurs rencontres aléatoires. Bien qu’à l’échelle microscopique tout oscille de manière chaotique et imprévisible, à l’échelle macroscopique de grandes structures stables se dessinent dont les possibilités d’évolution le long de la direction temporelle sont statistiquement contraintes par leur disposition passée. A grande échelle, les mégastructures atomiques ne se transforment que partie par partie, et les états s'enchaînent les uns les autres.
Plus une structure matérielle est grande, plus elle a de chance de
durer. Toutefois aussi gigantesque soit-elle, toute structure finie
évolue et n’est pas indestructible. Rien de fini ne saurait être
éternel. Seul l’ensemble infini des choses est stable et immuable. Même
les bulles-univers finies subissent ces transformations. Ici une
nouvelle bulle-univers jaillit, là une autre s’estompe, et ainsi
disparaissent et renaissent continuellement de nouvelles bulles-univers
au sein de l’espace infini. A l’intérieur de chaque bulle, apparaît une
réalité physique avec des atomes qui dessinent des mondes. L’évolution
de ces figures géométriques fait naître des histoires. Si dans une
bulle, un observateur voit effectivement des structures évoluer avec le
temps, en fait à tout instant, n’importe quelle structure imaginable
est formée une infinité de fois, à travers les autres bulles. Si un
temps et une histoire sont bien perceptibles en chaque endroit de
l’univers, du point de vue global, l’ensemble de toutes les bulles est
statique. L’équation-univers n’évolue pas. A travers l’univers infini,
tous les types de mondes possibles existent simultanément une infinité
de fois, à tous les stades de leur évolution. Rien n’a été créé. Rien
ne fut détruit. Tout était déjà là. Et par la présente spéculation,
nous pouvons contempler ce qui est de toute éternité.
Ainsi naquirent les mondes. Limité par ses sens et ses a priori
conceptuels, les hommes ne perçoivent pas aisément la nécessité absolue
qui fonde toute chose. Ils s’imaginent que l’impossible s’est réalisé.
Muni des yeux de la logique rationnelle, le sage voit que rien n’a été
ébranlé. La réalité que nous percevons n’est qu’une infime partie de
l’état ultra complexe du non-néant. Derrière le mystère de l’origine
des mondes, se cache un processus d’une imparable simplicité. Il n’y
avait pas de choix de la création. Le non-néant est l’autre nom du
tout-infini, par conséquent l’infinité des univers ne peut pas ne pas
exister. La réalité est le fruit de la logique pure. Dieu n’est pas la
cause première de l’univers. Dieu est le principe de Causalité logique
qui se révèle à travers le cosmos. Du principe de Causalité découle
spontanément la seule loi régissant le multivers: réaliser l’océan
infini des possibilités. Ainsi, à chaque instant et pour l’éternité,
les filles de la logique dirigeront le destin des mondes.
Depuis toujours, l’histoire est une suite de causes et de conséquences. Néanmoins, la nature n’a pas engendré ses éléments totalement soudés à sa nécessité cosmique. Libérés par les insuffisances de la logique, les choses apparaissent avec des propriétés aléatoires. Dans chacun des univers, l’indétermination met un terme définitif au mot destin. L’avenir de chaque monde n’est pas gravé dans son passé. L’imprévisibilité inhérente au cœur de la matière rend le sort de chaque univers indéfini. Même si vous aviez un film montrant parfaitement chacun des atomes émergeant avec une bulle-univers, vous ne pourriez complètement prévoir la suite des événements. En suivant chaque grain de matière, vous seriez confronté à la croisée des chemins. La logique de l’univers ouvre le champ des possibilités. Elle dit ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Seule la réalité écrit l’histoire.
Big Bang. Il y a environ quatorze milliards d’années, une nouvelle bulle-univers jaillit. Celle-ci appartient à une équation-univers incroyablement complexe. L’espace est agencé en des structures sophistiquées. Le comportement des atomes s’en trouve fortement compliqué. Ils subissent ces contraintes naturelles qui se font ressentir comme des forces, et les poussent à s’assembler en des structures évoluées.
A grande échelle, les fluctuations originelles ont laissé des disparités. Certaines régions sont plus concentrées que d’autres. Par la force de gravité, elles attirent la matière avoisinante pour former de gigantesques nuages de poussière et de gaz. Quelques centaines de millions d’années après l’expansion créatrice, notre bulle-univers compte d’innombrables galaxies, elles-mêmes formées de centaines de milliards de nuages gazeux plus petits. La force de gravité contraint ces nuages à s’effondrer sur eux-mêmes. La température dans leur cœur s'accroît au fur et à mesure qu’ils se contractent, jusqu’à ce que des réactions nucléaires s’enclenchent. La boule de gaz arrête soudain de se contracter. Elle vient d’atteindre un équilibre entre sa propre force de gravité qui tend à la comprimer et l’énergie des réactions nucléaires qui tend à la faire éclater.
Lorsque la première étoile est née, la lumière a recommencé à briller dans l’obscurité de l’espace. Puis très loin, une deuxième étoile s’est mise elle aussi à briller, rapidement suivie par de nombreuses autres jusqu’à ce que des milliards de milliards d’étoiles illuminent notre bulle-univers de toute part. A l’intérieur de ces boules gazeuses, les éléments simples sont transformés en éléments complexes. Lorsqu’une grande partie du combustible est consommée, les réactions nucléaires ralentissent, le rayonnement s’affaiblit et la gravité reprend le dessus. Le cœur de l’étoile se contracte, sa température augmente et se stabilise temporairement grâce à de nouvelles réactions plus fortes, jusqu’à ce que la gravité reprenne définitivement le dessus. Alors, le cœur de l’étoile s’effondre provoquant une onde de choc qui conduit à une gigantesque explosion. Les 92 éléments de la nature sont désormais disponibles. Descendant des principes physiques, les lois de la chimie acquièrent leur sens et vont combiner ces éléments primordiaux pour former des molécules.
Neuf milliards d’années se sont écoulées depuis le Big Bang. Dans une galaxie du nom de Voie Lactée, un gigantesque nuage interstellaire se condense, sous l’effet de sa propre gravité, et donne naissance au soleil. Des fragments du nuage se contractent eux-aussi pour former des planètes. Des pluies de météorites s'abattent à leur surface, déversant les éléments fabriqués par les étoiles. Selon les conditions de luminosité et de gravité qu’offrent les planètes, les éléments déposés évoluent de différentes manières. Sur l’une d’elle, l’eau s’accumule jusqu’à en recouvrir la surface. Des gaz s’évaporent, créent une atmosphère, et au fond de son océan se réunissent les ingrédients de la vie.
La Vie
Chimie du Vivant. Dans l’océan de la Terre primitive, diverses molécules s'associent grâce aux lois de la chimie. Avec la complexification des structures moléculaires, les associations deviennent de plus en plus spécifiques. Selon sa structure spatiale et électronique, chaque molécule est comme une clef qui ne peut s’insérer que dans les molécules présentant une serrure complémentaire.
Les réactions chimiques aléatoires se poursuivent et génèrent des milliards de nouvelles molécules toujours plus complexes. Chacune de ces grosses molécules attire de nombreuses autres, plus petites, qui lui sont localement complémentaires. En s’agglutinant, ces petites molécules fusionnent parfois entre elles et forment une nouvelle molécule, associée à la première. Par ce processus, certaines grosses molécules créent spontanément des moules d’elles-mêmes.
Chaque couple ainsi formé est un réplicateur: il est doté de la fabuleuse capacité de se reproduire. En effet, lorsque les deux membres du couple se dissocieront, chacun se mettra à attirer sur lui des petites molécules qui s'agrégeront et fusionneront entre elles à nouveau pour reformer le membre complémentaire. A chaque cycle de séparation, les effectifs sont dupliqués. Le réplicateur catalyse sa propre synthèse. Sa population croit alors exponentiellement et des milliards de milliards de copies se diffusent rapidement dans l’océan primitif.
Idéalement, un réplicateur doit être formé de deux partenaires établissant des liaisons faibles entre eux, car ces liaisons doivent se rompre facilement pour permettre le prochain cycle de réplication. Inversement, les petites molécules précurseurs qui fusionnent pour recréer chaque partenaire doivent être abondantes et avoir la propriété d’établir des liaisons fortes entre elles, afin de former un réplicateur robuste. Parmi les innombrables types de réplicateurs qui sont apparus sur notre planète, une seule grande famille a résisté à l’épreuve du temps: les acides ribonucléiques, dont fait partie notre ADN.
Les différences physico-chimiques qui séparent les nombreux types de réplicateurs ont un impact sur leur résistance, leur capacité à attirer leurs précurseurs et bien d’autres paramètres qui au final, modifient leur aptitude à se reproduire. Dans chaque environnement, les réplicateurs moins aptes à se reproduire se retrouvent submergés par tous les autres. A force de dilutions, ils finissent par disparaître. Cette reproduction différentielle, entre réplicateurs bien et moins bien adaptés, engendre une amélioration continuelle de leur capacité de réplication au fils des générations. Comme de nouveaux variants apparaissent sans cesse à cause de l’imperfection du processus de réplication, l’ensemble des différents réplicateurs est soumis à une compétition constante qui sélectionne les plus aptes à se perpétuer. La capacité imparfaite de reproduction de ces molécules les soumet à une évolution constante. Aveuglement, cette pression sélective fait naître une volonté apparente de survie qui fait basculer les lois de la chimie dans le monde du vivant.
Evolution. Rapidement, la prolifération incessante des réplicateurs finit par épuiser les réserves de précurseurs nécessaires à leur élaboration. Dès lors, la lutte pour la survie s'accélère. Par sélection naturelle, apparaît des réplicateurs capables d’en digérer d’autres et d’en récupérer les fragments pour leur propre reproduction. A la première sélection effectuée sur leur seule résistance physique, fait suite une deuxième sélection sur ce que les réplicateurs sont capables de faire pour survivre.
Lorsqu’elles se séparent, chacune des deux parties du réplicateur s’associent avec des petits précurseurs. La plupart du temps, ce processus est interrompu avant d’avoir complètement reproduit un réplicateur complet et seuls des fragments partiels sont synthétisés. Au lieu de subir passivement ce défaut, le réplicateur va l’utiliser à son avantage. Chaque région du réplicateur, appelée gène, donne naissance à un fragment du réplicateur possédant une activité particulière. Rapidement, les réplicateurs sont sélectionnés pour leurs gènes et se mettent ainsi à produire un nombre croissant de molécules aux effets divers. Afin d’accroître ses capacités de survie, le réplicateur produit des fragments de lui-même qui sont capables de se lier à des métaux, et à bien d’autres types de molécules plus aptes à servir ses intérêts. Des molécules très variées se greffent sur des fragments de réplicateur et donnent lieu à de nouvelles possibilités. Cette stratégie va s'avérer tellement efficace, que rapidement les fragments du réplicateur perdront quasiment toute activité et ne serviront que de matrice pour ordonner l’assemblage de complexes supérieurs.
Quelques centaines de millions d’années après l’apparition du premier réplicateur, la lutte pour la survie bat son plein. Parmi les nombreuses stratégies qui sont apparues, une nouvelle astuce est sur le point de devenir une véritable révolution. Par l'intermédiaire des produits de leurs gènes, certains réplicateurs parviennent à fabriquer des molécules qui les entourent et les protègent. Cette dernière innovation présente le très grand avantage de mieux retenir les produits du réplicateur qui se perdaient jadis dans l’océan. Les réplicateurs enveloppés supplantent rapidement les réplicateurs nus. En leur sein, ils synthétisent des myriades de molécules qui favorisent leur réplication. Ainsi naquit la première cellule...
Lorsque bien plus tard, la vie parvient au sommet de l’évolution cellulaire, une nouvelle innovation apparaît: les différentes copies d’un même réplicateur apprennent à collaborer entre eux. Les cellules porteuses d’un réplicateur identique s’assemblent en un organisme pluricellulaire. Selon leur position dans le corps, les réplicateurs se modulent mutuellement pour produire les substances qui donnent à chaque zone une spécificité. Tous nés au fond du même océan, végétaux, mollusques et vertébrés peupleront bientôt la surface des continents. Nul ne sait jusqu’où les réplicateurs iront. Guidés par leur appétit de survie, ils ont déjà inventé tant d’astuces pour envahir la mer, la terre et le ciel. Par-delà la complexité de toutes les innovations ultérieures, force est de reconnaître à la première entité moléculaire capable de se répliquer, le principe révolutionnaire, qui a engendré tout ce qui est apparu par la suite.
Après presque quatre milliards d’années de perfectionnement continu, les réplicateurs se sont bâtis des machines à survie ultrasophistiquées. Leurs nano-rouages ont atteint le degré de virtuosité qui permet aux organismes que nous sommes d’exister. Les tout premiers êtres vivants étaient d’une simplicité exceptionnelle et ont mis beaucoup de temps à apparaître. Puis, progressivement l’évolution s’est accélérée. Les brusques variations climatiques ont sélectionné les individus capables de s’adapter rapidement. Les cataclysmes incessants ont forcé les êtres vivants à développer des systèmes capables d’amplifier les innovations du hasard. Ainsi, il a fallu attendre presque trois milliards d’années entre l’apparition des premières bactéries et celle des premiers assemblages cellulaires, alors qu’en seulement quelques centaines de millions d’années, les oiseaux se sont mis à voler, les insectes sont apparus avec une organisation sociale, et les mammifères se sont diversifiés de telle sorte qu’une variété de rongeur engendre des espèces aussi différentes que nous, les chevaux et les dauphins.
Chez les premières espèces, les transformations étaient lentes car linéaires. La nature devait attendre qu’une même lignée d’individus réunisse successivement toute une série d’adaptations avant de franchir un nouveau cap. Aspirés par leur volonté aveugle de survie, certains êtres vivants ont inventé le moyen de réunir toutes les améliorations existantes en une seule étape. Au lieu de se reproduire à l’identique, les individus vont se croiser. A chaque génération apparaîtront des descendants différents. Certains réuniront en eux les combinaisons nécessaires au franchissement d’un nouveau seuil.
Les premiers organismes à pratiquer ce mode de reproduction fusionnaient, mélangeaient leurs réplicateurs, puis se séparaient. Afin d’améliorer la productivité et les chances de rencontre, les êtres vivants ont développé une nouvelle stratégie consistant à sécréter de petits morceaux d’eux-mêmes, appelés gamètes, qui fusionneront avec ceux d’un autre membre de l’espèce pour former un nouvel individu. Néanmoins, les gamètes sont petits et fragiles, et peu arrivent à former un œuf. Pour accroître la rentabilité du système, certains individus se mirent à fabriquer des gamètes plus gros, contenant des réserves énergétiques. Ces super-gamètes étant volumineux, et coûtant cher en nourriture, leur production et leur mobilité diminuèrent. Cette stratégie réussit car elle connut l’évolution coordonnée d’autres membres de la même espèce. Ceux-ci fabriquèrent des gamètes ultra-mobiles en très grande quantité. Ce système a été adopté par tous les êtres vivants depuis les champignons et a fait apparaître deux sous-catégories distinctes dans chaque espèce: le mâle et la femelle.
Comportement Animal. La volonté inconsciente de survie est le moteur de l’évolution. Elle façonne les corps et retentit bien au-delà. Elle a vocation à réguler l’interaction de l’animal avec son environnement. Pour cela, les réplicateurs ont inventé le système nerveux, dans lequel ils gravent leurs directives. Ils disent aux poissons de nager, aux félins de bondir et aux abeilles de danser ! Soucieux de leur survie, les réplicateurs n’ont pas laissé les êtres vivants agir à leur guise. Très tôt dans l’évolution, ils ont parsemé leur enveloppe de récepteurs, de voies de signalisations et d’effecteurs pour doter le corps de réflexes. Lorsque certains événements extérieurs sont détectés, le signal est transmis jusqu’aux muscles pour qu’ils se contractent ou se relâchent. Par exemple, la sensation d’une forte chaleur au bout d’une patte provoque sa rétraction. Les réflexes sont un gain fantastique pour la survie de l’animal. Cependant, de par leur caractère automatique, ces réponses sont loin d’être toujours appropriées.
Afin d’améliorer la pertinence des réflexes, de nouvelles structures, plus évoluées, apparaissent pour moduler les réactions selon les circonstances. Elles sont formées de réseaux de neurones qui centralisent localement les signaux provenant de différents sens, comparent les informations, puis transmettent ou non l’alerte si un certain seuil a été dépassé. Au départ dispersées, ces structures s’interconnectent rapidement et s’assemblent en une structure centrale. Chez les invertébrés, le cerveau primitif prend forme et finit par regrouper la majeure partie de l’activité décisionnelle de l’animal. Les signaux provenant de l'estomac, des organes sexuels, et des différents sens affluent dans les aires cérébrales. Là, selon la manière dont les gènes ont structuré les connexions neuronales, divers instincts voient le jour. Comme le cerveau est directement conçu par le réplicateur, il possède la mémoire de l’espèce. Chaque type d’animal a son propre comportement. A l’intérieur du cerveau, l’agencement des neurones définit différents instincts et leur importance relative. Désormais capable d’effectuer la synthèse de tout ce qu’il perçoit, l’animal fixe des priorités. Par exemple, la détection de grands mouvements signale un danger potentiel qui réfrène certains instincts peu discrets comme un cri d’appel aux femelles. La régulation des réflexes et des instincts est un immense progrès et va considérablement améliorer la survie.
Intelligence. Jusqu’à ce degré d’évolution, l’animal est un automate complet. Il n’éprouve pas d’émotions, mais réagit seulement selon la manière dont ses gènes l’ont programmé. Ces gènes ont été sélectionnés dans un environnement donné, toutefois l’environnement change constamment. Les réplicateurs ne peuvent pas se contenter de leur évolution trop lente. Ils auraient besoin qu’une deuxième évolution se produise en accéléré dans les êtres vivants, pour les adapter à leur environnement actuel. Face à l’urgente nécessité de créer un système capable d’inventer rapidement de nouvelles solutions, les poissons et les reptiles apparaissent avec un second cerveau, adjacent et relié au premier, mais avec un fonctionnement révolutionnaire. Au lieu de directement programmer tous les neurones de ce nouveau cerveau, les réplicateurs ont élaboré un système plus ouvert. Après avoir ébauché certaines structures, ils laissent les connections entre neurones évoluer librement, et dessiner des cartes quasiment au hasard ; et ils vont confier au cerveau primitif le rôle d’ordonner ce nouveau cerveau.
A chaque instant, les signaux provenant des sens se propagent dans le nouveau cerveau. Là, les ensembles de neurones fonctionnent comme des filtres activables. Selon la disposition de leurs connexions, celles-ci forment des cartes qui n’émettront elles-mêmes que lorsqu’elles seront stimulées par un type bien particulier de signal. Parmi le nombre colossal de cartes existantes, seules un faible nombre est sensible à un certain type de signal. Par exemple, lorsque l'œil convertit la lumière en impulsion électrique, les différents types d’oscillations électriques transmises par le nerf optique correspondent aux éléments présents dans la vision, et ces oscillations activent seulement quelques cartes particulières dans le nouveau cerveau. Certaines cartes sont sensibles au signal correspondant à une orientation particulière des objets ou encore à une couleur.
Tout signal provenant des sens active donc à la fois quelques cartes spécifiques dans le nouveau cerveau, et stimule parallèlement des instincts dans l’ancien cerveau. Le cerveau primitif est incapable de comprendre ce que le nouveau cerveau perçoit, mais il peut tester si l’extension d’un de ses instincts à certaines de ces cartes favorise ou non son ordre interne. Le fait même que certaines cartes s’éveillent dans le même contexte qu’un de ses instincts suggère qu’elles pourraient être des capacités de reconnaissance supplémentaire dans cet environnement. Toutefois, comme ces cartes sont apparues par hasard, rien ne garantit qu’elles soient utiles, ni que leur utilisation ne soit pas carrément néfaste. Le cerveau primitif est là pour mettre de l’ordre.
Le cerveau primitif connecte temporairement un de ses instincts aux cartes du nouveau cerveau qui se sont éveillées en même temps que lui, puis avec le temps, décidera de renforcer ou d’abandonner cette connexion. Pour mieux comprendre, prenons l’exemple d’une carte sensible à une odeur ou une forme. Si une proie de notre animal possède cette odeur particulière ou qu’elle vit près d’une plante facilement identifiable par sa forme, certaines cartes neuronales se sont régulièrement activées par le passé lorsque notre animal a consommé cette nourriture. Le cerveau primitif a alors relié ces cartes à ses instincts innés qui lui permettent ordinairement de reconnaître la nourriture. Ultérieurement, lorsque notre animal passera de nouveau à proximité de cette odeur et/ou de cette plante, ces cartes activeront la valeur nourriture dans le cerveau primitif et orienteront les réflexes pour stimuler la prédation. Si après coup, l’animal obtient effectivement de la nourriture, et que s’en suit une satiété, le cerveau primitif verra son ordre interne conforté. Il enverra alors un signal de survie à ces cartes et renforcera sa connexion avec elles. Dans le cas contraire, si la connexion n’est pas validée, elle sera progressivement éliminée.
Le cerveau primitif est chargé de juger les trouvailles du nouveau cerveau. Avec le temps, les cycles de sélection continuels qu’il opère sur ses connexions conduit au renforcement des structures qu’il valide et à la disparition de toutes les autres. En consolidant préférentiellement ses connexions avec les cartes qui s’accordent avec ses valeurs, le cerveau primitif étend ses aptitudes de reconnaissance selon le vécu de l’animal. Désormais, certaines couleurs, certaines formes, certains sons de l'environnement sont associés à des instincts comme la nourriture, le danger, la chaleur. Une mémoire inconsciente du vécu se forge. Les échanges corrélés de ces cartes interconnectées donnent ensuite naissance à des capacités de reconnaissance supérieures. En associant les circuits neuronaux sensibles à certaines formes et à certaines couleurs, apparaît le moyen de reconnaître des objets particuliers. Par la sélection de ses propres cartes neuronales, l’animal apprend à reconnaître des objets inconnus et découvre des solutions inédites. A force d’essayer, il ajuste rétroactivement sa perception et parfait ses réactions. Grâce à ce système, le nouveau cerveau est à même de trouver des réponses à des problèmes pour lesquels il n’a pas été initialement programmé: ce cerveau est intelligent. De même que la nature puise son ingéniosité dans la sélection des réplicateurs, le cerveau forge son intelligence par sélection de ses cartes neuronales. Le réplicateur laisse le hasard des connexions entre neurones travailler pour lui et se contente de bâtir un système qui prélève ce qui s’accorde avec ses valeurs. Il s’économise ainsi un gigantesque travail de programmation et offre à son enveloppe le bonus de s’adapter à son environnement. En effet, bien que ce soit les directives internes au cerveau primitif qui décident de conserver ou non les nouvelles cartes, c’est l’environnement qui fournit l’information pour tester et valider ou non ces réseaux. Grâce à leur second cerveau, les vertébrés acquièrent la capacité d’identifier des éléments inconnus et d’inventer des réactions intelligentes.
Ainsi va la vie. L’extraordinaire intelligence du grand horloger se manifeste réellement partout, elle retentit jusque dans le comportement animal, sans jamais n’avoir été autre chose que la logique universelle exprimée par l’instinct de survie du réplicateur. L’évolution par sélection naturelle est probablement l’exemple le plus flagrant de la spontanéité des lois de la nature. A travers la volonté de survie des êtres vivants, la nature ne fait qu’accomplir la logique implacable de l’univers. Devant la stupéfaction et l’incompréhension des êtres humains, portée par ses principes spontanés, la nature poursuit inlassablement sa création avec panache et intelligence.
Conscience Primaire. Tout au long de la vie de l’animal, le cerveau s’adapte à son environnement. Malgré cette présence manifeste d’intelligence, l’animal n’a pas conscience de tout ce qui se produit en lui. Son cerveau fonctionne en aveugle. Il ne réagit que selon des instructions innées ou sélectionnées. Comme un automate, il traite les informations sans les comprendre.
Tardivement dans l’évolution, le cerveau des vertébrés supérieurs acquiert l’aptitude de stocker les éléments vécus sous forme de souvenirs qui pourront ensuite venir compléter les instincts du cerveau primitif en fonction de l’expérience vécue. Le cerveau copie, trie, classe et hiérarchise l’information contenue dans les cartes activées par la perception, et établit de nouvelles cartes formant une mémoire du vécu. Contrairement à la perception rudimentaire des ordinateurs numériques qui ne voient que des 0 et des 1 puis se rattrapent aveuglément par la force brute du calcul, les super-cartes mémorielles sont des arrangements qui par analogie structurale confèrent la capacité de reconnaître directement le sens supérieur de choses complexes sans calcul. Les super-cartes de la mémoire sont forgées par un long processus de sélection interne qui transforme des territoires cérébraux vierges en multiples réseaux de neurones stockant les souvenirs. Le lent travail de mémorisation dessine des cartes sensibles à des notions de plus en plus complexes. Avec la sophistication de ces cartes, une véritable mémoire conceptuelle voit le jour. A la différence des programmes des automates, dont la signification est contenue et cachée dans l’agencement de leurs circuits, avec les super-cartes, l’animal acquiert une sensibilité au sens des choses. Ses valeurs et ses instincts ne sont plus seulement présents dans son corps, du fait de circuits automatiques qui les définissent, mais l’idée même de ses instincts est désormais également représentée par un second niveau, dans les cartes mémorielles. Chaque chose vécue, et chaque notion innée (peur, faim, froid…) est désormais reproduite dans la mémoire par une carte reconnaissant ces notions pour ce qu’elles sont. Le cerveau n’est plus seulement un programme qui obéit aveuglément à des instructions intégrées. Il est désormais capable d’identifier ses propres notions.
Imaginez-vous être cet animal. Que voyez-vous ? Quelque chose ? Un tel animal n’est effectivement plus complètement aveugle. Dans le noir absolu qui régnait dans son cerveau, sa mémoire conceptuelle fait naître une petite lumière qui éclaire désormais par intermittence le sens des choses. Des flashs lui apparaissent. Ils montrent des images partielles avec une signification et une valeur émotionnelle. Grâce à leur mémoire conceptuelle, les mammifères ressentent intérieurement leurs valeurs innées et acquises sous forme d’émotions qui guident leurs instincts. Ils se souviennent d’éléments déjà rencontrés, et leur associent une valeur affective.
Rapidement ces animaux arrivent à interconnecter en temps réel les
cartes activées par leur perception avec leur mémoire conceptuelle. A
chaque instant, leur cerveau identifie les éléments perçus dans
l’environnement et peut presque immédiatement les rattacher à un
concept. Grâce à la corrélation dynamique établie entre les cartes de
la perception et celles de la mémoire conceptuelle, les éléments
identifiés par la vision, l'ouïe et les autres sens s’assemblent en une
scène cohérente et significative. En se remémorant presque
immédiatement le présent, l’animal voit une scène, qui n’est en fait
qu’un ensemble de corrélations dans son cerveau. En rattachant les
éléments de sa perception aux concepts dans sa mémoire, l’animal prend
conscience du présent qui défile devant lui.
Plus tard, lorsqu’il ira se reposer, et que ses sens seront mis en
veille, le processus de la conscience pourra parfois fonctionner en
sens inverse. Pendant le sommeil, ce ne sont plus les cartes
perceptives qui stimulent la mémoire, mais c’est la mémoire qui
rétroactive les cartes de la perception. L’animal se met à percevoir
les images, les sons, et les odeurs imaginaires qui ornent ses rêves.
Le cerveau animal est passivement conscient du monde externe. Il vit telle une feuille dans le vent, au gré des rencontres, et comme la feuille, il n’est pas source de ce qu’il vit. La signification de ce qu’une conscience animale ressent provient essentiellement de l’extérieur. Cette conscience ne fait que subir des affects subjectivement sans porter en elle de véritables raisons intimes. Bien que doté d’une sensibilité évoluée, elle est dépourvue de volonté propre, et demeure la marionnette de ses instincts. Les forces qui la conduisent restent finalement extérieures à elle-même. La signification de ce qu’elle vit ne lui appartient pas. Incapable de se projeter par la pensée, ses inclinaisons restent totalement prisonnières du présent. L’animal demeure agité par le flot des événements, sans une pleine conscience d’exister, sans une âme véritable.
Conscience Secondaire. Il y a trois millions d’années, un groupe de primates développent de nouvelles capacités de manipulation des concepts mémorisés. Ces préhumains sont capables d’établir des concepts de concepts et d’associer leurs idées en un nombre important de combinaisons. Vu de l’extérieur, le langage animal, qui ne produisait auparavant qu’un seul mot à la fois, est désormais capable de composer des phrases significatives. L’explosion conceptuelle qui en découle confère à ces préhumains une capacité d’analyse sans précédents. Ces nouvelles fonctions décuplent la compréhension qu’ils peuvent se faire du monde.
A chaque instant, des événements extérieurs éveillent des souvenirs qui se combinent ensuite pour former des multi-concepts. La réflexion prend alors une tout autre ampleur. Devant une situation, au lieu de simplement réagir selon un instinct plus ou moins modulé par sa mémoire puis d’oublier, ce nouvel animal utilise ses souvenirs pour penser. Les concepts éveillés par les sens s’associent et en éveillent d’autres qui, à leur tour, s'engouffrent dans cette cascade qui revient sur elle-même et s’enrichit à chaque nouveau cycle. La mémoire détrône la perception de son exclusivité à pouvoir déclencher des analyses. Désormais, des pensées s’initient continuellement à partir des souvenirs et ne sont plus seulement une réponse brève à un stimulus sensoriel.
Cette instance de délibération intérieure libère de l’instant présent. En associant ses souvenirs avec des concepts temporels, la pensée anticipe et imagine. Elle découvre tant de choses qui n’éveillaient pas l’attention des instincts génétiquement programmés. La conscience élargit son champ de connaissance. Les instincts n’ont plus un contrôle total. La curiosité l’emporte sur les peurs primaires et le premier homme s’approche du feu. Détaché d’anciennes contraintes, son champ d’intérêt s’étend. Tous les éléments qui composent son monde sont examinés un à un, et ce qui devait arriver se produit enfin. Par recoupements, l’animal finit par se trouver lui-même. Lorsqu’il prend conscience de soi, il ressent sa propre existence pour la toute première fois: une personne est née.
La personne nouveau-née est traversée par le sentiment d’être elle-même, d’être quelqu’un, d’exister. Elle pose sa première affirmation: je suis. Son propre souvenir provoque un sentiment intérieur. Elle investit son soi mémorisé. Cette boucle est son sanctuaire. Dans cette bulle, elle est seule avec elle-même. Seule, devant le fait qu’elle est elle. Un sentiment de soi vient d’apparaître. Il génère une subjectivité, une originalité et une imprévisibilité. En s'associant à la pensée multi-conceptuelle, il fera vivre un esprit.
L’individu était une notion intégrée depuis bien longtemps par les concepts relationnels du cerveau animal ; cependant, avant la conscience d’être conscient, le concept de soi était resté à un état rudimentaire. Il n’avait pas fait l’objet d’un souvenir approfondi. Il n’y avait pas à proprement parler d’image étendue du soi. A partir du moment où le sentiment de soi apparaît, il provoque un choc si profond que l’individu en porte depuis constamment le souvenir. Les impressions résultant du sentiment même de soi deviennent le socle de son unicité. Bien que des introspections ultérieures se produiront au cours de sa vie, elles n’auront que peu d’effets sur l’image déjà établie. L’essentiel se joue lors de la formation de ce sentiment. Le contrecoup mémoriel de cette révolution décide de notre nature. Enfoui au fond de ses souvenirs, chacun porte le secret de lui-même. Tant que l'agencement matériel qui a produit cette structure restera intact, l’essence d’un être unique perdurera.
Le sentiment de soi est propre à chaque individu. Il émerge comme le produit de l'organisation supérieure de la conscience, soutenu par des milliards de neurones qui se sont agencés pour former cette structure unique. Le sentiment de soi est formé par un ensemble de cartes neuronales qui ne sont pas isolées du reste du cerveau, mais qui interagissent avec les autres cartes, et affectent les éléments présents dans la conscience. Grâce à l’intelligibilité produite par les facultés rationnelles, une Causalité entre propriétés des cartes neuronales opère, et permet à certaines d’influencer significativement les autres. Comme une recomposition entre figures géométriques fait découler de nouvelles propriétés, dans l’âme matérielle, les divers modes d’association du sentiment de soi avec les autres cartes présentes dans le cerveau génèrent divers états de conscience. Le sentiment de soi transforme progressivement le présent animal en une conscience de l’instant présent, vécu comme une appropriation du réel. Désormais, pendant la conscience du présent, ce ressenti intérieur va se mêler en permanence aux émotions, choix et sentiments actuellement en formation. Les cartes du sentiment de soi s’associent aux cartes adjacentes, et pèsent sur les émotions en formation. Si le sentiment de soi est assez fort il peut même s’en approprier certaines et les transformer en raisons intimes. Le fond de la conscience capte les données primaires fournies par les sens et les fait mûrir, jusqu’à parfois devenir la cause principale du résultat obtenu. Ainsi, à chaque instant, les particularités du sentiment de soi s’unissent plus ou moins intensément aux choix, actes et émotions du corps. Le sentiment de soi devient alors la source de désirs qui dessinent une véritable Causalité interne à l’individu. Il fait apparaître une Raison intime qui s’appartient totalement. De son ressenti intérieur, l’esprit de l’enfant engendre une volonté, des idéaux et des rêves...
Malgré l’apparente continuité de l’émergence de désirs conscients avec l’évolution de la nature, quelque chose de complètement révolutionnaire vient de se produire dans l’histoire logique de l’univers. Quelque chose est née avec l’esprit… quelque chose qui n’est pas seulement une énième cause noyée dans l’enchaînement infini des causes. Si l’esprit appartient tout entier à la Causalité universelle, et que l’on puisse remonter la succession des causes matérielles de chacun des plus petits constituants ayant contribués à sa formation, la signification globale est irréductible et émerge localement avec la forme prise par le sentiment de soi, créant ainsi le cœur d’une véritable Causalité psychologique. L’esprit est l’origine définitive du sens de ses désirs intimes. Il forme une Causalité d’ordre supérieur à l’intérieur de la Causalité universelle. Il est un microcosme. Avec l’esprit, une Raison miniature apparaît à l’intérieur de la Raison universelle. Tel le principe de Raison, d’où a jadis découlé l’océan infini des possibilités, la Raison humaine, animée par le sentiment de soi, produit un microcosme d’où jaillissent d’innombrables désirs intimes.
Liberté et Aliénation. Si les modalités émanant du sentiment de soi peuvent influencer et parfois même dominer leur environnement, l’inverse est aussi possible et c’est même le plus souvent le cas. L’esprit nouveau-né débarque tout droit du monde animal. Il émerge initialement dans un flot d’émotions qui ne lui appartiennent pas. Il arrive nu dans un corps dirigé par un réplicateur. Il faudra des années de maturation pour que le sentiment de soi se renforce, organise ses émotions intimes, et structure suffisamment ses désirs pour prendre réellement possession du corps, s’il y parvient un jour... Tout au long de la vie, des déterministes venant du monde extérieur contraignent le soi, et limitent son influence. L’esprit continue alors toujours de fonctionner, mais sous l’action d’une psychologie frustrée, productrice de ressentiment, de refoulement, et de mensonges compensatoires.
La liberté relative dont jouit l’esprit dépend d’un rapport de force dynamique. L’esprit est libre lorsqu’il agit en vertu des déterminations qui proviennent de l’ensemble des atomes qui définissent son essence unique dans son cerveau, contre toutes les forces qui s’y opposent dans le reste de sa psychologie, de son corps, ainsi que dans l'ordre du monde. La liberté effective d’une personne humaine correspond à sa capacité individuelle à faire triompher ses causes intérieures contre l’ordre des causes extérieures. L’âme matérielle permet, en théorie, l’exercice d’une telle liberté car elle ne fonctionne pas selon un déterminisme linéaire. Sous l’influence du sentiment de soi, elle initie des délibérations intérieures qui peuvent suspendre les jugements en cours, et lui permettent d’attendre que le flot des connections aléatoires entre neurones tombe sur une solution qui s’accorde avec elle. Les idées, actes et sentiments que nous exprimons ne sont pas toujours des constructions mentales évoluées issues d’influences du monde extérieur, mais peuvent majoritairement provenir de notre être intérieur. C’est ainsi qu’est apparu une Causalité libre, d’ordre supérieur, irréductible à l’individu, et vivant grâce à sa conscience d’être conscient. Animé par son sentiment de soi, l’esprit résiste aux contraintes extérieures et fait vivre sa nécessité intérieure. En son cœur, à force d’efforts, la personne forge les sentiments, les idéaux et initie les actes qui découlent de sa Raison intime. De là, viendra sa capacité d’exister par elle-même et de résister aux forces extérieures. Ses instincts et les conventions sociales essaieront de la contrôler, mais elle trouvera, dans le sentiment d’être elle-même, les ressources pour faire émerger sa propre volonté.
Au cours de son évolution, la nature fait apparaître de nouvelles valeurs dans les choses finies. Ces valeurs n’ont pas de sens dans la logique originelle. Elles n’existent que pour elles-mêmes, indépendamment du niveau fondamental qui les a engendrées. Ainsi, les lois physiques ont produit la volonté de survie des êtres vivants, qui a ensuite aveuglement créé la Raison intime de l’esprit libéré. Les lois physico-mathématiques n’ont aucune raison d’être en accord avec les nouvelles valeurs apparues dans ces niveaux supérieurs. La météorite qui vient du fond de l’espace pour s’abattre sur notre planète, et y détruire la vie, obéit aussi bien au principe de Raison que le faisaient les êtres conscients qui peuplaient sa surface. Ainsi, là où l’origine du mal demeure un mystère insoluble pour les théologiens, elle s’explique naturellement pour le philosophe matérialiste. Le principe du Réel est inconscient et aveugle. Il ne perçoit pas les valeurs singulières apparues dans les choses finies. Il est donc naturel que certaines lois de la nature nous ignorent.
Ce fait a des conséquences profondes. Dieu ne reconnaissant pas la valeur de la vie humaine, ce sont des parties entières de ce monde qui se trouvent aujourd’hui en désaccord avec le sens et la valeur de nos existences. La libération dont jouit l’esprit a clairement un prix. L’homme ne peut pas compter sur l’ordre naturel. Jadis, la transformation qu’a constituée l’apparition d’individus conscients d’eux-mêmes aurait dû bouleverser l’ordre des lois de la nature. En effet, les principes de la vie n’attribuent que très peu de valeur à l’individu. Seule la survie du réplicateur à travers sa population a de l’importance. Avec l’émergence d’esprits, les lois de la vie sont devenues complètement obsolètes. Chaque esprit est unique. Il contient en lui son identité qui le rend irremplaçable. Il vit son expérience et conduit sa propre destinée. Mais, comme les lois de la nature ne le reconnaissent pas, elles sont incapables de respecter son sens. Elles ne tiennent pas compte de notre unicité et demeurent aveugle au réel prix de nos existences. Voilà comment nos désirs et la condition offerte par ce monde ont pu devenir incompatibles. Si l’essence de chaque esprit avait été reconnue par Dieu, alors l’homme ne serait jamais libre. Prisonnier, où qu’il aille, son existence serait parfaite. Son sort resterait toujours juste. Mais l’homme porte en lui une essence libérée de l’ordre du cosmos.
Les rêves et désirs de l’homme libéré sont la manifestation d’une Raison-fille, apparue à l’intérieur de cette Raison universelle que constitue l’univers matériel. L’esprit conscient de lui-même est une divinité enfermée dans le cosmos, condamnée à vivre une existence limitée, comme une simple chose. Voilà le cœur de l'enfant qui prend conscience du monde autour de soi. Voilà le secret, que nous avons presque tous oublié pour nous protéger de la triste vérité. Bien qu’en nous-mêmes le microcosme formule des désirs intimes, libérés de l’ordre qui l’entoure, il voit la réalisation effective de ses désirs restreinte et broyée par l’ordre aveugle du macrocosme.
L’âme de l’homme est malade de sa condition. Ce trouble est à l’origine des religions qui résolvent la tension en inventant des fables mensongères (les promesses spiritualistes des croyants), ou en nous invitant à éteindre notre singularité (le nirvãna bouddhiste). Deux trahisons que certains êtres ne sont toutefois pas prêts à accepter. Pour eux, reste alors, loin, très loin... l’idéal philosophique, ce rêve de pouvoir surmonter la condition humaine avec ses seules forces morales et intellectuelles, et de parvenir à faire son salut de son vivant, sans jamais avoir renoncé à son Désir intime, ni à la vérité de l’univers matériel.
II - Philosophie
Préambule
Je
quitte désormais la démarche d'inspiration scientifique qui a prévalu
jusque-là, pour m'élancer à la quête de la plus belle lecture que je
puisse formuler de la réalité objective. Je passe maintenant de
l'explication du monde, au vécu du monde. Je vais tenter de vous amener
à l'union non seulement intellectuelle, mais également affective avec
la réalité. Je vais partir du stade des idées comprises, pour aller
vers celui des idées éprouvées. Je me propose de vous montrer comment
se libérer du matérialisme vécu comme une condition, en découvrant le
matérialisme éprouvé comme une libération. J’essaierai de vous faire
atteindre cet état sans pareil, où la force des sentiments renverse les
anciennes valeurs et reconstruit son image du monde. La confrontation
avec les conséquences émotionnelles de cette nouvelle vision des choses
révèlera si vous êtes capable de vivre ces idées en philosophe, ou si
vous vous cantonnez à les comprendre de façon distante et
impersonnelle. La rencontre que je vous propose avec l'engouement
d’esprits amoureux de la Raison universelle dira à votre cœur si vous
êtes ou non des nôtres. Si vous étiez déjà en chemin par vos propres
efforts, et que vous nous rejoigniez, alors vous allez sûrement vivre
un très grand moment.
Je vous emmène finaliser mes pensées auprès des quatre plus éminents
représentants de l'amour de la Raison universelle. Démocrite, Epicure,
Spinoza et Einstein nous accompagneront. Ces quatre génies partagent,
entre eux et avec moi, la même grande conception du cosmos et de
l’esprit. Leurs pensées dessinent les contours d'un courant
philosophique, où notre rationalisme intégral débouche sur un humanisme
radical. Même s’ils nous accompagnent, je ne prétends pas ici enseigner
les idées de tel ou tel personnage, mais j'expose seulement ma vision
du monde à travers les liens qui unissent ceux qui sont animés par
l'amour de la Raison universelle. A toi, chère lectrice, cher lecteur,
je présente ma vision des choses tout en la replaçant dans une
perspective historique, afin que cette doctrine rende ce qu’elle doit à
ses pères, et qu’elle montre combien elle s'inscrit dans un
extraordinaire héritage, non pour s'y conformer, mais pour le
prolonger, le dépasser parfois et jouir pleinement de ce pouvoir divin
que l'on attribuait jadis à la pensée lorsqu'elle nous emportait
jusqu'à ces hauteurs, dont l'idée même a depuis bien longtemps été
oubliée.
Depuis que la pensée humaine est apparue sur Terre, les millénaires dominés par la superstition se sont succédé. L'irrationnel n'explique rien, ne justifie rien, et par définition se contredit. Face à cette stérilité, quelque part, un inconnu a pour la première fois réalisé la puissance de la Raison. Au VIIème siècle avant notre ère, Kapila crée la première école philosophique en Inde. En Grèce, Anaximandre enseigne que le principe ultime est l’illimité, et commence lui aussi à expliquer les choses par des causes naturelles, tandis qu’en Chine, Confucius appelle les hommes “à développer et à rendre sa clarté au principe lumineux de la Raison que nous tenons du ciel”[1].
Le
point culminant de cet élan de rationalisation du réel est atteint
lorsque Leucippe proclame l’universalité du principe de Raison: “Rien n’arrive sans cause, mais tout a une raison déterminée et est dû à la nécessité”[2].
Dans la resplendissante cité d’Abdère, l’universalité du principe de
Raison raisonne dans le jeune Démocrite, alors élève de Leucippe. Après
un extraordinaire périple à travers l’Egypte, l’Ethiopie, la Perse,
l’Inde... Démocrite revient en Grèce doté d’un savoir prodigieux. Sa
longue quête a abouti. Il a approfondi l’hypothèse des atomes et a
percé le mystère de l’homme, de la vie et de tout l’univers. Il a
compris que le principe de Causalité est la loi ultime, qu’elle
s’exprime au sein d’une infinité de mondes, où se réalise l’océan des
possibilités:
“Voilà ce que je dis de toutes les choses”[3]. “Un tourbillon de toutes sortes de figures s'est séparé du tout”[4]. “Notre ciel et tous les mondes ont pour cause le hasard: car c’est du hasard que provient la formation du tourbillon”[5]. “La liaison fortuite des atomes est l'origine de tout ce qui est”[6]. “L'univers est infini parce qu'il n'est l'œuvre d'aucun démiurge”[7]. “Les
mondes sont illimités et différents en grandeur: dans certains il n’y a
ni soleil ni lune, dans d’autres le soleil et la lune sont plus grands
que chez nous, et dans d’autres il y en a plusieurs. Les intervalles
entre les mondes sont inégaux. Dans certains endroits il y en a plus,
alors qu’il y en a moins dans d’autres. Les uns croissent, d’autres
sont à leur apogée, et d’autres meurent. Ici ils naissent alors que là
ils disparaissent en entrant en collision. Certains mondes sont privés
d’animaux, de plantes et de toute humidité”[8]. “L’humide est le premier responsable de la vie”[9]. “Le corps est mû par l’âme, mais l’âme est quelque chose de corporel”[10]. “Elle se désagrège en même temps que le corps”[11].
Après la lecture publique de son ouvrage “Megas Diakosmos” [Le Grand
Système du Monde], Démocrite acquit une renommée considérable. Devenu
l’égal d’un dieu, le peuple d’Abdère érigea de nombreuses statues à sa
gloire éternelle. “Le
nom du philosophe Démocrite a été inscrit sur les monuments de
l’histoire grecque comme celui d’un personnage qu’on doit vénérer plus
que d’autres, et doté d’un prestige fort ancien”[12] observait
l’historien latin Aulu-Gelle. Véritable sagesse incarnée, durant toute
l’antiquité, le souvenir de Démocrite resta dans les mémoires comme
celui d’un génie inégalé. “Quel sage a jamais vécu et fait une œuvre égale à celle de Démocrite.... le meilleur de tous les philosophes”[13] demandait Diogène Laërce, “le plus subtil de tous les anciens”[14] disait Sénèque.
“Le divin Démocrite”[15], comme l'appelle Lucrèce, a eu un extraordinaire successeur, un démocritéen qui a approfondi et adapté sa pensée pour la mettre au service de la libération de l’être humain. En ces temps reculés, “alors que l'humanité gisait sur la terre, écrasée sous le poids de la religion qui depuis les cantons du ciel faisait peser son horrible regard sur les mortels, pour la première fois, un grec, homme mortel, osa lever les yeux contre elle, le premier osa s’y opposer, et rien ne l’arrêta: ni prestige des dieux, ni la foudre, ni les grondements menaçants venus du ciel, qui ne firent qu'exciter davantage l'ardeur de son courage, et son désir de forcer, le premier, les verrous de la nature. La force de son esprit triompha donc, et s'élança, au-delà des remparts enflammés du monde. Il parcourut l'univers infini sur les ailes de la pensée pour revenir victorieux, nous enseigner ce qui peut naître, ce qui ne le peut, et enfin pourquoi toute chose a un pouvoir délimité par des lois bornées. Le tour est maintenant venu à la religion d’être renversée et foulée aux pieds, victoire qui nous élève jusque dans les cieux”[16] annonce Lucrèce, disciple d’Epicure.
Après avoir lu les livres de Démocrite, Epicure rejeta complètement la religion de la foule pour magnifier ce sentiment quasi-religieux, qu’il éprouvait désormais à travers la contemplation rationnelle du cosmos. A ceux venus l’écouter dans son jardin, il expliquait que “l’univers a toujours été et sera toujours ce qu’il est actuellement, car il n’existe rien d’autre en quoi il puisse se changer, et il n’y a rien en dehors qui puisse agir sur lui”[17]. “A l’intérieur de l’univers, ce n'est pas seulement le nombre des atomes, mais c'est aussi celui des mondes qui est infini”[18]. Proclamant que le plaisir est le principe et le but de la vie, Epicure dénonça l'absurdité des guerres des rois et choisit d'accueillir des femmes, des esclaves et des étrangers, traités en égal dans son école. Lui, l’ami de tous les hommes posa les bases du contrat social et ouvrit la voie vers la vie heureuse. Pendant plus de 500 ans, l’épicurisme s’étendit à travers l’empire romain. Le nombre des épicuriens devint si grand que même une ville entière n’aurait pas suffi à tous les contenir. Chaque mois, ceux-ci se rassemblaient pour fêter la naissance du libérateur, cet homme-dieu qui s’était élevé pour proclamer l’indépendance de l’individu contre tous les asservissements imposés par les traditions, les menaces superstitieuses et le destin des fatalistes. “Heureux celui qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses, et qui, foulant aux pieds toute crainte, méprise l'inexorable destin et les menaces du cupide Achéron (les enfers)”[19] chantait Virgile.
Malgré l’influence de ces premières Lumières, le fanatisme religieux
l’a emporté d’abord en occident, puis en orient, et a éradiqué le génie
antique. Après un millénaire d’obscurantisme totalitaire, la
redécouverte de ce paradis perdu amorce sa renaissance en Europe. Les
humanistes réhabilitent progressivement les valeurs épicuriennes: la
théologie recule, le plaisir redevient enfin acceptable, et l’on fait
l’éloge de l’individu autonome et réfléchi s’opposant aux dogmes de
l’autorité. Là, Léonard de Vinci parle de la nécessité comme de “la maîtresse et la tutrice de la nature”[20],
tandis que dans son couvent dominicain, le prêtre rebelle, Giordano
Bruno prend conscience de la fausseté de la religion. Naît alors en lui
la fureur héroïque de renverser l’empire du mensonge. Contre l’idée
d’un dieu externe, Bruno conçoit l’autosuffisance du cosmos, et voit
dans ses pensées un ciel infini, rempli d’une infinité de mondes.
Galilée pointe alors sa lunette astronomique vers les hauteurs
célestes, et la métaphysique d’Aristote s’effondre définitivement.
C’est à cette époque, à Amsterdam, que voit le jour le grand maître du
rationalisme. Alors que René Descartes s’était contenté de restaurer la
Raison comme seul moyen humain de nous conduire vers la vérité,
Benedictus Spinoza encense la Raison universelle au rang de fondement
de la réalité et l’étend sans limites à tout le cosmos. Proclamant que
la Causalité pénètre toute chose, Spinoza approfondit sa compréhension
de la nature, du fonctionnement des sentiments jusqu’à l’organisation
des sociétés. L’illégitimité des pouvoirs monarchiques et des morales
fondées sur la superstition éclate alors au grand jour. A la place,
Spinoza propose le contrat social et parle d’une république
démocratique établie pour le bonheur et la liberté des individus...
Quel philosophe a jamais vécu et eut une influence comparable à celle
de Spinoza, le déclencheur du courant des Lumières ? “Je ne sais rien d’autre... s’enchantait Gotthold Lessing, il n’y a pas d’autre philosophie que la philosophie de Spinoza”[21]. Un siècle plus tard, le disciple d’Epicure, Thomas Jefferson déclare les droits inaliénables de l’être humain et son “droit à la recherche du bonheur”[22]. Témoin de l’épicuro-spinozisme triomphant, le révolutionnaire Louis Saint-Just s’exclame: “le bonheur est une idée neuve en Europe”[23].
A travers la France, les révolutionnaires se rassemblent alors dans des
temples de la philosophie pour y célébrer le culte de la Raison.
Depuis le génie de Galilée, l’astronomie, la physique, la chimie, la
biologie, la paléontologie, l’anthropologie… ne cessent d’offrir de
magistrales confirmations des idées que Démocrite s’était faites du
cosmos, du vivant, de l’homme et de l’esprit[24].
Sa conception de la matière devient enfin unanimement reconnue au mois
de mai 1905, lorsque celui qui allait devenir le plus grand physicien
de tous les temps apporte la confirmation que la matière est bien
organisée en corpuscules[25].
En cette année miraculeuse, Albert Einstein refonde totalement notre
compréhension de la matière, de l’énergie, de l’espace et du temps.
Laissant sur place un parterre d’empiristes bornés[26],
son esprit s’empare de la puissance infinie de la Raison pure, soulève
un coin du grand-voile, et entrevoit la structure cachée du cosmos.
Il y a dans la rencontre entre Einstein et Démocrite plus qu’une simple
coïncidence. Einstein admirait en Démocrite beaucoup plus que le génial
annonciateur de ses propres découvertes sur la discontinuité de la
matière et de la lumière. Il voyait en lui le plus ancien sage animé
par l’amour de la Raison universelle, ce sentiment quasi-religieux qui
guidait sa quête scientifique et fondait sa prétention à pouvoir
découvrir “les pensées de Dieu”[27].
L’Amour Intellectuel de la Raison Universelle
Dans tout système de pensée, il existe des axiomes, des définitions, et des présupposés implicites qui ne sont ni démontrables, ni réfutables depuis l’intérieur de ce système. Pour établir leur véracité, il faut sortir du système et les étudier dans un cadre plus grand. D’une manière générale, il n’est jamais possible de discuter de la validité de certaines idées à partir d’un point de vue les incluant. Pour les juger, il faut s’extraire vers une vue plus fondamentale afin de les analyser depuis l’extérieur. Cette problématique extrapolée au cosmos tout entier, par définition le plus grand de tous les systèmes, suggère que la démonstration du principe ultime n’est pas possible depuis l’intérieur. Les adversaires du rationalisme intégral sont donc dans le vrai lorsqu’ils concluent que le principe fondateur du réel ne peut pas être formellement démontré. Là où ils ont tort, c’est de prétendre que celui-ci est forcément insaisissable et incompréhensible. En effet, le fond du secret pourrait être une vérité fort simple, connue de tous, bien que nous soyons incapables de la prouver en logique... Et effectivement, on ne peut établir une démonstration du principe de Raison sans, dans le même temps, utiliser ce principe, ce qui rend toute tentative caduque. Cette impossibilité à établir une démonstration du principe qui rend n’importe quelle démonstration possible n’est pas une nécessaire limitation à la vérité en soi, qui impliquerait l’existence d’une force transcendante qui le dépasserait. C’est seulement une incapacité des êtres contenus dans l’univers à établir formellement une preuve du principe ultime qui soutient tout. Au contraire d’une limitation définitivement réductrice, c’est la compréhension même de cette impossibilité qui suscite mon intuition rationnelle d’être face au principe le plus fondamental qui soit. Bien que cette constatation ne constitue toujours pas une preuve absolue, le degré de vérité qui en jaillit est incomparable avec les croyances irrationnelles issues de dogmes formés pour des motifs moraux ou religieux. Ma connaissance du principe ultime s’apparente à la compréhension immédiate d’une vérité mathématique éternelle. Spinoza l’appelait “la connaissance du troisième genre”[28]. Confronté à notre condition logique, vous pouvez vous déclarez insatisfait et vous condamner au scepticisme le plus extrême, ou vous pouvez désormais renaître en liant la plus profonde sincérité de votre être à un amour intellectuel pour la Raison universalisée, qui conférera la plus haute marque de vérité aux idées et sentiments construits par la logique de votre pensée.
“Ce qui m'intéresse vraiment, c'est de savoir si Dieu avait un quelconque choix en créant le monde, c’est-à-dire si la nécessité issue de la simplicité logique laisse ou non un quelconque degré de liberté”[29] confiait Albert Einstein. En effet, si la nécessité issue de la simplicité logique, élevée au rang de Dieu, ne laisse aucun degré de liberté, il n’y a plus d’énigme insoluble, ni de mystère éternel. Il n’y a même plus de pourquoi. Le fond du secret est simplement devant nos yeux, et c’est seulement parce que l’esprit humain ne perçoit pas immédiatement les interrelations présentes, et qu’il a la capacité de produire des erreurs comme “1+1 = 3”, que nous nous perdons dans d’absurdes chimères en imaginant des transcendances en amont des choses que nous ne comprenons pas, pour les régler, alors que l’inexorable nécessité logique a déjà tout fixé en interne. “Toutes les choses ont découlé nécessairement et découlent sans cesse avec une égale nécessité, de la même façon que de la nature du triangle il résulte de toute éternité que ses trois angles sont égaux à deux droits”[30] expliquait Spinoza.
A travers l’histoire humaine, rares sont ceux qui ont su reconnaître dans le principe de Raison, l’essence de la réalité, et encore plus rares sont ceux qui ont su s’en émerveiller. En cela, Spinoza est probablement le plus profond. Jadis, Leucippe comprit le fond du secret et Démocrite composa la plus ancienne philosophie rationaliste et complète de tout, du fondement des mondes matériels aux plus subtiles capacités de l’esprit humain... la vision du cosmos qui inspirait Albert Einstein. Guidé par le sentiment de vivre dans un univers totalement rationnel, Einstein consacra sa vie à essayer d’unifier toutes les lois de la nature afin de découvrir le cadre logique qui gouverne notre monde. Aujourd’hui, ses successeurs poursuivent sa quête et bâtissent de nouveaux ponts. Un jour, toutes les sciences, de la physique du vide à la biologie de la conscience seront unifiées. Les avancées de mon temps m’ont permis de m’approcher un peu plus près du pont qui lie Dieu à sa création infinie.
Dieu est le principe de Raison. La Causalité est omniprésente. Elle est partout. Elle est en nous, dans nos pensées, dans nos émotions, jusque dans la plus profonde intimité de notre être. Par la seule force de son inexorable nécessité, le principe de Raison a engendré l’infinité des mondes. Par conséquent, il y a une équivalence entre ce principe et le cosmos éternel. Le principe créateur n’est pas la cause externe du réel, mais il ne fait qu’un avec le réel dans sa globalité. “Dieu, c’est la nature”[31] disait Spinoza. La réalité est l’expression de la plus pure rationalité réalisant l’océan des possibilités, et renfermant donc “une infinité de choses infiniment modifiées, c'est-à-dire tout ce qu’un entendement infini peut concevoir”[32]. Telle une vérité mathématique, la totalité n’existe que par sa seule nécessité interne, elle ne se maintient que par son inexorable simplicité logique, et c’est bien là, la seule réponse finale envisageable à la question fondamentale de l’existence du réel. Tout ce que la réalité contient et le fait même qu’il y ait une réalité est strictement et parfaitement nécessaire. Même si notre intellect peine à l’appréhender, il parvient parfois à entrevoir la perfection logique qui se révèle dans l’existence. L’esprit se surprend alors à s’observer lui-même touchant l’absolu, ce qui déclenche un sentiment cosmique, quasi-religieux. “Le sentiment religieux engendré par l’expérience de la compréhension logique de profondes interrelations est quelque chose de différent du sentiment que l’on appelle généralement religieux. C’est plus un sentiment d'admiration pour l’ordre qui se manifeste dans l’univers matériel”[33] expliquait Albert Einstein. “Je peux comprendre votre aversion pour le mot “religieux” pour décrire l’attitude émotionnelle et psychologique qui se révèle le plus clairement chez Spinoza. Je n’ai pas trouvé de meilleur mot que “religieux” pour la foi dans la nature rationnelle de la réalité qui est, au moins partiellement, accessible à la pensée humaine. Dès lors que ce sentiment est perdu, la science dégénère en un empirisme dénué d’inspiration”[34].
Après “Megas Diakosmos” [Le Grand Système du Monde], chef-d'œuvre intemporel par lequel Démocrite avait appris aux hommes que le cosmos est l’expression naturelle de la Raison universelle, il rédigea ensuite “Mikros Diakosmos”[35] [Le Petit Système du Monde], un nouvel ouvrage dans lequel il décrivait l’homme comme un microcosme conduit par sa Raison individuelle. Au contraire du commun des hommes qui utilise la Raison comme un outil limité, le sage amoureux de la Raison universelle voit dans ses facultés intellectuelles un pouvoir divin. Il se sent en possession de la clef du tout. Voyant que son esprit fonctionne grâce à une réplique biologique du principe du réel, Démocrite proclama que “sont dieux, les principes de l’intellect”[36] et s’identifia alors lui-même comme “la voix de Zeus”[37]. La Raison humaine, cette “lumière divine”[38] comme l’appelait Spinoza, est la faculté de notre cerveau qui reproduit la Causalité et nous donne accès à l’ordre naturel engendré par la Causalité universelle. Là où les théologiens abaissent l’homme en prétextant que la partie ne peut comprendre le tout, nous, nous percevons la rémanence du principe ultime vivre en toute chose finie, de telle sorte que “plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu”[39] écrivait Spinoza.
Désormais, l’être animé par l’amour de la Raison universelle n’est plus condamné à demeurer dans la condition de l’homme originel, cette misérable créature, humiliée et écrasée par le surnaturel. Grâce à sa pensée rationnelle, il peut briser sa condition d’animal ignorant, apeuré et projeté dans une existence incompréhensible, pour s’élever jusqu’à sa plénitude métaphysique. Tout apparaît dans son éternelle et immédiate simplicité à l’esprit qui accède à l’amour de la Raison universelle. Avec ce sentiment, l’esprit peut intuitionner la totalité du réel, en s’offrant le pouvoir de parcourir l’univers infini sur les ailes de la pensée. A l’opposé de la transcendance, absurde et dégradante, le sage éprouve, fasciné, le sentiment d’immanence issu de la Causalité universelle qui s’exprime dans l’infini, où naît, meurt, et renaît un nombre inintelligible de mondes, de formes de vies et de consciences en des temps illimités. Métrodore, disciple d’Epicure, insiste pour que tu te souviennes que “tout en ayant une nature mortelle et en disposant d’un temps limité, tu t’es élevé grâce aux raisonnements sur la nature jusqu’à l’illimité et l’éternité, et tu as observé: ce qui est, ce qui sera et ce qui a été”[40].
“Devant de telles visions, une joie divine, un saint frémissement me saisissent à la pensée que ton génie a contraint la nature à se dévoiler tout entière”[41] chantait Lucrèce. A me retourner et à tout contempler, je me surprends moi aussi à éprouver cet étrange et incroyable sentiment d’avoir su saisir le fond du secret. Par le pouvoir de la vérité, de mon vivant, j'ai conquis l'univers.
Le sage contemple l’univers infini. Il voit que le grand-tout n’est rien. Il n’y a pas de marche des mondes. Il n’y a pas de sens humain au multivers. La logique mathématique réalise tout, éternellement, une infinité de fois. Les atomes se rencontrent fortuitement dans le vide et produisent l’infinité des mondes. Comme les choses n’ont pas de sens hors d’elles-mêmes, c’est débarrassé d’une quelconque forme de théologie que Démocrite comprît son existence. Apparu alors un nouvel homme... un homme libéré de l’ordre du cosmos. Cet être réalise dès lors l’absurdité des traditions, des jugements et des morales imposées selon un prétendu ordre supérieur. Rien ne règne au-dessus de lui. Il est et se conçoit totalement libéré. Il devient son propre Dieu. “L’homme sage et savant est la mesure de toute chose”[42] proclama Démocrite.
Aucun homme ne naît naturellement à la fois sage et savant. La signification qu’une conscience attribue initialement aux choses lui a été arbitrairement inculquée par son environnement familial, social et culturel. Après trois pourquois de suite, enchaînés sur n’importe quel sujet, l’esprit se heurte à son ignorance, et souvent aussi à une vacuité de sens. Si l’âme s’interroge plus avant sur le véritable fondement de ses actions et de ses sentiments, elle remarquera qu’elle n’en connaît pas l’origine... Si elle continue de s’aventurer dans cette direction, ses sentiments commenceront à vaciller, et les questions sans réponses à apparaître: quel peut bien être le sens de tout cela ? Après tout, pourquoi cet événement me rend-il heureux ? Au fond, pourquoi aurai-je envie d'accomplir certaines choses et d'en combattre d'autres ? Depuis quand cette vie m'appartient-elle ?
La plupart des êtres humains vivent sans se poser de telles questions, et se contentent d’une morale émotive et de l’idéologie de leur classe sociale... pour le meilleur et pour le pire. Chez d’autres à l’instinct philosophique plus développé, la conscience de cette fragilité interne conduit à vouloir refonder entièrement sa compréhension de soi-même et du monde, sur des bases saines et claires, en trouvant la signification véritable des principes qui nous guident, et à découvrir quand et pourquoi les sentiments et les choses vécues ont vraiment un sens.
L’esprit philosophique naît en remettant complètement en doute toutes les idées et émotions incertaines autour de lui, et en lui. Il se retrouve seul dans sa bulle, là où sa conscience a jadis émergé, là où son cœur a autrefois formulé ses toutes premières émotions intimes. L’âme du philosophe recherche toute sa vie à retrouver la pureté de ce moment où elle est née. Avec des efforts, elle pourra retourner dans son sanctuaire et y puiser sa liberté. Dans ce lieu, elle redécouvre l'émotion née ce jour d'enfance, lorsque pour la première fois, elle a pris conscience de la valeur de la vie. Au départ, pétrifiée par le choc issu de ce premier moment où elle a pleinement réalisé la portée de l'instant présent, l’âme va progressivement se réhabituer à la pureté originelle du sentiment de soi. Elle aimera peut-être se laisser pénétrer par la joie née de la contemplation de sa propre existence. Ressentir son être révèle en effet à soi-même le prix de cette chance qui jamais ne sera égalée. Par l’exercice de la méditation, l’âme philosophique réinvestie son sentiment le plus intime et le prépare à affirmer sa puissance d’exister.
Le cosmos est vide de sens. Il n’y a pas de sens à l’existence. Il y a seulement un sentiment d’exister, en chacun de nous, qui est la source d’un sens particulier. Tant que le sentiment de soi n’est pas assez structuré pour être devenu le moteur de l’existence, l’esprit se cherchera un sens et des points d’appuis extérieurs. Comme celui qui recherche la cause de l'univers et qui ne peut ni la trouver, ni la comprendre, car Dieu n'est pas la cause première mais le principe de Causalité, l'esprit ne peut se comprendre lui-même à travers une raison circonstancielle, sans quoi il perdrait son sens et se condamnerait à un statut d'esclave ; mais il ne se découvre qu'en se vouant complètement à son pur sentiment d’exister. Le cosmos n'a pas une cause, il est l'émanation du principe de Causalité. La vie d’un esprit libéré n’a pas de sens naturel, ni de justification externe, elle est la manifestation d’un sentiment existentiel. La tonalité de son âme matérielle ne se réduit pas à une cause particulière ; elle est l’expression d’une manière singulière d’éprouver et de désirer.
Le sentiment de soi anime la Raison humaine pour former un microcosme psychologique. L'esprit qui se contemple soi-même ressent sa nécessité intérieure, et découvre son être au plus profond de lui-même. Il se sent libre, guidé par les désirs qui émanent du fond de son âme. Lorsque les bases du soi se sont suffisamment affermies et développées, l’entendement forme des désirs intimes dans lesquels le sentiment de soi est tellement présent, qu'il se reconnaît en eux, les contemple et veut vivre avec et pour eux. Après des années de méditation, l'homme sage et savant trouve en lui la force de réaffirmer ses Désirs intimes contre le champ apparent des possibles qui l'invite à s'éteindre et se renier. Le sage affirme ses désirs intimes, et tend vers sa joie avec la compréhension que ce qui a de la valeur, ce ne trouve pas dans les affects subis, mais dans cette Causalité intime qui fonde ses sentiments et les fait vivre en son cœur. Aucune passion isolée n'a en soi les moyens de révéler à l'homme le fond de son secret. Seule sa Raison intime donne un sens à ses actes, une valeur à ses sentiments, une signification aux choses qu'il aime. La conscience rationnelle qui sommeille en chacun de nous est la seule chose qui puisse donner sa valeur à nos vies. Sans amour de soi, l'homme sombre dans le néant existentiel. Ce n'est que grâce à la contemplation de lui-même, que ses idéaux, sa volonté, ses sentiments émergent dans la logique de ce qu'il est, dans le rêve de ce qu'il veut être. Alors seulement, l'homme peut se retourner sur lui-même et ressentir le sens de son existence.
Rationnel en sa pensée et dans sa compréhension de l’univers, rationnel
en son cœur et dans ses sentiments les plus profonds, l’esprit libéré
s’est élancé vers le degré ultime de l’être. La Raison est le principe
suprême. Elle fonde le réel, le vrai, nos connaissances, nos idéaux, le
sens de nos vies. A celui qui sait l’encenser, elle donne en retour la
capacité d’aimer véritablement. Au sage qui accède au fond du secret,
elle insuffle un émerveillement infini, là où sa contemplation
s’éternalise et son cœur se soulève, lorsqu’il réalise qu’il est tombé
amoureux de la Raison elle-même. La Raison est le principe ultime:
c’est Dieu autour de nous, et la lumière divine qui s’est éveillée en
chacun de nous.
“L'amour
intellectuel de l’esprit pour Dieu est une partie de l'amour infini que
Dieu a pour soi-même... cet amour est donc une action par laquelle
l’esprit se contemple soi-même... il ne se distingue donc véritablement
pas de la gloire”[43] s’émerveillait Spinoza.
L’Idéalisme Héroïque
Envahi par l’amour de la Raison universelle, le sage découvre l’amour métaphysique de soi-même. Il se sent transporté au rang de glorieuse manifestation divine, et comprend sa totale légitimité à transformer une partie du cosmos selon ses rêves. Il lui appartient d’affirmer son essence en ce monde, et d’y faire triompher partout ses désirs, en réalisant tout ce que la logique aveugle est incapable de parachever. Voyant que le principe ultime s’est reconstitué en lui, le sage réalise la valeur inestimable de son être. A ses yeux, chaque individu pleinement conscient de lui-même est porteur d’une essence qui le rend irremplaçable. Pour moi, la seule chose qui ait un sens, ce sont ces idéaux que je porte dans mon cœur d’enfant et que je partage avec d’autres êtres. La seule chose qui ait une signification, ce sont ces désirs qui proviennent de ma Causalité intime et qui vivent en moi-même.
Le
Désir exprime et fait vivre l’essence de l'homme. Ne pas exalter ses
désirs intimes, se conformer à l’ordre présent ou renoncer à ses rêves
par peur de l’échec, c’est laisser disparaître son essence individuelle
écrasée sous le poids des causes extérieures. Exister véritablement
requiert l’affirmation glorieuse de son être. Exister pleinement, c’est
faire vivre cette volonté de peser sur cette réalité pour y faire
triompher les désirs rationnels liés à son sentiment d’exister. Par
conséquent, “l'humilité n'est point une vertu”[44], mais au contraire vois dans “la
satisfaction de soi-même, venant de ce que l'homme contemple son être
et sa puissance d'agir, ce que nous pouvons posséder de plus haut”[45] t’enseigne Spinoza.
Dans l’esprit libéré, le désir-puissance tend à fusionner avec
l’amour-joie. Quand un des désirs intimes s’accomplit, la conscience de
sa puissance d’exister s’accroît et se manifeste alors par le sentiment
de la joie authentique. L’esprit libéré veut vivre de grands moments,
sentir de belles choses et accomplir les actions que lui inspire son
être. Il tend vers le bonheur, non comme une fuite, apeuré par la peur
de la mort, mais comme l’affirmation glorieuse de son essence dans
cette réalité désormais comprise. C’est avec un tel recul métaphysique,
que des sages comme Epicure et Spinoza proclamèrent jadis leur quête de
la vie heureuse.
Adversaire
emblématique des fatalistes, le disciple d’Epicure vit en dieu
glorieux. Il ne se laisse aucunement soumettre par l’ordre des causes
extérieures. L’amour rationnel de son être s’oppose à l’impuissance des
hommes ordinaires. En plus de se remplir de ses sensations agréables et
de ses souvenirs heureux, à travers la compréhension de ce qu’il
accomplit, il ressent une immense joie provenir de son sentiment
d’exister. Sachant que la seule chose qui a de la valeur, c’est le
triomphe de ses raisons intimes. Il rejette ses peurs et ses faiblesses
et ne se laisse pas détourner par la possibilité de l’échec. “Il
vaut mieux faire de bons calculs, même malchanceux, qu’avoir de la
chance après de mauvais calculs, car ce qui a de la valeur, c’est
réussir dans les entreprises que l’on a sagement méditées”[46] enseignait Epicure.
Affirmant ses désirs sur le monde, l’homme libéré est parti en quête de
ses idéaux, aussi loin que ceux-ci puissent résider. Il agit comme s’il
était impossible d’échouer. Il a banni toute faiblesse, afin de vivre
pleinement les idéaux qui proviennent de son essence, ceux qu’il a dans
son cœur d’enfant. “La recherche de la vérité et de la beauté est une activité où il est permis de rester enfant toute sa vie”[47]. “Si
je ne m’obstine pas inlassablement à poursuivre cet idéal éternellement
inaccessible en art et en science, la vie n’a aucun sens pour moi”[48] confiait Albert Einstein.
La réalité n’ayant été conçue ni pour moi, ni pour l’espèce humaine, ni même pour n’importe quel but ou chose particulière, nous sommes ignorés par l’ordre naturel, et donc constamment confrontés à un océan d’obstacles et d’injustices. Face à cette condition, l’esprit peut abandonner son Désir intime, le refouler, le condamner et même le nier jusqu’à tendre à redevenir une pierre, ou à l’opposé il peut le vivre héroïquement, comme Epicure, dans “la joie mêlée de larmes”[49], ce sentiment de puissance qui envahit celui qui, bien que pleinement conscient de sa condition, l’a surmonté par une joie plus forte, venue du plus profond de son être.
Renoncer à son Désir, c’est renoncer à soi-même et se laisser détruire complètement. Tenir fermement à son Désir, c’est exister réellement. Par ce simple raisonnement, l’homme libéré connaît sa supériorité sur les cœurs qui gémissent, renoncent, ou fuient devant le réel. Comprenant sa condition d’être singulier dans un univers aveugle, l’homme libéré réalise l’origine de sa souffrance. Il voit qu’elle est le prix des belles choses qu’il a dans son cœur. Grâce à cette vision, sa tristesse n’est plus aliénante. Elle produit même une gloire existentielle qui l’invite à mener une vie héroïque. “Va ton chemin en indestructible”[50] lançait Epicure à son disciple Colotès. L’homme libéré sait que le sens de sa vie n’existe qu’à travers l’accomplissement de ses raisons intimes et meurt avec sa soumission au monde. Par conséquent, se contenter de ses instincts primaires et des normes de son temps, ou prendre peur et s’enfuir dans la croyance religieuse, ce serait laisser son être disparaître et mourir de son vivant. Pour l’esprit animé par la complète sincérité, l’ignorance, la confusion et les fables mensongères ne sont d’aucun réconfort. Tout ce qui le détourne de son Désir est une menace à sa seule chance d’exister véritablement. Dans le cœur dur et sensible de l’homme libéré, la faiblesse et le mensonge seront bannis, tandis que la vérité devra être recherchée, et comprise à n’importe quel prix. Il en va de son existence.
L’homme libéré s’est élancé dans le réel avec le plaisir intérieur d’être un microcosme, ce sentiment métaphysique de s’appartenir totalement et d’idéaliser de belles choses en soi-même. Désormais rien ne peut plus l'arrêter. Par réaction, ses peines éveillent sa révolte, exaltent sa détermination et accroissent sa puissance intérieure. Plus il souffre, et plus il s’affermit, se construit et se résout à affirmer ce qu’il est, en gravant ses désirs et ses joies conquises dans le cosmos. Une paix durable émane de la contemplation de son incroyable résistance. Malgré l’impact dévastateur de l’absurde condition humaine, l’homme libéré a réussi l’exploit de faire survivre sa Raison intime dans son cœur. L’univers subit depuis toujours le vent de révolution conséquent à la présence de cette puissance indépendante qui l’habite. L’univers est contraint de se métamorphoser sous les coups de cette divinité piégée à l’intérieur du cosmos.
L’homme libéré s’est levé pour regarder l’horizon au loin, et a osé proclamer que défier le destin sera son mode d’existence. Désormais, ses plus beaux rêves, mêmes irréalisés, ne peuvent plus le détruire ni le hanter, car ils sont les émanations secondaires d’une puissance d’être devenue invincible. Tout désir particulier et fluctuant s’est désormais associé à une joie permanente d’exister, qui elle ne s’épuise pas, et transparaît en retour dans chaque désir et amour singulier. Porté par son héroïsme existentiel, l’homme libéré a découvert le miracle qui sommeillait en lui. La vraie sagesse, ce n’est pas renoncer à son Désir, se contenir ou se réprimer, mais au contraire de s’exalter afin d’accomplir des chefs-d’œuvre. La vraie sagesse, c’est de vivre en immortel, ici, durant sa courte vie.
Les fatalistes préfèrent changer l’ordre de leurs désirs plutôt que de vouloir vaincre l’ordre du monde. Ils sont bien en cela les esclaves de leurs faiblesses. Moi, je préfère m’efforcer à bâtir un miracle. Changer l’ordre de mes désirs, c’est bafouer mes raisons intimes et sombrer dans l’inexistence. La partie émotionnelle des sentiments n’a pas de valeur si elle n’est l’expression sensible d’une raison qui existe dans mon cœur. A quoi bon le plaisir, si je ne porte pas le pourquoi profond de mes actions ? L’homme libéré préfère tous les malheurs et tristesses de sa vie, conscient des idéaux qu’il poursuit, et des rêves presque impossibles vers lesquels il tend, à tous les plaisirs ennuyeux du commun des mortels, qui lui apparaissent totalement vides de sens. Au-delà des tristesses et des joies circonstancielles, il ressent dans la pleine conscience de sa Raison intime une incommensurable joie émanée de sa déification intérieure, une béatitude irrémédiablement liée à son être. L’homme libéré n’est plus ce qu’il est. Il est ce qu’il aime.
Je pense être un tel homme. Je ne crains plus de réaliser honnêtement
mes maladresses, mes échecs et mes fautes présentes. Je ne me cache pas
ma condition. Je préfère la vérité qui balaye au mensonge qui
empoisonne. En dépit, de ces terribles nouvelles, je suis libéré du
fardeau et je ressens cet immense plaisir de savoir qui je suis. Je
décide désormais en toute conscience qui je veux devenir et où je veux
aller. Je ne subis plus ma condition. Je suis prêt à refaire ce monde.
Je ne suis plus l’homme originel qui suit le sort que le hasard a
accidentellement imposé sur cette planète. J’ai refusé mon sort. Alors,
seulement j’ai été libre de devenir ce que je suis au plus profond de
moi-même.
Devant l’incompatibilité entre l’ordre de ce monde et les désirs de
tout esprit libéré, la plupart des âmes plient et perdent le sens de
leur vie. L’espèce à laquelle j’appartiens est prête à faire plier le
monde pour exister.
L'Homme Libéré Veut Parachever la Création
“Voilà
donc la fin à laquelle je dois tendre: acquérir cette nature humaine
supérieure, et faire tous mes efforts pour que beaucoup d'autres
l'acquièrent avec moi ; en d'autres termes, il importe à mon bonheur
que beaucoup d'autres s'élèvent aux mêmes pensées que moi, afin que
leur entendement et leurs désirs soient en accord avec les miens ; pour
cela, il suffit de deux choses, d'abord de comprendre la nature
universelle autant qu'il est nécessaire pour acquérir cette nature
humaine supérieure ; ensuite d'établir une société telle que le plus
grand nombre puisse parvenir facilement et sûrement à ce degré de
perfection. On devra veiller avec soin aux doctrines morales ainsi qu'à
l'éducation des enfants ; et comme la médecine n'est pas un moyen de
peu d'importance pour atteindre la fin que nous nous proposons, il
faudra mettre l'ordre et l'harmonie dans toutes les parties de la
médecine ; et comme l'art rend facile bien des choses difficiles et
nous profite en épargnant notre temps et notre peine, on se gardera de
négliger la mécanique”[51] écrivait Spinoza.
Le sage est en quête d’un monde et d’une société meilleure qu’il lui
revient d’établir. L’être humain étant issu du monde préhistorique,
c’est-à-dire d’un ordre qui n’est pas en accord avec les valeurs
humaines, notre condition demeure dirigée par des lois physiques,
biologiques, sociales, morales… qui ne tiennent pas compte de l’unicité
qu’il y a en chacun d’entre nous. La compréhension de la réelle nature
de Dieu explique les failles de notre monde. La création est inachevée
et elle ne prendra en compte la valeur de la vie humaine, que dans la
mesure des transformations apportées par les êtres qu’elle contient.
Pour que la vie consciente obtienne sa juste condition, l’homme libéré
doit achever le travail de Dieu. L’ordre absurde qui nous entoure devra
être vaincu par un idéalisme rationnel qui se concrétisera par des
révolutions nées du Désir réfléchi en un monde meilleur. Ayant jadis
deviné l’existence passée des hommes préhistoriques et percevant les
immenses progrès à accomplir, Démocrite étudiait les choses pour
améliorer l’ordre naturel. “Nos raisonnements perfectionnent les données fournies par la nature, et y ajoutent de nouvelles inventions”[52] poursuivait
Epicure. Depuis des millénaires, cet idéalisme progressiste est
l’expression même de notre puissance d’exister.
Dans l’antiquité, les âmes impuissantes invoquaient le destin pour
justifier le reniement de leur essence et de leurs désirs. Les masses
fatalistes n’ont pas disparues, elles se sont tout juste transformées.
De tout temps, les âmes impuissantes cherchent à réduire l’individu à
un ordre extérieur. A travers les époques et les civilisations, elles
ne cessent de réinventer de nouvelles formes de théologie, non
seulement spiritualistes mais parfois même d’inspiration matérialiste.
Voir la nature comme un ordre qui domine absolument l’espèce humaine,
affirmer que l’homme n’est qu’une marionnette inventée par un dieu
transcendant, ou encore vouloir réduire l’individu à une catégorie
appartenant à la société ou à l’état, c’est toujours nier l’essence de
l’individu singulier. Dans toutes ces conceptions, la personne humaine
singulière doit s’incliner devant un ordre totalisant qui la domine
complètement: doctrine du destin, divinité transcendante, tribalisme,
nationalisme racialisme, communisme, soumission à la nature pour motif
écologique ou autre... sont tous autant de formes variées de théologie.
Ces visions légitiment l’écrasement plus ou moins prononcé des désirs
de l’individu singulier au nom d’un ordre suprahumain. Entre ceux qui
délirent hors des lois de la nature, et les autres qui rêvent de nous
soumettre à une condition barbare, cruelle ou primitive... tous
prétendront vouloir aussi changer le monde. Cachés derrière leurs
luttes fratricides, ces néo-théologiens se sont tous vautrés dans des
formes variées de providence et se soumettent à un système totalisant,
la quête opposée à celle de l’homme libéré, qui déifie les désirs
intimes de l’individu, et proclame sa légitimité à métamorphoser une
partie du cosmos selon ses rêves.
Dans toute conception théologique, l’homme doit se soumettre à un ordre
supérieur. Au contraire, dans un univers immanent, “en tant que l’homme est une partie de la nature, il constitue une partie de la puissance de la nature”[53] expliquait
Spinoza. Il possède donc toute légitimité à transformer la réalité de
l’intérieur, par les effets de sa propre puissance. Toute autorité
supra-individuelle entre en opposition frontale avec l’hyper-humanisme
de l’homme libéré. Nous condamnons toute forme de théologie, même
naturaliste. L’homme n’a pas à se soumettre à l’esprit des lois de la
nature, à la cruauté de la sélection naturelle, au supposé mouvement de
l’histoire, pas plus qu’à l’ordre social hérité, mais bien à utiliser
les lois de la nature pour vaincre la nature et y imposer ses valeurs. “La nature domine la nature, et la nature triomphe de la nature”[54] avait jadis proclamé Démocrite.
L’homme libéré s’est tourné, le bras tendu, le poing fermé, le regard
levé vers les étoiles. Face à l’ordre présent, son Désir intime
l’emporte jusqu’à lui faire défier toute la création. De son être
s’éveille une exaltation qui le déborde totalement. Il sent monter sa
gloire existentielle, comme si toutes les forces du cosmos s’étaient
rassemblées en lui. Durant l’antiquité, la foule aurait dit d’un tel
homme qu’il défie les dieux. Justement, là où la majorité fataliste se
sent impuissante face à son sort et se résigne, l’homme libéré
s’affirme en dieu glorieux. Devant les cieux, il annonce qu’il va
achever le travail de Dieu. En ce monde, sa volonté et ses désirs
seront la main de Zeus. Alors seulement, la réalité lui appartiendra
pleinement. L’homme libéré est porté par les idéaux qu’il entrevoit
dans ses pensées. C’est grâce au cœur de l’homme libéré que l’on doit
de ne plus habiter les cavernes. C’est aussi lui qui a chassé les
tyrans, et ce sera encore grâce à lui, si demain le monde sera meilleur
qu’aujourd’hui. Pressentant la réelle possibilité d’un monde meilleur,
l’homme libéré n’est pas en conflit avec Dieu, mais seulement avec
l’absurde condition originelle de l’être humain. Dès lors, sa tristesse
n’est plus une détresse existentielle. Sa peur, seulement un obstacle
qui l’empêche de devenir ce qu’il est, et d’atteindre ce lieu où il
devrait vivre. L’homme libéré rejette sa tristesse pour se dépasser et
atteindre ses idéaux. Il veut résister aux peurs qui l’aliènent pour
pouvoir faire vivre au moins un rêve issu de ses raisons intimes. Peu
importe que la probabilité de réussite soit faible du moment que cela
ne soit pas définitivement impossible. Face à l’immensité du chemin à
accomplir, l’homme libéré ne choisit pas la solution la plus facile,
pas la plus probable, pas la moins critiquable. Il choisit la plus
belle possibilité qui ne soit pas réfutée, la meilleure qui ne semble
pas définitivement impossible. Pour lui, la vie ne consiste pas à
concilier les affects présents avec la pensée du moment, mais à
développer ses raisons intimes grâce à son intelligence, afin de
trouver, d'idéaliser, d'inventer en son cœur les véritables rêves qui
le satisfassent, et vouloir les atteindre, aussi loin qu'ils puissent
résider. Cet idéaliste rationnel ne se laisse pas affaiblir par la peur
de l’échec. Conscient de sa faillibilité, il décide d’aller outre ses
peurs. Là où les hommes ordinaires se réfugient dans l’ignorance et le
scepticisme, l’homme libéré a le courage de se forger les meilleures
vérités présentes et de vivre avec, malgré ses doutes. Prendre le
risque de philosopher, de vivre, d’aimer pleinement, voilà sa grandeur.
Défendre sa compréhension de la vérité de tout son cœur, avec en même
temps le doute irréductiblement lié à la faillibilité de l’esprit, et
l’honnêteté de reconnaître ensuite son erreur, s’il y a lieu, est de
loin, la plus belle des attitudes, sans même que puisse être dressée de
comparaison avec la frilosité passive, l’humilité et autres inhibitions
décadentes propres aux âmes impuissantes.
Corrigeant les injustices engendrées par le hasard de l’ordre aveugle,
les progrès d’ores et déjà accomplis ont métamorphosé ce monde. Une à
une, ces améliorations rendent peu à peu à la nature la perfection
qu’elle a perdue aux yeux des hommes lorsque ceux-ci ont cessé d’être
des animaux et qu’ils se sont éveillés. Lucide devant les immenses
difficultés qui l’attendent, l’homme libéré demeure résolu. Il vit pour
des miracles... les miracles qu’il prépare de ses propres mains. Grâce
à ses mains, ses outils, ses machines... l’homme démultiplie sa
puissance et impose progressivement ses désirs à l’ordre aveugle autour
de lui. Lentement, il s’affranchit de son absurde condition animale qui
l’avait condamné à travailler, non pour s’accomplir, mais comme une
nécessité à sa survie. “Le
développement de la technologie signifie que de moins en moins
d’efforts sont réclamés à l’individu pour la satisfaction des biens de
la communauté... ainsi l’énergie et le temps libre que l’individu gagne
peut être utilisé pour son développement personnel”[55] expliquait
Einstein. Bientôt nos robots autonomes, autocontrôlés et
auto-entretenus auront tellement démultiplié notre puissance, que ces
machines réaliseront l’essentiel de l’effort de survie à notre place,
en produisant les éléments nécessaires à notre subsistance et à notre
bien-être. Alors, l’homme se sera défait des contraintes héritées de
ses origines animales. Il aura vaincu la nécessité de lutter pour sa
survie, et s’épanouira dans une existence libérée.
Combien de temps encore le pessimisme et l’impuissance fataliste
domineront-ils la pensée des hommes face au rêve de notre monde achevé
? Je suis né, j’ai grandi et comme tout enfant, le premier mot que j’ai
prononcé fut “non” ! Ma vision du monde est simplement celle de
l’enfant qui découvre la vie, et réalise qu’il existe de nombreuses
choses qui ne sont pas justes et qui méritent d’être changées. Nos
ancêtres ont permis de faire avancer l’humanité pour qu’un jour, nous
vivions dans un monde qui nous offre ce bonheur encore inconnu, enfoui
depuis des millénaires dans nos cœurs d’enfant. Il ne tient qu’à nous
d’achever le travail de Dieu. Il n’y a pas de destin, mais ce que nous
faisons.... pas de destin mais ce que tu choisiras de faire maintenant.
“Déploie ton jeune courage, enfant, c’est ainsi que l’on s'élève jusqu'aux astres”[56] te chante Apollon, selon Virgile.
L’Essence Eternelle de notre Ame Matérielle
Le soleil se couche au loin. Je me surprends à le regarder comme si je
vivais les derniers instants du monde. C’est dans ce moment précédent
l’apocalypse, juste avant que tout ne disparaisse, que l’esprit éprouve
le plus intensément l’amour du réel. C’est lorsque l’âme du héros
réalise qu’il ne lui reste plus que quelques instants à vivre, qu’elle
découvre alors le plus fortement la valeur de son existence, avec
l’intuition de tout ce qu’elle aurait voulu être... avec le sentiment
que quelque chose en elle mérite d’être vraie pour toujours.
Pour tout homme, l’idée de la mort est source d’un sentiment
d’inachevé, à l’origine d’un regret infini. “Chacun de nous quitte la vie avec le sentiment qu'il vient à peine de naître”[57] observait
Epicure. Si le commun des mortels gît, torturé sous le poids de
l’humaine condition, l’âme du sage amoureux de la Raison universelle a
su complètement métamorphoser le problème de la mort...
Tout d’abord, comme notre âme est matérielle, Epicure remarquait que “la mort n’est rien pour nous”[58].
A bien y regarder, elle ne nous concerne pas. Il n’y n’a rien à
craindre de la mort en soi. Puisque personne n’a conscience d’avoir
sombré dans le sommeil éternel, tous les tourments que tu éprouves de
la mort se produisent de ton vivant. Sois heureux maintenant, vie
pleinement le bonheur présent, et la mort ne sera rien pour toi aussi. “Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie”[59] poursuivait Spinoza.
Le jour de ma propre mort étant indéterminé, je peux me projeter
pleinement dans ce présent libérateur. De mon point de vue, et seul
cela compte désormais, s’ouvre devant moi un avenir potentiellement
illimité. J’ai décidé de vivre pleinement ce présent salvateur, en
cueillant dès aujourd'hui les roses de la vie, sans me laisser
tourmenter par l’avenir ou le passé. Je ne me laisserai pas affaiblir,
mais concrétiserai cette existence pour atteindre quelque chose de
beau, peu importe la difficulté, du moment qu’il ne soit pas impossible
de la trouver.
Posséder la pleine conscience du présent est un idéal pour son esprit
autant qu’un premier remède contre le problème de la mort.
Malheureusement, dans la pratique cette attitude devient difficilement
tenable lorsque la mort s’approche ostensiblement face à nous. Le
vieillissement et les maladies incurables nous détruisent lentement
sous nos propres yeux. Ces maux cessent de rendre notre avenir
potentiellement illimité, et alors le présent perd son pouvoir
salvateur. Voilà certainement pourquoi Démocrite redoutait bien plus le
vieillissement que la mort: “Les sots souhaitent vivre, car ils ne craignent que la mort, au lieu de craindre la vieillesse”[60] “Les
hommes, dans leurs prières, demandent aux dieux la santé ; ils ignorent
qu'ils ont en eux-mêmes la possibilité de se la procurer”[61]. Face à notre condition, Démocrite nous invitait à étudier les êtres vivants et à inventer des remèdes. Elevant la médecine, “sœur de la philosophie”[62],
il ouvrit la voie à son célèbre disciple, Hippocrate. Le sage veut
achever le travail de Dieu, pour s’offrir à lui-même et aux générations
futures, une existence plus belle qu'elle ne l'est aujourd'hui. Il veut
lutter contre les maladies incurables et les dégâts du vieillissement
pour changer la condition originelle des hommes, afin qu’à chaque
instant, en toute circonstance, un avenir indéterminé s’ouvre à chacun
d’entre nous. Un jour, les progrès de la médecine repoussant quasiment
à l’infini la limite de viabilité du corps humain, la date de chaque
mort deviendra complètement imprévisible. Elle pourra se produire
demain, dans un siècle, dans un millénaire... Ce jour-là, l’espoir
qu’offrira l’avenir et la durée indéterminée qui sera offerte à chacun
métamorphosera l’existence.
En plus de nous inviter à développer la médecine, Démocrite avait
compris une autre chose qui, à elle seule, change la dimension du
problème posé par la mort. Bien que notre métaphysique matérialiste
exclût la vie éternelle dans un autre monde, au cas où vous ne l’ayez
pas encore remarqué, elle prédit pour toute chose une certaine forme
d’immortalité. Accrochez-vous, je vous emmène vers des conclusions
auquel le dualisme dominant et sa fable sur l’immatérialité de l’âme ne
vous a pas préparés.
Doté d’un niveau de conscience à peine supérieur à celui de l’animal,
l’être humain se définit comme étant le corps présent. Interrogé, sur
ce qu’il appelle “je”, ou sur ce qu’il entend par “soi”, l’homme
désigne son corps biologique. Toutefois, l’expérience des mutilés ou
encore celle de la greffe d’organe montre que l’identité ne nécessite
pas l’ensemble du corps, mais vraisemblablement seulement quelques
fonctions du cerveau. Un raffinement de la première réponse consiste
alors à définir le soi comme la suite des souvenirs portés par le corps
présent ; cependant, là-aussi, force est de constater que la totalité
n’est pas nécessaire. Ne pas avoir vécu tel ou tel événement mineur de
mon quotidien, ou oublier certains détails de mon passé, c’est rester
malgré tout moi-même. A bien y regarder, de tous mes souvenirs, je ne
vois qu’une seule idée que je ne puisse oublier sans disparaître à coup
sûr: le sentiment de soi. Devenir amnésique au point de perdre jusqu’au
sentiment de moi-même, c'est mourir, pour éventuellement laisser
renaître un autre esprit dans mon corps toujours vivant. Je suis la
remémoration consciente de mon sentiment d’exister. Cette présence
latente fait de moi qui je suis. Le soi est l’idée du corps établie
grâce aux capacités logiques et sémantiques du cerveau d’Homo sapiens.
A travers les différents sentiments de soi possibles, la nature génère
toute la palette des personnes humaines réalisables, de telle sorte que
dans chaque corps conscient, les rapports particuliers qui composent le
sentiment d’exister définissent une essence singulière.
Ayant admis la fausse identification du soi à l’ensemble de son corps
ainsi qu’à la totalité de ses souvenirs, je me reconnais comme étant
mon sentiment d’exister, qui se voit lui-même se manifester dans un
corps sensible, avec des désirs et des souvenirs associés au temps
présent. Cette compréhension de soi-même a une conséquence
extraordinaire. Puisque “je” est un souvenir remémoré, “je” peut
exister au-delà du corps que je perçois en ce moment. Lorsque je
m’endormirai ce soir, je succomberai peut-être en ce monde, mais dans
un autre temps, au fond de lui-même, quelqu’un se souviendra de moi. “Il
y a nécessairement en Dieu (c’est-à-dire la nature infinie), une idée
qui exprime l'essence de tel ou tel corps humain sous le caractère de
l'éternité”[63] percevait Spinoza.
Cette immortalité de poète, éthérée et consubstantielle à la nature, a
une existence bien plus concrète que ce qu’ont généralement osés se
représenter même ceux qui l’avait devinée. En effet, comme dans toute
région finie de l’espace, le nombre de possibilités dans les
associations atomiques est toujours un nombre fini, il en résulte qu’à
travers la multitude infinie de mondes, toutes les situations physiques
finies sont reproduites une infinité de fois. “Certains
mondes sont non seulement si semblables entre eux, mais encore si
parfaitement et absolument pareils en tous points, qu'aucune différence
ne les distingue”[64] disait Démocrite, lorsqu’il fermait les yeux et voyageait par la pensée dans ces contrées éloignées, où il voyait “d'innombrables Démocrites”[65] identiques
à lui. Chaque chose finie est réalisée dans une quantité inimaginable
d’histoires. Ici, dans nos mains, toute chose finie est mortelle et
décomposable, mais son essence demeure éternellement réalisée à travers
l’infinité des mondes. Dans un autre temps, dans un autre lieu, la
matière se réorganisera dans son ordre actuel et te donnera une seconde
fois la lumière de la vie. En fait, tout homme a déjà existé une
infinité de fois, et reviendra encore et encore. “Tournons
nos regards vers l'immensité du temps écoulé, songeons à la variété
infinie des mouvements de la matière: nous concevons aisément que nos
éléments de formation actuelle se sont trouvés plus d'une fois déjà
rangés dans le même ordre, mais notre mémoire est incapable de
ressaisir ces existences détruites, car dans l'intervalle la vie a été
interrompue”[66] expliquait Lucrèce.
Tout esprit est bien plus vaste que ce qu’il perçoit actuellement. Les
autres corps dotés d’une organisation cérébrale définissant un
sentiment d’exister absolument identique au mien sont d’autres parties
de mon être. Ces autres corps ne sont pas des autres mois, c'est moi !
J'éprouve le même sentiment d'exister partout, et je n'ai pas plus de
réalité ici, là-bas, ailleurs, dans le futur ou dans le passé. Par
rapport à ma conscience actuelle, ces autres existences sont un peu
comme ces vieilles photos sur lesquelles je me surprends parfois à me
découvrir dans des instants étranges, que j’ai manifestement vécus,
mais dont il n’y a plus aucune trace dans ma mémoire présente. Du point
de vue de l’instant où j’écris ces lignes, je ne suis pas plus étranger
au moi que je me souviens avoir été il y a quelques années, ni au moi
qui a oublié ce qu’il a vécu, ni non plus au moi que je suis ailleurs
et dont il n’y a aucune trace ici. Mes états de conscience ne sont pas
continus, mais s'enchaînent les uns les autres et placent mon essence
unique dans toutes les situations possibles.
Etant donné que par mon corps présent, je ne suis actuellement qu’un
mode fini de mon être infini, mes pensées n’ont aucun pouvoir d’action
sur ce qui se passe, de toute façon, ailleurs, dans les autres parties
de mon être. Par conséquent, mes décisions doivent uniquement concerner
mon corps présent, dans ce monde fini. La conscience de la multiplicité
de son existence n’a pas d’incidence sur la conduite de sa vie dans la
pratique. Cette compréhension ne change presque rien aux choix que
l’esprit doit faire durant ses manifestations finies. Elle bouleverse
en revanche son émotionnalité métaphysique, en lui offrant la chance
d’adoucir sa tristesse liée à l’idée de la disparition de son être, et
de tous ceux qu’il a aimés.
La compréhension de l’éternité des essences ne mène pas à une
disparition des sentiments liés à notre finitude, mais elle constitue
une invitation à leur sublimation. L’existence sensible de tout être
connu demeure éphémère, et la limite au champ d’une mémoire humaine
laisse à chaque chose aimée, à chaque événement vécu, une place
irremplaçable dans nos souvenirs, dont nous pouvons désormais encore
mieux affirmer l’éternelle vérité. La compréhension de la permanence
des essences métamorphose notre rapport au temps. Elle transforme
chaque instant vécu en un fragment d'éternité, engendrant ainsi, une
forme de salut immanent ; c’est-à-dire des sentiments métaphysiques
bien différents de ceux généralement associés à la fable sur la vie
après la mort. L'âme éveillée à la conscience de la totalité du temps
n’espère pas un lieu surnaturel pour y poursuivre indéfiniment
l’existence. Ce lieu, elle le possède déjà. Son temple, c’est la nature
; son sanctuaire, l’univers infini et matériel. Et même si, elle devine
au sein du cosmos renfermant l’infinité des possibilités, l’existence
de mondes où le déroulement de sa vie est merveilleux, elle ne saurait
tenir ces lieux comme l’aboutissement final de l’existence. Aucune
planète n’est indestructible comme le paradis biblique. Même dans le
plus heureux des mondes matériels, l’existence est temporellement
limitée par la mort, et aucun être ne voit l’infinité de ses désirs
réalisés dans la réalité sensible. Au contraire, comme l’existence n’a
ni véritable commencement ou fin, c’est bien plutôt dans l’adhésion à
cette compréhension que se trouve la voie du salut véritable. En
vérité, seul l’amour de la Raison universelle peut donner toute sa
force à cette connaissance, élever jusqu’à la complète conscience de
soi, et insuffler la paix parfaite du sage. En effet, lorsque l’homme
libéré réalise la dimension cosmique de son être, il pressent sa
puissance de vaincre ici et ailleurs, et devine alors du fond de son
Désir actuel, la totalité de ce qu’il est, réalisé à travers l’infinité
des mondes. L’homme libéré ne se reconnaît désormais plus par son corps
actuel. Il ne se comprend que par son Désir intime, cette joie
éternelle qui le dépasse complètement.
Ainsi, l’éternité des essences est non seulement une conséquence
inévitable de l’infinité des possibles réalisée, mais cette propriété
de l’univers matériel s’accorde et renforce notre idéalisme héroïque.
Ce que tu es, en ce monde, par ce corps, c’est la concrétisation d’une
des formes d’existence de toi-même. Vois dans cette chance finie et
mortelle, l’occasion de graver quelques-unes de tes joies dans le
cosmos. Cueille le jour sans tarder. La vie périt par le délai.
L’éternité n’attend pas. L’éternité, c’est ici et maintenant. Même si
ta mémoire et tes sens limités t’empêchent de l’apercevoir clairement,
la reconnaissance de l'universalité de la Raison te permet désormais
d’entrevoir la totalité du réel et de percevoir la dimension cachée de
ton être. La mort est une illusion. Tout est éternel. Il n'y a jamais
eu un temps passé où nous n'existions pas, et il n'y aura jamais un
futur où nous cesserons d'être. Vois que la peur de ne plus être n’a
pas de fondements. Elle ne tient qu’à l’ignorance de la réelle nature
des choses. Débarrasse-toi de cette peur absurde, et épanouis ton
sentiment d’exister, ici, dans l’éternité.
Animé par l’amour de la Raison universelle, le sage s’emplit de la joie
que lui procure cette existence miraculeuse, au point de ne presque
plus ressentir de tristesse face à la mort. Il se comprend et se
ressent d’essence divine. Le sort pourra le persécuter et le réduire en
poussière, mais rien, ni personne ne peut lui arracher cette vie
indépendante qu’il se donne dans les siècles et dans les cieux.
L’Indépendance Radicale de l’Homme Libéré
Au contraire de la peur primaire que la plupart des hommes éprouvent devant la matière et l’infinité des mondes, cette vision me subjugue. Ce cosmos aveugle est le seul à faire de mon être intime, une singularité libérée de toute volonté extérieure. Je m’appartiens totalement. Le matérialisme de Démocrite est extraordinairement libérateur. Loin des extrapolations fantaisistes de la psychanalyse, ou des dérives totalisantes de la sociologie, pour Démocrite, l’ordre de notre âme matérielle provient d’abord du hasard, dont la source originelle réside dans le tourbillon d’atomes désorganisés que nous inspirons. Tous ceux qui ont oublié de penser avec la matière physique ne peuvent concevoir l’individu que comme le résultat combiné de la génétique et du conditionnement social. En réalité, le tourbillonnement des atomes est la source d’une variabilité supplémentaire pendant la genèse des corps et des cerveaux, qui confère à l’individu une singularité unique. Du fait de l’agitation moléculaire puis cellulaire, les vrais jumeaux n’ont pas les mêmes empreintes digitales, et ne possèdent pas non plus les mêmes cartes neuronales. Mes gènes et mon histoire influent tous deux grandement sur mon architecture cérébrale, mais ces deux déterminismes cumulés sont loin de contenir assez d’information pour définir l’état de toutes mes connexions neuronales ; qui évoluent en grande partie aléatoirement. Mon essence n’appartient donc ni à mon ethnie, ni à cette société qui m’a fait naître, mais seulement à moi-même. Ce que je suis pourrait exister dans une autre civilisation, dans un autre temps, dans un autre corps, certainement aussi dans un corps non-humain, et donc de fait, j’ai existé, j’existe et j’existerai ailleurs.
Là où les théologiens et leurs successeurs modernes en philosophie, en psychologie et en sociologie continuent d’imaginer des liens de Causalité fictifs entre des catégories qui n’ont rien à voir entre elles, comme jadis lorsqu’ils voyaient un lien entre un acte immoral et le lieu où s’abat la foudre, pour un philosophe de la nature, les causes extérieures sont un ordre aveugle qui n’a pas de signification pour le cœur de son être. Toute individualité consciente est certes uniquement le produit cumulé de causes matérielles, génétiques, culturelles, historiques, émotionnelles... mais sa signification ne se réduit pas à ces causes inférieures. Loin de nier que des structures externes à l’âme soient des conditions de possibilité indispensables à son existence (gènes, langage, civilisation, société...), si l’homme libéré possède bien une essence propre, alors sa signification n'apparaît qu’au niveau supérieur, dans le sentiment d’exister, même si celui-ci est entièrement engendré par des éléments du monde matériel. En effet, la signification des essences est toujours contenue dans les essences, et non dans les éléments qui les constituent. Par exemple, les propriétés géométriques du triangle proviennent de la seule essence du triangle et ne se trouvent pas dans les points et les segments qui le dessinent. De même, les désirs associés à telle ou telle essence humaine découlent comme des propriétés de cette essence, et ne proviennent pas des éléments qui l’ont composée. Ainsi, vouloir réduire les désirs intimes de l’homme libéré à ses causes antérieures serait comme tenter d’expliquer les particularités des objets complexes sur le seul plan atomique. “Il serait possible de décrire toute chose scientifiquement, mais cela n’aurait aucun sens. Ce serait une description sans signification, comme si l’on décrivait une symphonie de Beethoven comme une variation d’ondes de pression”[67] expliquait Einstein.
Si l’on analysait une bactérie à l’échelle atomique, on verrait des chocs et des mouvements de particules, mais à partir de ce seul niveau inférieur, on ne saisirait rien de la “volonté” de survie qui a émergé avec les réplicateurs. Il serait complètement absurde d’attribuer une signification vivante aux atomes, même s’ils fondent tous les effets du vivant, car la volonté de survie n’apparaît qu’à l’échelle supérieure établie par les réplicateurs. De même, vouloir comprendre le sentiment de soi d’un esprit libéré par ses diverses causes antérieures, c’est se tromper d’au moins une dimension dans l’ordre des valeurs apparues dans l’univers. Seules les âmes impuissantes sont éventuellement réductibles à un niveau inférieur, parce qu’elles ont abandonné leur essence et pallient à leur néant existentiel en se raccrochant à un ordre extérieur. L’homme libéré, cette lumière des lumières, a compris que Dieu est aveugle, comme les causes qui l’entourent. Il ne cherche pas à résumer son être à un ordre qui lui donnerait un sens. Il ne cherche pas, dans le monde inférieur à son individualité consciente, des causes pour trouver sa valeur. Le seul moyen de saisir la portée de son existence se trouve dans son cœur d’enfant, dans les désirs intimes nés de son sentiment d’exister.
L’homme
libéré célèbre la fin de toute forme de théologie et proclame son
indépendance. Dès lors, il refuse tout ordre qui ne lui apparaît pas
clairement en accord avec sa Raison intérieure. Il veut vivre selon les
seuls principes qu’il établit lui-même à partir de sa compréhension de
la nature. S’il estime bien des valeurs et tant de belles choses
produites par les civilisations, c’est pour les choisir et les vivre
librement, car il condamne les âmes impuissantes qui se sont soumises à
leur culture et l’ont transformée en un instrument d’autorité. Rejette
donc le conformisme ambiant, le poids des traditions, et du système
arbitrairement imposé, et offre-toi ce mode d’existence le plus libre
qui soit. Epicure t’invite à réaliser, sans tarder, cet idéal
autodidacte: “Fuis toute culture, bienheureux, à voiles déployées”[68]. “L’étude
de la nature ne forme ni des vantards, ni des fabricants de formules,
ni des individus exhibant la culture convoitée par le plus grand
nombre, mais des hommes fiers et indépendants, qui font grand cas de
leurs biens propres, et non de ce qui résulte des circonstances”[69]. “Usant
du franc-parler de celui qui étudie la nature, je préférerais dire tel
un oracle, ce qui est utile à tous les hommes, quand bien même personne
ne me comprendrait, plutôt que d’approuver les opinions courantes, pour
récolter les louanges qui tombent du plus grand nombre”[70]. “Jamais je n’ai voulu plaire à la foule, car ce qu’il lui plaît je l’ignore, et ce que je sais est loin de sa compréhension”[71]. “Tout ceci n’est pas pour la foule, mais pour toi, car nous sommes l’un à l’autre un assez vaste théâtre”[72]. “Ne dépendre que de soi-même est, à notre avis, un grand bien”[73]. “Quand on se suffit à soi-même, on arrive à posséder ce bien inestimable qu'est la liberté”[74].
Amoureux de l’autonomie, l’homme libéré accorde une importance
primordiale au cœur de l’individu contre tous les diktats culturels et
idéologiques, des communautés, des états et des sociétés. “C'est
la personne humaine, libre, créatrice et sensible qui façonne le beau
et exalte le sublime, alors que les masses restent entraînées dans une
ronde infernale d'imbécillités et d'abrutissements”[75]. “Ceux
qui se déchaînent contre les idéaux de Raison et de liberté
individuelle et qui, avec la force brutale, veulent réduire les hommes
en esclaves imbéciles de l’état, nous estiment équitablement leurs
adversaires irréconciliables”[76] lançait Albert Einstein.
Ennemi de l’ignorance, et donc désireux d’offrir son savoir, l’homme libéré rêve avant tout d’individus libres et autonomes. Il invite chacun à penser par lui-même. “Beaucoup de réflexions et non beaucoup de connaissances, voilà à quoi il faut tendre”[77] recommandait Démocrite, pourtant notre premier encyclopédiste. Le sage s’oppose et prédit l’échec de tous ceux qui veulent formater les esprits. Les désirs intimes ne s’enseignent pas. Si les principes qui nous guident doivent découler logiquement de notre compréhension de l’univers, la tonalité que prennent nos raisons intimes n’existent que par la seule nécessité interne de l’individu. Ils sont la manifestation de son essence dans les circonstances du monde présent. Un maître à penser peut aider à les clarifier et à les développer, mais leur véritable fond ne se transmet pas. Par conséquent, “si quelqu'un demande « pour quel but doit-on aider un autre, se rendre la vie plus facile entre nous, faire de la belle musique ensemble, avoir des pensées inspirées ? » on devrait lui répondre « si tu ne sens pas les raisons, personne ne peut te les expliquer ». Sans ces sentiments primaires nous ne sommes rien et aurions mieux fait de ne pas exister du tout”[78] expliquait Einstein.
Loin des théologiens, le sage ne prétend pas changer le cœur des hommes, mais seulement bâtir les conditions pour épanouir le Désir de chacun. Il rêve d’une société avancée qui libérera les individus des contraintes de survie dues à notre condition animale, là où l’individu ne sera plus une pièce assignée à une fonction après avoir reçue son certificat de conformité. Multifactoriel en notre nature, aucun critère académique ne sait nous résumer. L’homme libéré condamne tous ceux qui croient savoir à l’avance ce que vous êtes ou non vraiment capable de faire. Laissons au seul cours de notre vie, la sage décision de nous juger. L’homme libéré rêve d’un monde qui donne à l’individu sa chance d’entreprendre, qui laisse à chacun le choix d’étudier, d’inventer, de créer ce qui lui est cher. Il veut offrir à chacun l’occasion de réaliser ses rêves, et sait aussi que par cette voie, il obtiendra sur le long terme de meilleurs résultats pour tous. Ceux qui ont le plus fait progresser l’humanité n’ont pas et ne pouvaient pas être présélectionnés à l’avance pour leur génie. “L’imagination est plus importante que le savoir”[79] concluait victorieusement Einstein.
De par sa volonté d’affirmer son être et de résister à toutes les causes extérieures qui veulent l’affaiblir, le dominer ou le détruire, l’homme libéré se veut invincible en son cœur. Là où les âmes impuissantes se réfugient dans les mensonges, lui exalte sa puissance intérieure. “C'est dans les dangers qu'il faut observer l'homme, c'est dans l'adversité qu'il se révèle: alors seulement la vérité jaillit de son cœur”[80] chantait Lucrèce. Même dans les pires circonstances, l’homme libéré préfère la vérité qui balaye au mensonge qui empoisonne. “Il est beau, de penser droit quand on est dans le malheur”[81] disait Démocrite.
L’homme libéré se sait faillible, mais il ne se laisse pas diminuer par la peur de l’échec. Il avance sans se laisser tourmenter. Il s’efforce d’agir pour le mieux. Le véritable sage qui verra un tel homme échouer, le considérera son égal. Confronté à ses défauts et ses erreurs, le sage reconnaît tout. Il trouve un plus grand plaisir dans le sentiment de se sentir capable de reconnaître la vérité, que dans le refuge que lui procurerait le mensonge. Le sage a plus de plaisir dans le respect de soi-même, que dans n’importe quelle déception que peut lui infliger le monde. Il est toujours clair et lucide en son cœur. Il est héroïque et veut le vrai sur lui-même et sur tout ce qui l’entoure. Il veut être authentique. Pour cela, il vit pleinement ses joies comme ses tristesses. A aucun moment, celles-ci ne menacent son équilibre existentiel, ni ne dénaturent sa pensée. N’ayant plus peur de laisser vivre pleinement ses émotions, le sage se révèle à la fois plus fort et en même temps plus sensible. Sa reconnaissance des vérités douloureuses, qu’il admet sans chercher à les refouler, rend sa présence insupportable aux âmes impuissantes. Par sa promesse de sincérité envers lui-même, le sage ne fuit jamais la vérité. Il ne se laisse vaincre ni par les coups du sort, ni par ses échecs, ni par les erreurs de sa propre pensée. “Dans la recherche commune des arguments, celui qui est vaincu a gagné davantage, à proportion de ce qu’il vient d’apprendre”[82] enseignait Epicure. “La recherche de la vérité est plus importante que sa possession”[83] aimait dire Einstein.
L’homme libéré a renoncé à fuir le réel. Il a aussi refusé de se construire un ego compensatoire, mais il préfère jouir du plaisir de reconnaître la vérité, ses fautes comprises. “Le commencement du salut, c’est la reconnaissance de sa faute”[84] enseignaient Démocrite et Epicure. Le sage ne fuit pas ce qui l’a condamné. Il se voue innocemment à la vérité. Sa vie est une célébration du culte de la Raison. Il écoute sans craindre. Insensible aux flatteries et aux moqueries, il ne connaît ni la vanité, ni toutes les parures qui cachent ou comblent le vide des âmes impuissantes. Il ne vit qu’avec la seule vérité rationnelle qu’il forge et affirme en lui-même. De sa compréhension de la réalité naissent ses sentiments légitimes. Souvent confronté à ses erreurs, ses sentiments s’ajustent alors immédiatement à la nouvelle vérité établie. Dépourvu de craintes, il s’ouvre à la critique et cultive le doute perpétuel. Il invite les autres à le critiquer. Il remercie et admire parfois ses détracteurs les plus pertinents. Grâce à eux, il sait qu’il va devenir meilleur. Le sage peut être déçu ou attristé, mais jamais blessé. Il ne craint aucune parole, aucun jugement, encore moins les sarcasmes et les insultes. Il n’y a rien de commun entre le fond de son être et le reste du monde. Personne ne peut l’honorer ou le déshonorer. “Ce qui est bienheureux et incorruptible n’a pas soi-même de troubles ni n’en cause aux autres, de sorte qu’il n’est sujet ni aux colères, ni aux faveurs ; en effet ces choses-là ne se rencontrent que dans ce qui est faible”[85] enseignait Epicure. Par conséquent, “quand les sots se moquent du sage, celui-ci n’y prête aucune attention”[86]. “C'est magnanimité que supporter avec calme le manque de tact”[87] “Celui qui se contente de se prouver à soi-même non par mépris des autres, mais pour l’aise et le contentement qu’il en a en sa conscience, montre que la Raison vit en lui, et il s’accoutume alors à prendre plaisir de lui-même”[88] disait Démocrite.
Le germe de la sagesse est présent dans tout esprit dont la disposition originelle du sentiment de soi lui a conféré une confiance innée en sa propre Raison, mais la sagesse n'éclot véritablement qu’après que l’esprit ait pris conscience de sa complète sincérité intellectuelle et sentimentale, lorsque la reconnaissance de cette puissance produit une satisfaction intérieure qui libère l’amour de soi primitif de ses bases psychologiques incertaines, en le transformant en un amour intellectuel de soi, auto-entretenu par la disposition de l’intellect. L’admiration de la sincérité de ma pensée, avant même que celle-ci ne soit encore associée à un objet particulier me donne accès à ma Raison intime dans sa configuration la plus pure, c'est à dire ne possédant que l'idée de moi-même. Cette vénération de ma capacité à la vérité est une déification du principe directeur de ma pensée, indépendamment d’aucune réussite ou échec vécu. C’est le plus pur amour de la vérité, le véritable sentiment philosophique: l’amour de la Raison universelle, redécouvert ici sous une nouvelle facette.
La sagesse est une disposition acquise de l’âme. Elle n’est pas vraiment une faculté qui se transmet ou s’enseigne, mais un idéal plus ou moins présent selon les cultures, et auquel l’esprit peut vouloir se convertir. L’esprit en formation qui tend vers la sagesse contemple son être, ressent son essence, se découvre lui-même et apprend à respecter les choix issus de sa conscience supérieure. En développant démesurément l’amour intellectuel de ses pensées, l’esprit confère à ses idées la solidité de connaissances établies, et accroît sa capacité à créer des raisons intimes véritables. Il manifeste son pouvoir de faire vivre ses causes intérieures contre l’ordre des causes extérieures. Ainsi, à partir de l’amour intellectuel de soi s'instaure un cercle vertueux de la joie et de la liberté. Au contraire, celui qui ne jouit pas de la complète sincérité n'a pas la pleine confiance en sa Raison, et sa pensée dépersonnalisée l’empêche de vivre ses idées jusque dans son cœur. Sans confiance de l’intellect pour lui-même, la pensée n’a pas de vigueur, même dans ce qu’elle comprend clairement. Qui ne possède pas la pleine franchise ne peut produire de pensées ou de sentiments véritables. Qui ne croit en lui-même ment toujours.
Dans l’âme désordonnée, la Raison est perçue comme un commandement, opposé aux passions primaires ou aux désirs refoulés qui la dominent. Là, la pensée rationnelle est ressentie comme une contrainte externe opposée à la fausse liberté qui règne. Inversement, dans l’âme du sage, l’entendement est la source de la volonté, et la Raison toujours au cœur de la pensée intime et de la liberté.
La joie qui émane de la sincérité de la conscience, gagne en intensité
avec l’exercice de la méditation sur soi et sur le monde. Le cœur du
sage est animé par l’amour le plus pur, le plus sincère et le plus
puissant qu’un esprit puisse avoir pour lui-même ; un sentiment de
gloire intérieure à l’opposé de l’humilité, mais qui ne doit pas non
plus être confondu avec la fougue irrationnelle de la jeunesse,
l’arrogance des sots et des malpolis, et est même le contraire de la
vanité et autres parures superficielles venant du mensonge envers soi.
Cet amour, cette force capable de résister à l’adversité, et d’imposer
le produit de sa conscience au monde défini notre degré de liberté. La
disposition interne de chaque microcosme confère à chaque être humain
une certaine capacité à affirmer sa puissance d’exister, ici et
maintenant.
Seul, le sage tend donc vers la gloire en lui-même. Seul, à chaque
instant, sa pensée construit sa vérité en son cœur. Il avance
résolument. Apaisé en son être, il contemple sa chance d’exister et
tend vers ce qu’il comprend comme le juste, le bien, le beau. Loin des
mensonges de l’orgueil et de l’humilité, loin des caprices de la
gentillesse et des bêtises de la méchanceté, le sage est simplement
vrai. Il n’a aucune faiblesse refoulée à compenser, mais il s’emploie
seulement à exalter au mieux ses désirs intimes, c’est-à-dire sa joie
dans cette existence.
Suite à sa conversion philosophique, apparaît en lui un profond désir
de suffisance à soi. En se voyant comme une essence singulière, isolée
et entourée de diverses causes extérieures, l’esprit du sage réalise
que tant d’affects psychologiques le traversent sans pour autant
provenir ou s’accorder avec son essence. L’analyse de l’origine de ses
propres passions mène à réaliser combien la plupart sont si souvent
absurdes et illégitimes. L’esprit comprend que tous ces affects
menacent de le détruire en le rendant esclave du monde extérieur.
Ceux-ci risquent de lui ôter sa seule chance d’exister véritablement.
Cette compréhension fait naître en lui l’idéal de vivre non selon
l’agitation des causes extérieures, mais pour ses raisons intimes.
Renvoyé à lui-même, le sage développe un désir de recentrage, qui met
de côté le faux-soi contingent, et exalte le fond de son être. La
puissance intérieure du sage s’élève alors contre toute impuissance
contaminant le cœur de son âme. Sa volonté de résister aux faiblesses
se renforce. Le sage rejette tout ce qui l’invite à plier. Rempli
d’aversion pour toute forme d’impuissance psychologique, sa force se
construit par le rejet de la faiblesse. Dès lors, naît en lui une
condamnation des morales décadentes qui excusent, justifient,
compatissent voire encouragent l’impuissance de l’âme.
Atteint d’une grave infection qui devait finir par le terrasser,
Spinoza montra jusqu’au bout une fermeté vraiment stoïque, allant
jusqu’à réprimander ceux qui le plaignaient et montraient peu de
courage ou trop de sensibilité. “La pitié est, de soi, mauvaise et inutile dans une âme qui vit selon la Raison”[89] avait-il prévenu. “Partageons les sentiments de nos amis, non en nous lamentant, mais en prenant soin d’eux”[90] exigeait
Epicure. Dans l’antiquité, avant que les âmes impuissantes ne
s’emparent de la philosophie et que leur ressentiment n’inverse les
valeurs morales, toutes les écoles recherchaient cette fermeté d’âme.
La force intérieure du sage doit redevenir l’idéal à atteindre, tandis
que l’impuissance de l’âme doit être reconnue comme la mère des vices
que chacun doit être invité à vaincre en lui-même.
Le sage est toujours lui-même en son for intérieur, animé par sa gloire
existentielle. Le bonheur existentiel du sage est immuable et éternel.
C’est un bien immortel au fond de son âme. Même si ses désirs ne sont
pas actuellement réalisés dans ses émotions ou dans sa mémoire, il y
tient héroïquement dans son cœur, et les devine réalisés à travers le
cosmos. Le sage se ressent comme une divinité à l’intérieur du cosmos.
Il est au-dessus de la souffrance sensible et ne fuit pas l’instant
présent pour une espérance sans cesse différée. Il affirme son être
dans le présent, et ce présent ressenti sous le caractère de l’éternité
vaut autant que le passé ou l'avenir. Le sage recherche évidemment le
succès de ses désirs et donc la plus grande joie sensible, mais la joie
rationnelle de ressentir son être demeure, en toute circonstance, de
loin la plus importante. Sans elle, toute joie sensible serait vaine,
et il ne se sentirait guère exister plus qu'un animal, esclave de
passions qui ne lui appartiennent pas. Là où les âmes impuissantes sont
confrontées à l'absurdité de leur existence, et s’enfuient dans des
aspirations théologiques pour combler désespérément le sens qui leur
manque, le sage affirme simplement sa puissance d’exister en ce monde.
Il ne se cherche ni dans le passé, ni dans l’avenir, ni dans un autre
monde. C’est au contraire dans la conscience de ses désirs présents, en
cueillant simplement le jour, qu’il ressent le mieux son éternité.
Ainsi, après l’apparition de la conscience primaire, avec les
vertébrés, puis l’émergence relativement récente de la conscience
d’être conscient chez les hommes préhistoriques, est apparu, depuis
seulement quelques millénaires, un troisième niveau de conscience,
celle d’êtres que l’on a appelés: sages, éveillés, surhumains,
incarnations divines... parce qu’en eux, se manifeste la conscience de
la totalité. L’âme de tels êtres est délivrée des angoisses
métaphysiques qui rongent plus ou moins consciemment le cœur des
hommes. En effet, lorsque de la meilleure compréhension que la pensée
puisse se former du réel, il apparaît les plus solides raisons
d'anéantir toute peur métaphysique passée, le triomphe total de la
Raison délivre alors l’âme de ses tourments les plus profonds et
l'amène à la paix parfaite: cet état du sage accompli que Démocrite et
Epicure appelaient ataraxie. Même face au doute perpétuel, l’âme d’un
tel être ne saurait plus être troublée tant ses idées découlent
maintenant de la meilleure connaissance possible, et que cette
sincérité dépasse tout en conservant la critique sceptique. L’esprit
qui serait complètement envahi par cet amour de la vérité ne craindrait
plus ni l’inconnu, ni la mort, ni la fatalité...
En
conclusion, le sage amoureux de la Raison universelle possède à la fois
des similitudes et des oppositions avec d’autres figures revendiquant
elles-aussi la possession de la sagesse.
Par sa conscience d’accéder à l’absolu, notre sage présente, dans sa
forme et dans ses manifestations, des ressemblances qui peuvent évoquer
le religieux, ce qui peut justifier parfois l’emploi d’un vocabulaire
similaire pour le décrire ; à condition de ne jamais négliger que
sur le fond, le sage philosophique est lavé du mensonge millénaire des
hommes, et que son salut procède d’abord de sa quête de la vérité
elle-même, éventuellement ensuite enrichie par les idées qu’il a
comprise, là où le religieux est corrompu dès le départ par ses peurs,
ses préjugés et ses dogmes.
Pareillement, si la paix parfaite de l’âme peut évoquer certaines
conceptions orientales ou stoïciennes, notre sage diffère notablement
de l’indifférence sceptique ou du renoncement fataliste. La paix du
sage amoureux de la Raison universelle n’est pas un détachement ou une
insensibilité, mais seulement une absence de troubles existentiels et
métaphysiques acquise grâce à une compréhension plus profonde du réel.
La possession de cette conscience supérieure ne s’oppose nullement à la
vérité des émotions de la vie présente. Celles-ci conservent tout leur
sens face aux événements tragiques ou heureux. Toutefois, à la
différence de l’humain ordinaire, les événements ne peuvent plus
entamer la consistance du soi. Ils n'ont plus la capacité de détruire
les fondements de l’existence. Chez le sage amoureux de la Raison
universelle, les bases du soi sont devenues indépendantes de toutes
circonstances, comme posées sur des fondations indestructibles.
Enfin, les pseudo-sagesses pessimistes et fatalistes prônent le
renoncement du Désir parce qu’elles sont construites sur l’idée qu’il
existerait une opposition fondamentale entre la fougue désirante de
l’homme libéré et l’idéal de paix parfaite liée à la figure du sage. Au
contraire, la présente doctrine affirme l’inséparabilité de l’homme
libéré et du véritable sage, en réduisant ces deux figures à des
idéal-types émanant d’un cœur similaire, et se manifestant dans les
mêmes individus. En effet, le sentiment glorieux de puissance venant du
sentiment de soi qui fonde un respect indéfectible pour la vérité (le
cœur du sage philosophique), quelles que soient les choses terribles à
entendre, est la même force qui produit le respect absolu pour ses
sentiments et idées construites (le cœur glorieux de l’homme libéré),
même si ceux-ci doivent désormais défier l’ordre du monde. En faisant
fusionner les sentiments héroïques nés de la conscience de sa finitude
avec la paix parfaite provenant de la perception de son éternité, la
vraie philosophie scelle l’union de la volonté de créer à la joie de
contempler ; ce sommet de l’âme atteint par le sage désormais capable
de lire dans son cœur désirant et agissant en ce monde éphémère,
l’image de son soi immuable, entièrement réalisé à travers l’infinité
des mondes.
Fondements de notre Morale Matérialiste
La nature est neutre moralement. Elle a engendré l'ensemble des
possibilités sans favoriser particulièrement les valeurs humaines plus
que les autres. L’homme est une partie de la nature, mais le sens des
valeurs humaines n’est pas fusionné au principe fondateur de tout.
L’univers possède différents niveaux d’organisation dans lesquels
existent des valeurs spécifiques. La nature a engendré l’homme mais
elle ne le reconnaît pas dans sa particularité. Avec la neutralité
morale de la nature divine, les hommes et leurs sociétés évoluent
librement et se trouvent confrontés au défi de l’injustice.
Spontanément, tout homme tend égoïstement vers la réalisation de son
plaisir individuel, toutefois les milliards d’années d’évolution nous
ont enseigné que l’harmonie et l’altruisme sont bien plus performants
que l'égoïsme aveugle. Afin d'accroître les chances de réaliser ses
désirs, l’individu civilisé reconnaît l’existence implicite d’un
contrat naturel avec ses semblables afin de s’entraider et de ne pas se
faire de tort mutuellement. La vision de ce principe, que le sage
comprend comme universel, engendre chez lui le désir intime d’une
société équitable et fraternelle. Dans certaines lois et dans certains
principes moraux, il voit se dessiner un idéal atteignable auquel il
tient profondément, et il souhaite s’y conformer. Loin des ignorants
qui suivent l’autorité arbitraire d’un ordre qu’ils ne comprennent pas,
“l’homme libre et juste est celui qui connaît la vraie raison des lois”[91] expliquait Spinoza.
Dans l’univers aveugle, toute idée morale n’est pas relative. Le sage
est la mesure de toute chose. Le sage a su percevoir suffisamment
correctement la nature de la réalité pour en déduire ses conséquences
universellement vraies. Parce qu’il a compris que le Désir est
constitutif de l’essence même de l’homme, il a proclamé le droit de
chacun à la recherche du bonheur. Lorsque le sage rencontre les
injustices engendrées par l’ordre aveugle du cosmos, elles provoquent
en lui le désir d’achever le travail de Dieu. Le sage défend alors des
principes moraux non plus seulement par égoïsme intelligent, mais
désormais par idéal d’imposer l’ordre juste qu’il a dans son cœur. Sa
morale n’est plus vécue comme une contrainte nécessaire, mais devient
elle-même un désir personnel. Le sage est animé par sa conscience
morale et tient fermement à ses principes même au-delà de l’intérêt
procuré par le contrat social. Il apporte son aide à des êtres et des
groupes d’êtres qu’il domine parfois complètement, et dont il sait
qu’ils n’ont pas la moindre chance de lui rendre un quelconque retour.
Ainsi, “le
comportement moral de l’homme se fonde efficacement sur la sympathie et
les engagements sociaux, et il n’implique nullement une base religieuse”[92] répétait Albert Einstein.
Un demi-millénaire avant le début de l’ère chrétienne, Démocrite
demandait à “ceux qui ont les moyens de prendre sur eux et de venir en aide à ceux qui n’ont rien”[93].
Porté par ses idéaux moraux, Démocrite s’était mis à parler du plaisir
de soi-même comme fondement de sa sagesse, et propageait la conscience
morale, un enseignement qui allait laisser de lui le souvenir d’un sage
légendaire, même dans les écoles rivales: “qui pouvons-nous lui comparer en ce qui concerne non seulement l'ampleur du talent, mais aussi pour la grandeur d’âme ?”[94] demandait Cicéron.
Selon Démocrite, “l'homme qui fait le mal doit d'abord sentir la honte dans ses propres yeux”[95]. “Même
lorsque tu es seul, ne dis rien ni ne fais rien de blâmable. Apprends à
te respecter beaucoup plus devant ta propre conscience que devant les
autres”[96]. “Ne
t’autorise pas du fait que personne ne connaîtra ta conduite à plus mal
agir que si ton action était connue de tous. C’est devant soi-même que
l’on doit manifester le plus de respect, et il faut instituer ce
principe dans ton cœur: n’y laisse rien pénétrer de malhonnête”[97].
Loin de l’obéissance aveugle à l’autorité ou à une injonction
catégorique, loin du sentimentalisme compassionnel, de l’attrait d’une
récompense, des promesses de paradis, de la peur d’une sanction ou du
regard des autres.... à bien y regarder, il y a dans le plaisir de
soi-même le plus haut degré d’exigence morale, parce que cette joie
indépendante se fonde sur un véritable choix conscient de ce qui est
juste à ses yeux. “L'homme généreux n’est pas celui qui cherche un retour, mais celui qui fait du bien son choix”[98] expliquait
Démocrite. Ainsi, c’est son bonheur au fond de sa conscience qui
suscitait en Démocrite son désir intime d’accomplir ce qui lui semblait
équitable. “Les grandes joies proviennent du spectacle des actions honnêtes”[99] disait-il.
C’est parce que le sage est envahi par l’amour de lui-même, qu’il
éprouve de la joie à travers les actes moraux qu’il accomplit. “La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, c'est la vertu elle-même”[100] conclut l’Ethique de Spinoza.
La conscience élargie de soi, et une vue plus globale des problèmes
engendre une identification plus grande avec la souffrance. A la
différence du petit ego de l’humain ordinaire, produit par un champ de
conscience limité, et totalement prisonnier de son horizon, le soi du
sage est une puissance supra-personnelle, productrice d’idéaux
universels, qui vivent et renaissent éternellement dans son cœur, et
dans ceux d’autres êtres. Portée par ses idéaux rationnels, l’âme du
sage est envahie par le plaisir des belles choses qu’elle aime en ce
monde. “Il
est non seulement plus beau de faire du bien que d’en recevoir, mais
aussi plus agréable ; rien, en effet, n’est aussi fécond en joies que
la bienfaisance”[101] “Le sage est plus enclin à donner qu'à recevoir, si grand est le trésor qu'il a trouvé dans sa suffisance à soi”[102] confiait
Epicure. Selon les épicuriens, le sage sait mourir pour son ami. Il
peut librement choisir de se sacrifier, même en sachant que personne ne
saura jamais qu’il a agi ainsi. Dans ces derniers instants, c’est cette
joie indescriptible, lorsqu’il réalise lui-même ce qu’il peut être,
offert à ce qui l’aime, qui le pousse à un tel acte. Rejetant toutes
les faiblesses, l’homme libéré est heureux de réaliser la vérité qu’il
a dans son cœur.
Peut-être commencez-vous à réaliser que le rationalisme intégral dépasse ses adversaires sur leur propre terrain ? Les secrets de l'univers matériel révèlent que la réalité est bien plus belle que tous les subterfuges inventés par les pseudo-philosophes et les religions qui n'ont pas eu le génie de comprendre la réelle nature des choses. Le matérialisme bien saisi est clairement plus salvateur que les aspirations à la transcendance. Non seulement le cosmos de Démocrite réalise les espérances spiritualistes les plus folles, en nous offrant l’immortalité sur un plateau d’argent, mais notre capacité d’adhésion à cette vision des choses se déploie avec une force qui dépasse sans mesure celle des vieilles croyances dogmatiques, tellement cette image de la réalité découle naturellement du plus haut degré de certitude que la pensée humaine puisse former.
Démocrite est le père d’une civilisation qui aurait pu se matérialiser.
Malheureusement, les fanatismes théologiques l’ont emporté sur cette
planète. Il nous aura fallu attendre plus de deux millénaires pour que
l’idée d’atomes soit enfin acceptée. Combien de millénaires
s’écouleront-ils encore avant de voir le reste de cet héritage
triompher ? En dépit des progrès accomplis durant la renaissance, les
lumières et les révolutions pour la liberté.... l’établissement d’une
civilisation fondée sur la sagesse païenne attend toujours d’être
achevé, un jour, quelque part. Malgré le recul de la croyance, les
hommes ne se sont pas débarrassés des préjugés préhistoriques véhiculés
par les religions, qui freinent encore tant de progrès. Les millénaires
dominés par la théologie pèsent encore durement sur la morale et le
vocabulaire. Le sens même du mot Raison souffre toujours de l’honteuse
définition qui lui a été donné en ces temps reculés, là où la Raison
fut jadis réduite à un principe seulement humain, déconnecté de son
lien avec le cosmos. On continue d’opposer corps et esprit, art et
science, poésie et physique, sentiments et pensée rationnelle, plaisir
et sagesse... Ô combien je rejette toutes ces aberrations héritées de
l’odieuse superstition dualiste. Ô combien je suis triste que la
tentative prématurée des révolutionnaires français ait malheureusement
échouée à restaurer l’unité de la nature.
Aujourd’hui comme hier, il est pourtant grand temps de faire revivre
pleinement l’amour de la Raison universelle. Ce sentiment
qu’éprouvaient les matérialistes antiques, fascinés par le monde
naturel, jouisseurs de la vie réelle et défenseurs de la joie
authentique. Cette voie majestueuse qu’emprunta Lucrèce, lorsqu’il
décida de chanter la physique d’Epicure dans un poème sur la nature des
choses. Ce même élan qui conduisait Léonard de Vinci à fusionner
peinture, mathématique, sculpture et mécanique, et qui nous fait
unanimement condamner la haine spiritualiste du monde matériel. “Je ne sais pas au nom de quoi la matière serait indigne de la nature divine”[103] s’exclamait
Spinoza. A contre-courant de millénaires dominés par le désir
spiritualiste d’échapper au monde, Einstein se mis à parler de beauté
pour qualifier la réalité rationnelle. Nous, non seulement nous
comprenons l’omniprésence de la rationalité dans l’univers matériel,
mais elle nous émerveille. Ô combien j’aime cette sensibilité. Le
naturel, oui, le naturel est miraculeux.
Amoureux de la nature et de son propre Désir, pour l’homme libéré, la
vraie sagesse sera la vie heureuse. Ouvrant la voie vers l’hédonisme
mesuré, Leucippe proclamait que “la joie authentique est le but de l’âme: c’est la joie que procure les belles choses”[104].
Ces belles choses ne nous sont pas imposées selon un ordre extérieur.
Elles n’existent qu’en nous-mêmes. Nous ne désirons aucune chose parce
qu’elle serait absolument bonne dans la nature, mais au contraire nous
appelons bonnes les choses que nous désirons.
Mes désirs expriment mon essence, cependant il faut savoir comprendre
ses désirs pour ne pas les confondre avec ses opinions creuses, ses
instincts primaires, ses impuissances refoulées et les conventions
absurdes de son temps qui menacent sa liberté et sa seule chance
d’exister véritablement. Trouve parmi tes désirs lesquels expriment ton
être, lesquels viennent du fond de ton cœur et manifestent tes idéaux.
Loin des insensés, esclaves d’un torrent de passions folles, le Désir
rationnel du sage n’est pas une contrainte externe, subite et
aliénante, mais il est la volonté qui émane du fond de son cœur et qui
prend forme grâce à son intellect. Le bonheur du sage n’a rien de
commun avec les satisfactions frivoles des ignorants, ni avec les excès
des débauchés. Ce qui a de la valeur, ce ne sont pas tous les plaisirs
vides dépourvus de raison tangible, mais au contraire le vrai bonheur
naît des désirs solidement construits dans la conscience du sage
expliquait Epicure à son disciple Ménécée.
A l’intérieur de l’esprit pleinement conscient de lui-même, les
émotions primaires ont évolué en sentiments réfléchis et en idéaux
rationnels qui s’affirment désormais comme puissance et font le droit
sur le monde. “Tout désir qui naît de la Raison ne peut être sujet à l'excès”[105] disait
Spinoza. L’expérience de cette conscience rationnelle me révèle mon
essence. Face au spectacle du monde, elle fait naître mes désirs
intimes et éveille mes idéaux moraux, esthétiques, techniques... qui
forgent mes rêves et guident mes plaisirs. En même temps que de tels
désirs se constituent, ma compréhension de l’ordre du monde développe
mon sentiment d’exister en l’enrichissant de l’idée de ce je veux être
ici, de telle sorte que l’image que je finis par me former de moi-même,
et que j’affirme, est une construction tertiaire à la fois rationnelle
et émotionnelle.
Dans un esprit harmonieux, l’intelligence rationnelle ne saurait donc
être opposée aux sentiments. En effet, les décisions rationnelles du
sage ne peuvent être contraints par ses désirs, car ce sont justement
ses idées rationnelles qui produisent ses désirs les plus forts, ceux
qui dominent sa vie émotionnelle, et guident son comportement en
faisant jaillir sa gloire existentielle. “Il n’est point contraire à la Raison de se glorifier d'une chose, mais ce sentiment peut provenir de la Raison elle-même”[106] disait
Spinoza. A chaque instant je sens mon pouvoir de juger l’émotion qui
m'envahit, en ressentant si elle s’accorde avec mon essence. Je vois
alors immédiatement, en toute conscience, si j’ai envie de la vivre
pleinement et de l’encenser, ou au contraire de la réprimer et de la
vaincre en utilisant la joie venant d’un idéal plus grand. Depuis que
cette voie domine en moi, dans mon cœur lucide, clairvoyant, et
bienheureux, je réalise que mes raisons et mes sentiments sont les deux
noms d’une seule et même chose.
De par son origine animale, tous les plaisirs de l’être humain ne
proviennent certes pas toujours de sa Causalité intime. Même le sage
subit les instincts provenant de son corps biologique. En règle
générale, il lui appartient de remplir les vœux de la nature. Il suit
les plaisirs naturels que les milliards d’années d’évolution ont
conféré à son corps, pour le guider au royaume de la vie. “Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs”[107] dénonçait
Spinoza. Le sage considère tout plaisir comme un bien, mais il ne croit
pas que tout plaisir doive être recherché. Il rejette les passions aux
conséquences néfastes, celles qui menacent sa liberté et ses idéaux
rationnels, et qu’il domine naturellement grâce à la constance que lui
procure son plaisir intérieur. Enfin, et surtout, il lui est donné
d’exalter ses plus beaux plaisirs, ceux qui s’accordent et fusionnent
avec sa rationalité intime. Nous voyons à nouveau que le Désir intime
n’est pas l’ennemi des passions du corps, mais qu’il a besoin des
modalités offertes par le corps pour se développer et prendre forme.
Les attirances, affinités naturelles et rapports dans le monde présent
sont pour lui autant d’occasions de s’y mêler et de se manifester.
Ainsi, au lieu d’inviter à la caricature du rationalisme, cet état
froid opposé à la sensibilité, l’homme libéré veut seulement ordonner
ses désirs afin d’exalter les plus beaux. Il invite chacun à ressentir
ses raisons intimes, autrement dit à éveiller son inspiration
artistique. Pour Démocrite, le poète est un être merveilleux, doué
d’une faculté de percevoir mieux que quiconque[108].
La conscience que le poète a de ses raisons intimes dépasse pourtant
largement le cadre des raisonnements qu’il est capable d’expliquer et
de formaliser. A chaque instant, ses sentiments en formation ne lui
apparaissent pas clairement. Débordé, il les ressent avant de les
comprendre. Il pressent sa vérité en son cœur. Porté par un élan
intérieur, il lui est donné de l’exprimer par tous les sens que la
nature humaine lui offre d’éveiller. Les poètes précèdent toujours les
philosophes. Aussi, plus chacun développe sa sensibilité, plus ses
raisons intimes, conscientes et semi-conscientes, se structurent,
affinent ses goûts, exaltent ses désirs et magnifient sa joie au
contact des belles choses. Ainsi, loin des ignorants qui s’extasient
conventionnellement, pour les disciples d’Epicure, au spectacle, le
sage prend plus de plaisir que tout le monde.
Le sage possède son propre sentiment du beau, très fortement idéalisé
en lui-même, conscient qu’il provient de son seul être intérieur, et
qu’il affirme sur le monde. “Il faut rechercher non pas tout plaisir, mais celui qui vise le beau”[109] disait
Démocrite. Le sage ne vit pas dans la terreur provoquée par la
certitude qu’un jour, le sort lui retirera ce qu’il aime, mais comme un
défi lancé aux cieux, il contemple tout ce qu'il désire en ce monde,
avec d’avance le souvenir que chaque chose qui aura été vraiment aimée,
ne serait-ce qu’un instant, vaut pour l'éternité. Pour lui, la vérité
du Désir ne se trouve pas dans le souhait de voir les choses aimées se
poursuivre indéfiniment. Le Désir n’est pas une soif toujours
insatisfaite d’immortalité pour les choses singulières, mais elle est
la manifestation d’une conscience accrue de l’instant présent qui
associe à la sensation désormais magnifiée d’exister une volonté
supérieure d’agir, de jouir, de créer... qui métamorphose les choses
mortelles en vérités éternelles. “Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses sous le caractère de l'éternité”[110] disait Spinoza.
Le sage encense ses plus beaux plaisirs, aime ses désirs et se réjouit
de ses propres joies. A l’opposé des âmes impuissantes qui s’agitent
sans cesse, dépourvues d’idéaux, incapables de vouloir véritablement
quelque chose de ferme, le sage a affirmé ses désirs clairement et sait
contempler ces moments grandioses où ses raisons intimes ont triomphé.
De tels moments ont comme une part d’éternité dans sa mémoire. Il les
sait à jamais gravés dans le cosmos. Il te faut avoir été véritablement
heureux au moins un instant. Souviens-toi de cet instant. Cet instant,
c’est ta vie... Envahi par sa joie mêlée de larmes, Epicure aimait se
laisser pénétrer par le souvenir de ses plus grandes joies, jadis vécus
avec ses amis disparus. En écho de cette tradition, bien des siècles
plus tard, le tombeau des épicuriens devint le coin de rencontre des
amoureux[111].
En ce lieu magique, la charge émotionnelle devenait immense, lorsque
main dans la main, elle et lui se ressentaient unis devant le sentiment
de l’infini dégagé par les pierres tombales des hommes-dieux qui
avaient jadis révélé l’entière nature des choses.
S’aimer soi-même, par soi-même, est le prérequis indispensable à une existence libre et à l’émergence de sentiments sincères. S’aimer soi-même infiniment comme un dieu, voilà le secret du sage. Pour inciter ses disciples à épanouir ce plaisir intérieur, Epicure avait pris l’habitude de les saluer comme s’il rencontrait Apollon en personne. Seul le sage débordé par le plaisir de soi-même a véritablement quelque chose à offrir. Seul l’amour profond de son être a su le débarrasser des stupides désirs impuissants, et lui a conféré le courage de vivre pour ses idéaux rationnels. Si tu ne souhaites pas toi aussi être un indestructible, et si tu ne trouves pas dans la seule force résidant en toi-même la volonté de prendre le destin à la gorge et de devenir l’égal des dieux, comment pourrais-tu un jour vaincre avec moi ?
Les relations qu’entretient le sage avec les autres hommes sont des célébrations du culte de la Raison. Le sage parle avec franchise et agit selon les principes qui lui semblent les meilleurs ; ensuite chacun appréciera son attitude selon les désirs que lui procure sa nature. Lorsque le sage s’adresse à ses semblables, il refuse la complaisance et la compassion qui encouragent la faiblesse. Seules les paroles sans détours purgent le mensonge. Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut être libéré. Si le sage ne peut pas être lui-même et parler librement, et si les autres ne font pas de même, alors les relations humaines n'ont aucun sens pour lui. Entre eux, les sages veulent partager toute la vérité qu’ils peuvent concevoir et exprimer. A leurs yeux, le prix de se savoir libres et parfaitement sincères vaut le risque de toutes les déceptions. D’ailleurs, le sage aura bien plus d’estime et de sympathie pour les cœurs libres avec lesquels il aura eu des désaccords clairs et assumés, qu’avec tous ceux qui, sous l’influence des codes sociaux dictés par les âmes impuissantes, croient se rendre agréables par la pratique de ce mensonge qu’ils appellent faussement tolérance ou politesse. En vérité, modérer sa pensée ou ne serait-ce qu’adoucir le ton approprié de sa parole pour tenir compte d’éventuelles susceptibilités, c’est mépriser les individus auxquels on s’adresse. Vois enfin que si tu peux ou a pu être blessé(e) par le sentiment ou la parole d’un autre, ce n’est jamais à lui qu’il faut en vouloir pour ses propos même maladroits ou mal intentionnés, mais seulement à toi-même pour ne pas avoir su t’aimer suffisamment. Alors seulement, lorsque tel un disciple de Démocrite, l’esprit fait vœux de se respecter lui-même en toute circonstance, il prend le chemin de l’authentique sagesse.
La Causalité émotionnelle de l’homme libéré fonctionne en sens inverse de celle des fatalistes: son âme est une fontaine d’où débordent ses sentiments qui imposent sa marque sur le monde, tandis que l’âme impuissante n’est qu’un puits sans fond qui aspire sans cesse à être comblé. L’homme libéré veut unir ses raisons à ceux d’autres êtres pour faire triompher ses désirs, là où l’âme impuissante cherche seulement à pallier ses manques internes par le réconfort d’exister dans le regard de l’autre. Meurtrie par sa haine de soi, l’âme impuissante éprouve le besoin vital d’être bien considérée par son entourage. Elle exerce une pression pour faire taire les critiques pourtant sincères, et cède sa vérité en échange d’une compassion réciproque qui fait dégénérer les relations humaines dans une assistance psychologique mutuelle. La faiblesse avilit les rapports humains dans les mondanités de la politesse et ruine toute possibilité d’amitié véritable. L’amour des fatalistes apaise leur désordre interne mais n’enflamme aucun idéal. Le sage condamne l’impuissance dans l’âme qui porte à réclamer continuellement de la considération à son égard au mépris du libre sentiment des autres, exige des pleurs pour son sort, réduit l’amour à de la compassion et jouit du sacrifice d’autrui pour son ego pathologique.
Implacable envers lui-même, l’homme libéré est dur. Dur avec la faiblesse, et pourtant, cet inexorable, cet intransigeant est paradoxalement l’être le plus capable de faire naître une amitié sincère et d’abriter un amour véritable. Les sentiments de l’homme libéré s’initient par la reconnaissance de ses propres désirs dans le cœur d’autres êtres. Il réalise parfois qu’il partage des causes communes avec certains individus, et surtout aussi une même manière de voir, de comprendre et de désirer. Alors, “l’accord des pensées engendre l’amitié”[112] disait Démocrite. L’homme libéré sent dans son ami comme un autre lui-même. Son amitié est un prolongement de son amour de soi. Là où l’âme impuissante va jusqu’à faire semblant d’aimer l’autre pour avoir le réconfort d’être chérie en retour, l’homme libéré veut être cause de joies pour ceux qu’il aime, indépendamment de ce que l’on pense ou pensera de lui. Le véritable amour n’implique pas nécessairement de réciprocité. Il est un libre sentiment qui se révèle par l’exaltation de passions fortes et non pour l’apaisement de tourments. Il provient d’un accord des désirs et d’une admiration pour la puissance de l’être aimé. Il veut se vivre à travers une amitié romaine, là où la tendresse et l’affection proviennent de sa propre joie et sont consacrés par des moments inoubliables.
Au besoin maladif d’amour qu’éprouvent sans cesse les âmes impuissantes, le sage oppose donc son idéal d’un amour fort et conçoit l’amitié comme une union de puissance. Entre les sages, il n’y a aucun besoin de possession, ni de désir de pouvoir sur l’autre. Le sage serait attristé de voir son ami dépossédé de son identité. Il souhaite voir celui qu’il aime s’élever par ses propres joies et par la réalisation de ses propres désirs aux mêmes hauteurs qu’il a su durement conquérir. Un élan chaleureux et un respect admiratif lie les âmes des indestructibles, toujours assurées entre elles de sentiments libres et sincères. Aucun schéma social conventionnel préétabli ne guide leur amitié qui se vit librement. Personne n’est engagé. Cette amitié se manifeste par une rencontre qui se remet en cause à tout instant, et demeure ainsi toujours sincère. C’est seulement après coup, que parfois, certains sages réalisent être parvenus pour une durée encore indéterminée, à un tel degré d’union entre eux, qu’est apparu un lien si fort, que leurs histoires s’en trouvent totalement imbriquées. Ainsi, c’est paradoxalement dans l’école d’Epicure, là où chacun venait librement et apprenait à cultiver son indépendance, que les disciples se surprenaient en retour à se découvrir “animés d’un même esprit, d’un sentiment commun, comme dans une véritable république”[113].
Réaliser la transfiguration de l’existence à laquelle la présente philosophie invite nécessitera un bouleversement si fondamental des consciences que cette révolution demeurera pour encore bien longtemps seulement un idéal, avant peut-être un jour, quelque part, qu’apparaisse une civilisation dominée par la sagesse.
Le Royaume de la Raison
Par-delà les vallées de mes rêves, se trouve le royaume de la Raison, cette contrée merveilleuse, où les êtres vénèrent la Raison en Dieu, et choisissent en conscience le chemin qui sait sauver la liberté de tous. Tant de siècles se sont écoulés depuis la lecture publique du “Grand Système du Monde”. Depuis ce moment grandiose, à jamais gravé dans l’histoire du cosmos, combien de vies humaines ont été gâchées par l’ignorance de la réelle nature des choses, sans que l’on aperçoive encore l’horizon d’un éveil massif des humains. Dans quelle contrée vit-on selon le culte de la Raison ? Ou est célébrée la philosophie de la nature ? Quelle école fait encore l’éloge de la sagesse ? Humains, qu’avez-vous fait de la parole de Zeus ? Vous l’avez brûlée ! Pourtant ce que Démocrite vous apportait, c’était un bout de paradis. Consterné par l’incapacité de ses semblables à rejoindre son idéal, où l’âme, bienheureuse et apaisée, “prend la mesure de la vie”[114] et s’adonne à “l’amour vertueux, ce Désir correct pour les belles choses”[115], Démocrite finit par s’isoler de la folie des hommes.
Que
vaut l’espèce humaine dans l’échelle des êtres conscients ? A l’autre
bout de l’univers, les atomes ne se sont-ils pas assemblés pour former
des êtres tellement supérieurs à nous ? L’homme se croit le sommet de
la création, alors qu’il n’est peut-être qu’une étape vers quelque
chose qui a déjà commencé à apparaître, et qui le dépasse...
L’amour de la sagesse restera-t-elle seulement la qualité d’êtres
exceptionnels, isolés à travers l’histoire, ou verrons-nous un jour
cette disposition dominer, et rassembler l’ensemble des consciences sur
ses valeurs universelles, tel Démocrite revenant jadis de ses voyages
et proclamant que “la Terre s’ouvre toute entière à l’âme de valeur, car la patrie du sage, c'est l'univers”[116] ?
Nos descendants ravageront-ils cette planète ou parviendront-ils à
répandre la vie et l’intelligence, là-haut, dans les cieux ? Dans le
cosmos matériel, rien ne garantit un dénouement plutôt qu'un autre. Un
groupe de surhommes pourrait bien un jour donner naissance à une
civilisation dominée par la sagesse, mais l’humanité pourrait tout
aussi bien dégénérer, et régresser en rejetant à nouveau les lumières
qu’elle a jadis portées. En vérité, tous ces types d’avenir sont
possibles, et donc, à travers l’infinité des mondes, toutes ces
histoires sont réalisées. La vision de ce cosmos sans but, ni
direction, effrayera les êtres dont le Désir impuissant est incapable
d’être à lui-même source de sens, et qui réclament sans cesse une
justification à cette peine qu’est pour eux l’existence. L’univers
matériel ne peut plaire qu’au sage qui aime son Désir sous le caractère
de l’éternité, parce qu’il se ressent comme une divinité à l'intérieur
du cosmos.
Une Divinité Indépendante à l'Intérieur du Cosmos
Si nos désirs intimes sont effectivement des valeurs supérieures, libérées de tout ordre théologique, au niveau fondamental l'agencement et le mouvement des atomes définit la réalité. A la suite du succès de la conception matérialiste de Démocrite, certains fatalistes utilisèrent l’argument du déterminisme physique pour tenter de justifier leur renoncement. Selon eux, si la réalité est ce flux de matière où le mouvement déterministe des atomes dessine l’ordre et l’histoire des mondes, nous n’avons aucun pouvoir d’agir et nous devons nous en remettre au destin des physiciens. Leur raisonnement parle comme si l’esprit était une entité immatérielle séparée du monde physique, subissant l’action de la matière, alors que matière et esprit sont deux niveaux d’une même réalité. Une partie des atomes de ce monde n’est pas autre chose que mon esprit et ses choix conscients qui influent sur l’ordre des choses. Par conséquent, la majorité des lieux où la matière réalise mes désirs sont justement ceux-là même où mon esprit a eu la force de les affirmer. Succomber à la passivité des fatalistes, c’est donc introduire un choix supplémentaire dans ce monde qui va drastiquement réduire ses occasions de réussite. Par conséquent, la compréhension de son rattachement à la nature universelle ne justifie aucunement d’être passif face aux événements, ni de renoncer à ses désirs. Le sage veut briller dans cette existence. Il n’ajoute pas à la nécessité déjà naturellement présente dans les événements, une contrainte artificielle venant de l’idée de nécessité. “Il n'y a aucune nécessité de vivre sous l'empire de la nécessité”[117] lançait Epicure à ses adversaires fatalistes.
En vérité, de la disposition de notre Désir ici-bas, dépend notre salut ou notre damnation éternelle. En effet, quelle image glorifiante l’intuition du soi cosmique pourrait-elle bien renvoyer à l’âme qui se corrompt ou se couche devant l’adversité ? Le fond de notre nature étant révélé par nos désirs intimes, le fataliste ne découvrira que le néant au fond de son âme. Le jugement dernier a déjà été prononcé ici, dans le présent. Celui qui a renoncé à son Désir est un mort déjà enterré. Celui qui aime son propre Désir est une incarnation finie et mortelle, d’un dieu qui vit dans l’éternité.
Le jour où les fatalistes prendront véritablement conscience de l’infinité des mondes, ils feront les mêmes raisonnements absurdes pour justifier leur renoncement, en prétextant que de toute façon, toutes les histoires possibles existent à travers le cosmos. L’argumentaire fataliste oubliera encore que le type d’histoire réalisable est conditionné par la nature des êtres qu’il renferme. Du fait de la nature différente de chaque être, le champ des possibles lui-même est altéré. Même du point de vue du grand-tout, tous les types d’histoires vécues n'existent donc pas à l’identique, ni dans les mêmes proportions, pour tous les êtres. Comme au panthéon, tous les dieux et déesses ne sont pas également puissants. De nombreuses divinités mineures sont très faibles et ne se manifestent qu’accidentellement, alors que certains dieux ont un excès de vitalité en eux qui les fait transformer l’histoire du cosmos. Là où le fataliste ne peut presque pas exister, l’homme libéré déborde de puissance d’être. Il a comme le sentiment de posséder en lui l’essence d'un dieu très puissant.
Immergé dans cette histoire sans début et sans fin, l’homme libéré voit donc que la seule manière logique d'exister est de devenir partout ce qu’il est. Là où, l'âme impuissante plie, se soumet au destin ou à une autre invention théologique, l'homme libéré jouit de sa victoire sur les forces aveugles du cosmos. “J'ai prévenu tes coups, ô destin, et barré toutes les voies par lesquelles tu pouvais m'atteindre, nous ne nous laisserons vaincre ni par toi, ni par aucune circonstance fâcheuse”[118] proclamait fièrement Métrodore. “Le sage se moque du destin, dont certains font le maître absolu de toute chose. Médite donc tous ces enseignements et tu vivras tel un dieu parmi les hommes”[119] concluait Epicure.
En vérité, l’infinité des mondes et le déterminisme physique n’ont justifié le fatalisme que dans les âmes de ceux qui les avaient déjà choisis. En effet, tout en contemplant l’infinité des mondes, Démocrite faisait l’éloge “du courage qui minimise les coups du sort”[120] et de “l’effort grâce auquel l’étude conquiert les belles choses”[121]. Tout en étant persuadé que l’univers est physiquement déterminé, Albert Einstein prévenait que “le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire”[122] et terminait ses appels à l’organisation de la paix entre les nations en déclarant que “le destin de l'humanité sera celui qu'elle aura mérité”[123]. Ces sages bannissent le renoncement décadent des fatalistes pour ne conserver que le déterminisme rationnel. Ces humanistes croient en leur essence, qu’ils savent soutenue par des atomes, mais dont le sens ne se révèle qu’en eux-mêmes.
Convaincu que tout est déjà là, le sage sait qu’il ne change pas le cours des choses. Il n’apporte pas ses progrès au monde. Tous ses actes font partie de l’univers. Tout procède de l’inéluctable suite causale. Que l’avenir aille vers le progrès ou la destruction, c’est déjà écrit. Le sage est une composante de la grande histoire. Il ne l’influence pas. Il en fait partie. Cette connaissance ne décourage pas ses efforts, ni ne le rend passif face au mal. Le sage emploie tous les moyens pour faire triompher ce que sa nature intime a jugé bon. Il combat et réprime ce qu’il juge mauvais. Il utilise toutes ses forces pour diminuer ou prévenir ce qu’il estime injuste. Il lutte pour son beau et aime le bien qu’il apporte au monde. C’est ainsi que s’exprime sa nature supérieure. Parfois, l’avenir va vers un monde meilleur et cela, on le doit au fait qu’en certains lieux du cosmos, il est apparu un nombre suffisant de sages. Ailleurs, tout sombre dans la décadence à cause des lois aveugles de la nature qui ont créé la condition désorganisée, et aggravée par le fatalisme, le fanatisme et les autres folies et bêtises des hommes. En ces tristes lieux, la compréhension du sage lui donne toutefois encore une supériorité sur les ignorants. Sa connaissance l’apaise. Le sentiment du déterminisme ne lui sert jamais directement pour prendre ses décisions, mais seulement pour se comprendre postérieurement face au monde. Après avoir essayé de son mieux, le sage sait que l’espérance le fait souffrir inutilement. Puisque la réalité est le fruit de la nécessité absolue, il n’y avait qu’un cosmos réalisable, où toutes les histoires doivent être vécues.
A l’exception de l’école épicurienne, l’idée d’un déterminisme physique absolu a dominé notre courant philosophique, jusqu’à ce que l'avènement de la physique quantique, et l’expérience d’Aspect à la fin du XXe siècle nous amènent à nous réinterroger sérieusement sur les notions de Causalité et de déterminisme. Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, la Causalité et le déterminisme ne sont pas forcément deux notions équivalentes. Une indétermination à l’intérieur de limites définies n’est pas en soi contraire au principe de Raison. En mathématique, certaines équations admettent bien plusieurs solutions (par exemple, x²=9 admet deux solutions: 3 et -3). Par conséquent, si la structure logique qui gouverne notre monde contient des réponses multiples qui provoquent l’accroissement de la complexité et de l’information dans notre univers au fils du temps, alors le présent perçu ici est seulement l’une des suites possibles à notre passé. A la croisée des chemins, le hasard tranche localement à travers un champ de possibilités plus vaste.
Un
tel indéterminisme de certains paramètres du monde matériel ne change
pas notre compréhension de la réalité globale, là où toutes les
histoires possibles sont réalisées une infinité de fois. Toutes les
possibilités non réalisées ici, sont reproduites une infinité de fois
ailleurs. Par conséquent, le hasard n’existe pas à l’échelle globale,
mais seulement du point de vue des observateurs situés dans les mondes
finis. Pour le métaphysicien qui contemple la totalité du réel dans sa
globalité, celle-ci ressemble toujours au cosmos matériel, ou au
dieu-nature de Spinoza, c’est à dire à l’être unique, parfaitement
nécessaire, éternel, immuable et contenant absolument tout.
Toutefois, dans un univers totalement déterministe, le passé contenait
déjà l’avenir, et notre devenir était entièrement contraint par notre
passé. Maintenant qu’il apparaît que la réalité physique est
fondamentalement indéterminée, mon existence, mes pensées et mes
actions n’étaient pas déjà inscrites dans le passé de ce monde.
Désormais, chaque bulle-univers forme des conséquences libres. Elle
crée des raisons libérées qui agissent en retour sur le cours de sa
propre histoire. L’avenir de notre planète est conduit par les raisons
indépendantes qu’elle contient. Nous ne subissons plus le destin.
L’avenir, nous l’écrivons à chaque instant.
La
question du déterminisme matériel touche à l’interprétation de ce que
nous achevons en ce monde. Lorsque l’esprit se comprend libéré de son
propre univers au point qu’à tout instant une autre histoire est
possible, il réalise alors qu’il est lui-même un acteur critique qui
oriente entre un avenir ou un autre. Du fait de l’indéterminisme
quantique, la Causalité fondant aujourd’hui mes volontés n’était pas
jadis déjà décidée par le passé de cet univers. Même au niveau de la
Causalité matérielle, il n’y a plus d’unité entre mon essence et les
choses qui m’entourent. Le cœur de ce philosophe n’a plus tout à fait
le même statut que l’âme du sage déterministe. Il n’est pas une partie
du destin de ce monde. Il n’est plus soudé à aucune nécessité
historique. Il n’y a plus de destin du tout, même à l’échelle physique.
L’homme libéré réalise qu’il n’y a de nécessité qu’en lui-même. Il n’y
a de destin que dans son cœur. Je ne suis pas un élément constitutif
des mondes que j’habite, mais une entité qui change l’histoire dans
telle ou telle direction. Je suis un aiguilleur indépendant qui tranche
entre les différents destins possibles. Puisque le passé de ce monde ne
prédéterminait pas nécessairement mon existence, notre monde existe ici
désormais avec moi, et le même monde existe ailleurs sans moi. Du fait
de mon existence, l’histoire a été brisée en deux. L’avenir sera
désormais différent ici. Par le simple fait d’exister, tout être fend
le destin à tout instant, et change à jamais le cours des choses.
Qui la comprend véritablement, cette vision bouleverse l’image émotionnelle de soi. Là, où la vision de la nécessité historique inspirait au sage déterministe son calme et sa patience, la vision de l’inexistence d’aucun destin exalte la conscience en véritable maître de l’univers. Tel un dieu grec, l’homme libéré se conçoit comme une divinité indépendante à l'intérieur du cosmos. Il se voit comme une émanation qui apparaît et réapparaît sans cesse à travers les histoires pour les transformer. L’homme libéré est un authentique dieu-vivant qui vole de mondes en mondes, et martèle la réalité de son empreinte. Conscient de l’absence de sens donné aux mondes matériels, il comprend que son destin lui appartient totalement. Les principes du réel étant figés pour l’éternité, c’est à lui que revient le pouvoir de transformer la réalité. L’homme libéré est engagé dans une bataille cosmique. Il se sent investi d’une quête à accomplir. Animé par sa révolte contre l’ordre injuste produit par la nature aveugle, l’avenir des mondes qu’il traverse est désormais entre ses mains. Le niveau d'effervescence atteint son paroxysme. Le sentiment d’exister peut et doit devenir surpuissant. Traversé par sa fascination pour la Raison universelle, c’est envahi par sa fougue et l’impatience de ses désirs compris que l’homme libéré balaye un à un tous les obstacles qui s’opposent à l’établissement du royaume de sa Raison.
Déploie cette magnificence d’exister, et tu te verras envahi par une sublime exaltation intérieure. Elle marquera à jamais ton cœur d’homme libéré. A travers elle, le dieu qui sommeillait en toi s'éveillera jusqu’au degré ultime de l’être. La vie de l’homme-dieu est une célébration glorieuse de ses raisons intimes. Constamment conscient de lui-même, de l’univers et de toutes les choses, il vit libéré par l’amour de la Raison universelle, cette fascination enchantée pour la nature divine autour de soi, et cette adoration de sa propre lumière divine qui illumine le cosmos de l’intérieur.
Perdue au sein d’une infinité d’univers stériles à la vie, dans une bulle-univers nouvellement recréée, sur une petite planète, après des milliards d’années de cataclysmes poussant l’évolution, au sein d’une espèce éprouvée par des millions d’années d’atroces souffrances animales et encore martyrisée par des millénaires de barbarie, d’ignorance et de fanatisme, là, tout au bout du processus cosmique, se tient-il le degré ultime de l’être ? Quelle chose pourrait-il bien y avoir au-dessus du dieu-vivant, conscient de lui-même, de son essence éternelle, du passé et du futur de tous les mondes ; à la fois acteur et jouisseur de ses désirs intimes, contemplateur glorieux de son être et de sa puissance infinie, maître du destin, le cœur rempli de l’incommensurable joie que lui procure la vision de ces biens immortels ?
Bilan des équivalences: La Triple Unité
le principe de Raison = le principe de Causalité logique = le principe ultime = Dieu = la nécessité issue de la simplicité logique = la cohérence sous-jacente = le logos = les principes logiques universels = les mathématiques = le grand-tout = rien (zéro) = le plus vaste des multivers = l’infinité des mondes = le cosmos matériel = l’expression naturelle de la Raison universelle = la nature = la réalité = la vérité...
la Raison intime = le Désir intime = l’être intérieur = l’âme matérielle = le microcosme = la Causalité interne qui forge ses idéaux rationnels = la conscience morale animée par le plaisir de soi-même = l’ensemble des sentiments qui découlent de l’essence de l’individu = les raisons associées à la conscience d’exister = les désirs mêlés au sentiment de soi = les rêves de l’enfant qui découvre la réalité = le cœur de l’homme libéré..
l’amour de la Raison universelle = le sentiment d’immanence lié à l’idée de Causalité universelle = la déification de la Raison humaine venant de la reconnaissance de la parenté qui lie le principe de l’esprit (un microcosme) à la nature toute entière (le macrocosme) = l’amour intellectuel de Dieu = l’amour philosophique de soi = la disposition de l’âme qui produit la liberté du sage = la complète sincérité intellectuelle et sentimentale = le respect indéfectible pour sa propre pensée = l’amour héroïque de son Désir = la vénération de la puissance infinie qui se manifeste à travers son essence libérée = la joie d’être l’égal des dieux éternels = le salut = le cœur glorieux de l’esprit libéré qui exalte ses désirs intimes et impose ses raisons aux mondes...
Note: Ces trois séries forment la trinité (tri + unitas). Bien qu’étant trois choses distinctes, la Raison est toujours la divinité en elles, manifestée sous sa forme logico-matérielle (le principe de Raison), sa forme personnelle (la Raison intime), et enfin sous sa forme morale, affective, salvatrice, libératrice (l’amour de la Raison universelle), cette troisième hypostase divine résolvant le conflit existentialiste entre les deux autres.
Après-Propos
Me voilà parvenu au bout de ma quête. Aujourd’hui, je réalise mieux encore qu’hier, combien j’ai vécu l’authentique naissance philosophique dans une pureté rarement égalée. N’ayant trouvé aucun fondement solide dans ce qui m’entoure, j’ai osé faire table rase de tout ce qui avait été introduit dans ma tête. J’ai accepté de tout rejeter en bloc, sans conditions. J’ai eu la folie, ou le génie, de me détruire, pour me jeter à corps perdu vers un inconnu... sans aucune garantie de pouvoir reconstruire un jour, quelque chose, quelque part. C’est seulement une fois immergé dans cette radicalité extrême, que j’ai été confronté à la seule chose que rien ne peut détruire: la Raison universelle autour de moi et ma Raison intime en moi.
Tout ce que j’avais ensuite à découvrir était déjà contenu dans cet unique sentiment. Il fonde mon salut, ma liberté, ma béatitude. Aussi divers que seront les lieux que j’explorerais encore, tout ne sera que redécouverte, que renaissance sous des jours nouveaux de mon pur amour pour la vérité. Toute ma quête philosophique n’a été qu’un approfondissement consenti du sentiment ayant présidé à la plus profonde sincérité de mon âme ; une perpétuelle remise en lumière, à travers de nouveaux chemins, des innombrables facettes de mon amour pour la Raison universalisée. Mon cœur est trop grand pour ce seul monde. Rien de fini ne saurait jamais le satisfaire, excepté cet amour infini pour moi-même, ce pur plaisir d'exister qui embrasse toute la création et qui est revenu, pendant cette brève existence, se cristalliser sous la forme d’un amour éternel pour une poignée de choses mortelles. Aimer de la sorte, c'est défier les cieux. Désirer ainsi, c’est bousculer l'ordre de l'univers de l’intérieur, non pas parce que les cieux immuables pourraient un jour se briser, mais parce que je me suis réveillé Dieu. Ne le sens-tu pas toi aussi ? D'ici, j’entends les dieux chanter !
Pour parvenir à de telles hauteurs, il m’aura fallu me remettre tout entier à une intuition en laquelle je n’avais pas initialement confiance, et qui m’a finalement emporté si loin. Il semblerait qu’elle m’ait sauvé ? Elle m’a, en tout cas, fait reconstruire un univers dans lequel elle s’est érigée en valeur suprême. J’éprouve désormais l’impression de vivre des instants exceptionnels. Rares, en effet, sont vraisemblablement les lieux du cosmos où j’ai su atteindre une telle conscience du réel. D’ici, mes rêves ont acquis comme une sorte d’écho. Je tends vers mes désirs et je les entends résonner, au-delà de ma vie présente. Ils forment comme une aura qui m’entoure. Immergé dans cette histoire sans fin, mon Désir est devenu le commencement et la finalité de toute chose. Parfois, j’ai l’impression d’être né une seconde fois et, en même temps, je remarque que le fond de mes sentiments n’a jamais vraiment changé. Mon cœur traverse les âges et je me sens ici en communion avec les êtres du passé et du futur. Ne serait-ce qu’envisager la possibilité que, au cours de cette existence, j’ai peut-être imparfaitement réussi à entrevoir la totalité du réel est une idée tellement fascinante, tellement bouleversante, tellement au-dessus de tout, qu’elle génère dans ma conscience un émerveillement constant et inépuisable.
Alors ai-je vraiment aperçu le sommet des sommets, ou ne suis-je encore qu’au pied de hauteurs encore plus vertigineuses ? Vouloir dépasser l’indépassable m’a amené jusqu’ici. Le même élan vous fera sûrement découvrir d’autres merveilles insoupçonnées.
Si la vraie philosophie consiste à réconcilier l’esprit et la réalité, sans tomber dans la monstruosité de supprimer notre humanité, ni dans la corruption de fuir dans le mensonge, alors cet essai est inégalé. Je ne vois pas d’autre voie qui mène à comprendre et en même temps à jouir si puissamment du réel. Je n’ai pas trouvé d'œuvre majeure comparable depuis au moins plusieurs siècles. Cela faisait vraiment longtemps que plus personne n’avait philosophé comme Démocrite. Même si, pour un seul esprit, essayer de se bâtir une explication complète du cosmos reste une entreprise périlleuse, cette tentative n’en demeure pas moins nécessaire, aussi belle que salvatrice ; ce pourquoi, je l’ai entreprise, et elle fût à elle seule l’occasion d’immenses joies.
Ayant
rassemblé les meilleures connaissances de mon temps, tout en bravant
tant d’incertitudes, j’ai conscience d’avoir dû me tromper sur de
nombreux points. Je sais que je serai bientôt conduit à remettre
beaucoup, si pas tout en cause. Je suis prêt. En mon cœur, l’idéal de
vérité procure toujours plus de joies que les tristesses existentielles
que j’aurai à affronter. Ayant vécu avec d’autres idées qui, avec le
temps, se sont avérées fausses, j’aborde celles-ci avec des doutes. Mes
erreurs du passé réveillent le souvenir de l’apparente compréhension
qui, en un instant s’effondre comme un château de cartes. Je sais à
quel point il est facile de se tromper devant de telles questions. A
vrai dire, j’ai quelque doute de m’être encore fourvoyé, de n’avoir
rien compris, et de me retrouver un jour à nouveau devant l’inconnu. Je
connais ce risque. Je l’ai déjà pris, je le reprends aujourd’hui à
nouveau devant vous, et le reprendrai peut-être encore demain.
L'honnête homme, à la recherche de la vérité, n’a d’autre choix que de
dépasser cette peur.
La pensée humaine n’est pas infaillible. Nous ne serons jamais
complètement sûrs de ce que nous croyons savoir. Conscient de cette
limitation, j’ai décidé de vivre pleinement avec la meilleure vérité
présente. En attendant le jour où ces idées seront invalidées, si ce
jour vient, je vivrai passionnément avec cette vision du cosmos.
Constatant, pour le moment, l’absence de problèmes, je crois
sincèrement en tout ce que j’ai écrit. Je reste persuadé que la vérité
existe, et que nous pouvons la découvrir. Je pense qu’un jour, nous
nous formerons une vision cohérente de notre monde et du sens de nos
existences et que, ce jour, sans en être complètement sûr, nous aurons
atteint la vérité ultime.
Aucun des systèmes philosophiques que j’ai pu lire ou esquisser ne rend aussi bien compte de tout ce que je connais et ressens que celui que je viens de vous présenter. Cette vision m’éclaire sur moi-même et sur le monde qui m’entoure. Face à un tel degré de cohérence, je me relis souvent et me demande si je n’aurais pas, cette fois-ci, approché cette vérité ultime ?
Inlassablement, je poursuivrai cette quête sans fin. Je considère ce petit livre comme un essai que je dois améliorer. Je vous invite à vous aider des idées qu’il vous a transmises pour en atteindre d’autres qui seront encore meilleures.
Willeime
Le 17e jour avant les calendes de Mai, An 2762 depuis la fondation de Rome,
= le 9 Floréal de l’An 217 du calendrier révolutionnaire,
= le 28 Avril de l’An 2009 du calendrier Grégorien,
à Paris, France
III - Commentaires
La Totale Intelligibilité du Réel
Dans ce premier commentaire, je reviens sur la genèse de mon rationalisme intégral. Je vous propose quelques analyses autour de cette position philosophique, ainsi que son rapport aux autres écoles de pensée.
Légitimer la Pensée du Réel. Pour
ne pas se perdre dans l’incertain, l’esprit se doit d’ériger le
principe de la pensée au rang de miroir de la vérité. Entreprendre de
comprendre, puis de vivre, sur la base de ce principe reste un pari. Si
le réel n’obéit pas à ce principe premier, il ne sera peut-être pas
possible de s’en rendre compte. Toutefois, si quelqu’un trouve un moyen
de faire découler de ce principe, au sein d’un système cohérent, une
explication à sa propre existence et à toutes les choses autour de lui,
alors cette vision aura désormais le droit de se demander éternellement
si elle n’est pas la vérité ultime, sans jamais pouvoir en acquérir la
certitude définitive, ni aller au-delà s’il y avait quelque chose
d’autre à trouver.
Après avoir prétendu douter de tout, René Descartes s’était proposé de
fonder sa philosophie en partant du raisonnement: “je pense donc je suis”[124].
Pour accepter cette démarche, il faut toutefois déjà admettre la
logique. En effet, un “réel” sans logique serait un lieu où l’énoncé
“je pense donc je suis” ne serait plus forcément vrai, car les
contradictions seraient permises. Si des choses comme 1+1=3 ou 1=0 sont
réellement possibles, alors des formules comme “ce qui existe n’existe
pas” ou “je pense donc je ne suis pas” ne sont plus forcément
inacceptables. Voyez donc l’erreur fondamentale sur laquelle repose les
philosophies spiritualistes qui partent du sujet pensant, pour faire de
la conscience la chose première, et réduisent ensuite le principe de
Raison à une simple faculté de l’esprit humain. Tout esprit qui
n’affirme pas d’abord la toute-puissance absolue de la logique est
illégitime à penser la réalité et à même affirmer qu’il existe. La
logique mathématique est la certitude première, d’où doit découler tout
ce qui m’entoure, y compris cette seconde évidence qu’est mon existence
consciente. Même si la spéculation sur l’origine des mondes que j’ai
proposée est partiellement erronée et évidemment insuffisante, elle
vous a au moins permis d’entrevoir comment la logique pure pourrait
donner cours à la réalité.
La seule chose que ma doctrine philosophique réclame est donc de
proclamer l’universalité absolue du principe de Raison. Tout le reste
en découle ensuite naturellement. J’ai su franchir ce cap après avoir
acquis la conviction que la Raison ne peut être limitée. Voir la Raison
comme une loi qui pourrait éventuellement être dépassée ailleurs, c’est
ne pas avoir compris ce qu’est la Raison. Le principe de Raison
n’existe pas. C’est juste une apparence pour l’esprit humain qui a la
faiblesse de se contredire. Aussi, je pense que les mathématiques
peuvent exister seules et sont le socle du réel, parce qu’au fond elles
n’existent pas. Elles ne sont rien en soi, mais juste une description
humaine des possibilités infinies de la non-contradiction. A l’inverse
des métaphysiques dogmatiques, cet ultra-rationalisme ne conserve pas
de véritable loi a priori. Mon seul principe ne perdure pas comme un
postulat externe, mais se dissout lui-même et disparaît ! Et c’est bien
parce que je vois que la Raison n’est en fait pas un principe que je
comprends qu’elle ne peut être ni violée, ni dépassée. Le principe de
Raison n’est rien, ce qui lui confère la puissance infinie d’être tout.
Le Statut du Principe de Raison et de la Raison Humaine. Le statut du principe de Raison est la clef de la philosophie. Si le réel n’est pas rationnel alors la pensée raisonnée ne peut tendre vers la vérité et elle n’a aucune dignité philosophique. La Raison humaine n’acquière sa pleine légitimité que si le fond du réel est pleinement rationnel, c’est-à-dire s’il est complètement soumis au principe de Raison. La vraie philosophie n’est donc possible que dans un univers entièrement rationnel. La conséquence évidente, mais que presque tous refusent de reconnaître, c’est qu’il n’y a donc d’autre véritable philosophie que la philosophie rationaliste.
Démocrite ou Pyrrhon. En
invitant tout penseur à prendre d’abord position quant à l’universalité
du principe de Raison, je propose une clarification drastique du champ
philosophique: soit vous considérez que le principe de Raison n’est pas
le fondement absolu du réel, et alors, à mes yeux, votre démarche
s’arrête ici, car je ne vois pas au nom de quoi vous pourriez désormais
penser quoi que ce soit ayant une dignité philosophique. Soit vous
reconnaissez la Raison comme le principe ultime, et alors, à ce jour,
je ne sais me former d’autre image du réel que quelque chose comme ce
que Démocrite, Spinoza ou moi-même avons entrevue.
Si les bases de la réalité obéissent à une autre norme que la Causalité
logique, alors nos pensées n’ont aucune légitimé pour parler du réel.
Si l’on refuse l’universalité du principe de Raison, tout mot, tout
argument, toute tentative d’entrevoir ou d’exprimer la vérité est
certainement déjà de trop. Nous n’avons plus le droit d’essayer de nous
en former aucune image. Face au réel, nous sommes comme un chat qui
regarderait E=MC² écrit sur un mur en face de lui. Le cerveau d’un chat
ne fait pas de mathématiques, une faculté indispensable à la
compréhension d’une théorie physique. Par conséquent, tout ce que le
chat pourra miauler restera à cent lieues de l’idée exprimée par les
symboles en face de lui, et ne l’approchera jamais en aucune manière.
Si vous pensez que le principe de Raison n’est pas le principe ultime
du réel, telle est votre condition. Puisque vous n’avez plus aucun
motif d’accorder une quelconque préférence à aucune de vos idées ou
impressions, le scepticisme le plus extrême s’impose. La vérité devient
inexistante ou inconcevable. De toute la diversité des philosophes, il
n’y a en fait que deux vraies positions: l’école rationaliste et
l’école sceptique, la seconde étant à mon avis le mieux représentée par
des personnages aussi différents que Socrate, Pyrrhon d’Elis, David
Hume et Friedrich Nietzche.
Il n’est pas possible de tenir de position intermédiaire entre ces deux
écoles. Prétendre à la modération en ce domaine, c’est s’exclure
soi-même du champ de la vraie philosophie. Certes il n’est pas interdit
aux rationalistes d’emporter avec eux, comme limite à leur pensée
humaine faillible, un scepticisme inexpugnable, ce qui correspond en
fait à la véritable position de Démocrite, d’Einstein et de moi-même.
En revanche, prétendre être un rationaliste modéré qui utilise la
Raison pour philosopher mais affirme dans le même temps qu’elle est
limitée et impuissante devant les grandes questions métaphysiques,
c’est être dans le camp sceptique là où la Raison est morte, et où tout
discours argumenté sur le réel est devenu illégitime et n’a plus que le
statut d’un sophisme, voire plutôt d’une imposture quand il est malgré
tout tenu. Certes, un sceptique peut choisir de vivre avec la réalité
empirique, défendre une certaine morale à titre personnel et même
utiliser la Raison dans la pratique, mais il n’accorde à aucun de ses
choix, ni à aucune de ses idées ou émotions, le statut de vérité, ni
d’universel. Dans la bouche des hommes, ces mots ne veulent rien dire
pour lui. Il mène son existence en essayant désormais de ne plus se
poser trop de questions, et voit les prétentions de la philosophie
comme de vaines chimères. Le sceptique peut ainsi passer sa vie à
s’interroger sur tous les sujets sans jamais rien conclure (Socrate),
douter du réel, de la Causalité et même de l’existence de sa propre
identité (Hume) quitte à aller jusqu’à promulguer une indifférence
générale face à toute idée, événement ou émotion (Pyrrhon), ou refuser
la loi de l’indifférence pour laisser se manifester ses émotions et ses
idées contradictoires dans l'innocence du devenir (Nietzche).
Le véritable scepticisme philosophique est une position profonde, bien
différente de la non-compréhension, ou du retour dissimulé d’espoirs
mystico-religieux. Ceux qui utilisent la position sceptique pour
s’autoriser à conserver, derrière un doute de façade, des espoirs
spiritualistes qui auraient normalement dû être balayés par une
véritable conversion sceptique, ne se sont pas élevés à la dignité de
cette philosophie. Pareillement, ceux qui ne savent pas s’approcher
d’une explication de la totalité du réel et ne parviennent pas à
envisager l’existence d’une explication cohérente à toute chose, sont
d’abord des ignorants, et c’est cette lacune qui justifie leur
faux-scepticisme. Le scepticisme ne parvient à sa respectabilité que
chez celui qui s’est détaché de toutes ses passions, peurs, préjugés et
a priori sur lui-même et sur le monde, et qui a même réussi à entrevoir
la puissance d’une tentative d’explication de la totalité du réel, mais
qui ressent plutôt la fausseté et non la vérité dans le principe de
Raison, et reste donc irrémédiablement entraîné dans la spirale
d’auto-annihilation qui a ouvert cet essai.
Connaissance et Echelle de Certitude. Bien
que je pense que la vérité existe et que nous pouvons la découvrir, je
pense aussi que la certitude de la détenir ne nous est en revanche pas
accessible. En multipliant les hypothèses, en invoquant la fragilité de
la pensée humaine, ou encore en envisageant l’éventuelle remise en
cause future de certaines notions aujourd’hui admises, je peux me jouer
l'avocat de n'importe quelle thèse, même la plus absurde. Il n'y a donc
pas de certitude absolue dans la pensée humaine. Il y a seulement des
idées plus ou moins sérieuses ou douteuses. Il y a des arguments
faibles, forts, très forts, mais jamais absolus. La pensée honnête et
intelligente consiste justement à mettre de l'ordre dans ses idées,
afin de fonder ensuite ses convictions sur celles qui sont les plus
solides. Le philosophe veut que tout puisse être remis en cause. Il se
tient autant éloigné de la croyance naïve dans les vérités
irrévocablement établies, que dans la certitude de l’erreur définitive.
Il veut pouvoir douter de tout, mais il ne nivelle pas pour autant
toutes ses idées sur un même pied d’égalité. Contre les excès du
dogmatisme et du relativisme, son effort intellectuel consiste
justement en un travail de classement et de réévaluation permanente de
la force des idées entre elles. Le sage sait, mais surtout il sait
pourquoi il sait, ce qui permet à son esprit de hiérarchiser chacune
des idées connues en analysant leurs dépendances les unes par rapport
aux autres. Comme la validité de chaque idée est désormais contrôlée
par d’autres qui servent à en justifier la place, les idées bien
consolidées acquièrent le statut de connaissances établies, et toutes
les idées peuvent désormais être classées sur l’échelle des certitudes.
Au sommet de mes meilleures certitudes, je place la logique
mathématique puis la conscience d’exister. Ensuite viennent les
théories vérifiées scientifiquement, les nouvelles déductions, les
notions empiriquement établies, les faits communément admis, les
hypothèses cohérentes, les convictions usuelles, puis enfin la rumeur,
les choses peu vraisemblables, les notions apparemment absurdes et tout
en bas les erreurs avérées de logique.
Une théorie philosophique, comme celle présentée dans cet essai
s’apparente à une hypothèse cohérente. Elle possède donc globalement un
degré moyen de certitude, même si certaines des idées auxquelles elle
est associée ont désormais quitté le champ de la seule spéculation
métaphysique pour entrer dans celui de la science, et possèdent donc
aujourd’hui un degré de certitude beaucoup plus élevé.
Logique, Démonstration et Vérité. La logique traditionnelle repose sur le principe du tiers exclu qui stipule qu’une proposition et son contraire ne peuvent pas être toutes les deux vraies. Muni de ce principe, on commence par postuler une affirmation arbitraire, puis on justifie par l'absurde de sa véracité en montrant que le contraire est faux. Pourtant si la proposition initiale est mal construite, elle et son contraire peuvent être fausses toutes les deux ! C'est par exemple, le cas du paradoxe de Russell où la description “le barbier rase tous les hommes qui ne rasent pas eux-mêmes” est incompatible avec la proposition “le barbier se rase lui-même” et avec son contraire “le barbier ne se rase pas lui-même”. Plus grave encore, en mathématique et en physique quantique, deux propositions opposées peuvent être vraies toutes les deux. Par exemple, la proposition “x est un nombre positif” et la proposition “x est un nombre négatif” sont toutes les deux valables dans le cas de l'équation x²=9 qui admet pour solutions x=3 et x=-3.
La coexistence d'opposés est ainsi possible, mais seulement quand ces contraires apparaissent simultanément au sein du même raisonnement, sinon ce sont des contradictions, c’est-à-dire des erreurs de logique. En effet, les contraires légitimes sont toujours intégrés au sein d'une même séquence démonstrative alors que les contradictions apparaissent dans des discours différents, ou successifs, issus du même point de départ. Notre acceptation des contraires diffère donc totalement de la méthode des sophistes, des hégéliens et autres irrationalistes relativistes qui ont légitimé la contradiction. Pour nous, même s’il peut exister différentes manières valides de résoudre un problème, celles-ci mènent toujours toutes au(x) même résultat(s).
Pour la présente doctrine, une vérité n’existe que par ce qu’elle peut être construite par une démonstration directe, sans emploi du tiers exclu (logique intuitionniste). Toutefois, même ceci ne constitue pas une preuve absolue de vérité. Notre langage courant a tort de présupposer qu’une chose démontrée devrait forcément être acceptée comme une preuve. En effet, un raisonnement ne fait que dévoiler une conséquence cachée, déjà présente dans les présupposés de départ. On peut donc construire une démonstration directe parfaitement valide sur le plan logique, mais qui aboutit à un résultat faux, si l’axiomatique initiale cachait des présupposés erronés. On voit donc que la démonstration n’est pas en soi, à elle seule, un critère de vérité, et que le résultat d’une démonstration dépend de son point de départ. En partant du non-néant, nous avons limités nos présupposés initiaux à la chose la plus simple imaginable, ce qui constitue l’immense force et la très grande élégance de notre système philosophique.
Le Rien et le Tout. Jadis, Leucippe et Démocrite fondèrent la philosophie matérialiste en Grèce en cherchant une réponse à la question pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Toute chose appartient soit à la catégorie de l’être, soit à celle du non-être. Il n’est pas possible de penser une chose au-delà de ces deux catégories, ce qui ferait d’une élucidation de cette propriété fondamentale une explication à toute la réalité. Démocrite désigne l'être comme un état privatif du néant, ce qui suggère qu’il donnait au néant (meden) un statut premier à partir duquel sa négation (qu’il décrit par le néologisme den, « l’éant »), définit l'être, l'existant[125]. Constatant que l’être et le non-être demeurent deux possibilités que rien ne semble pouvoir départager a priori, Leucippe et Démocrite considérèrent que ces deux possibilités devaient donc coexister en même temps. Cherchant à faire correspondre cette réflexion métaphysique avec le réel perçu, ils assimilèrent le non-être au vide et l’être à la matière[126]. L’être n’ayant lui-même pas plus de raison de se manifester “sous une forme plutôt qu’une autre”[127], ils conclurent que la matière existait sous l’infinité des formes possibles et formait ensuite l’infinité des choses imaginables. Démocrite fragmente l'Etre/l’Un immuable en une multitude infinie de corpuscules (les atomes), séparés par du vide, permettant de faire exister le temps et le mouvement pour les choses finies à l’intérieur du grand-tout statique. Ainsi, toute chose réelle, corps, phénomènes, esprits, et même éventuellement dieux… devait se résumer à un état de la matière.
Trop pressés de réconcilier leur réflexion métaphysique avec notre perception empirique, Leucippe et Démocrite ont commis l’erreur d’assimiler le non-être à l’espace vide infini. Or un espace même vide, n’est pas le summum du néant concevable. L’espace physique est quelque chose. Le zéro mathématique, découvert après Démocrite, offre une conception plus profonde et donc plus juste du non-être. Aussi, nous avons proposé une correction à la métaphysique de Leucippe et Démocrite en montrant que l’être et le non-être coexistent effectivement, mais désormais parce qu’ils sont la même chose. En effet, les décompositions de zéro (0=1-1=2+3-5=2x²-6=…) illustrent une vérité logique à la fois extrêmement simple et extraordinairement profonde. Toutes les équations possibles peuvent être réécrites comme égales à 0, et elles sont donc toutes égales entre elles (n’importe quel exemple A=B peut se réécrire 0=A-B). A la question pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien, nous répondons donc qu’il faut simplement réaliser que le tout le plus infini et le rien le plus absolu sont en fait la même chose, et qu’il n’y a donc jamais eu de choix ! La totalité de l’être prise dans sa globalité se réduit au plus fondamental des néants imaginables, ou à l’inverse de ce non-être absolu découle éternellement la totalité super-infinie des possibles réalisés. Ainsi tout en maintenant que rien ne saurait jaillir du néant (0=1 est une violation de la logique), nous voyons que le néant contient le grand-tout super-infini, qui existe donc forcément. Notre conception s’inscrit donc plus largement, dans le courant métaphysique qui a affirmé que l’existence de l’univers, la réalité était nécessaire.
La Cause Incausée. Contre notre position métaphysique, on trouve principalement la croyance en un dieu externe, architecte de l’univers. Pour tenter de prouver l’existence de ce dieu, Platon et Aristote commencent par chercher la cause d’une chose, puis la cause de la cause, puis la cause de la cause de la cause et ainsi de suite jusqu’à postuler l’existence d’une cause première, aussi appelée “le moteur non-mû”, “la cause incausée” ou simplement dieu[128]. Toutefois, le raisonnement qui introduit l'idée d'un dieu incausé au nom de la Causalité est complètement fallacieux, puisqu'il abolit le principe sur lequel il s'appuie. En effet, une cause incausée viole le principe de Causalité, or c’est au nom de ce principe que Platon et Aristote affirment l’existence de leur dieu. C’est bien pour avoir une cause à l’origine de l’univers que les théologiens prétendent déduire l’existence de dieu. En conséquence, si au final on est prêt à accepter l’idée que dieu puisse exister tout seul, sans cause, pourquoi ne pas simplifier le problème et envisager que l’univers puisse exister seul, sans besoin d’une action divine extérieure ? Pourquoi ne pas transférer la faculté divine de pouvoir exister seul, sans raison externe, à l’univers tout entier comme le font Bruno et Spinoza ? Si malgré les explications déployées dans cet essai, vous ne parvenez toujours pas à entrevoir comment l’univers peut flotter tout seul dans l’existence, par la seule nécessité de sa nature, reconnaissez au moins la futilité de recourir à la cause magique incausée. Les théologiens ne font que repousser la difficulté de compréhension de l’existence de l’univers au mystère insoluble de l’origine de leur dieu. Diderot ridiculisait ce déplacement du problème: “Demandez à un Indien pourquoi le monde reste suspendu dans les airs, il vous répondra qu'il est porté sur le dos d'un éléphant et l'éléphant sur quoi l'appuiera-t-il ? sur une tortue ; et la tortue, qui la soutiendra ? Cet Indien vous fait pitié et l'on pourrait vous dire comme à lui: mon ami, confessez d'abord votre ignorance, et faites-moi grâce de l'éléphant et de la tortue”[129].
L’introduction d’un dieu externe n’apporte rien à notre compréhension du monde, et complique même inutilement le problème. De plus, comme rien de perceptible dans la nature ne trahit manifestement l’existence d’une telle entité surnaturelle, j’en conclue que cette idée de dieu n’existe dans l’esprit des hommes qu’à cause de ce raisonnement fallacieux. En conséquence, cette conception de dieu ne s'élève même pas au niveau d’une hypothèse inutile, mais est bien plutôt un faux-concept, à ranger tout en bas de l’échelle des certitudes.
L’idée de ce type de dieu, véhiculée par la plupart des religions, provient en fait de l’ignorance et de la superstition. C’est en effet l’ignorance originelle des hommes préhistoriques face aux phénomènes naturels, à l’époque incompréhensibles, qui a induit l’idée d’une entité surnaturelle, transcendante, et dépassant la Raison humaine au-dessus des choses. Croire en l’existence de ce type de dieu, c’est bien affirmer la limite métaphysique du principe de Raison et l’incapacité de la Raison humaine devant les mystères. Le succès de cette conception de dieu a institué le principe de Causalité limité et le développement de toute la fausse philosophie qui va avec, et à laquelle on a presque exclusivement assisté ces derniers millénaires.
Arguments Mathématiques contre le Rationalisme Intégral. Le paradoxe d’Achille et de la tortue présenté par Zénon d’Elée a été de multiple fois invoqué en philosophie pour affirmer les prétendues limites de la Raison ou l’incapacité de la science mathématisée à percevoir le réel. Ce paradoxe provient de l’intuition fausse qu’une somme infinie débouche nécessairement sur l’infini alors que dans ce cas, le calcul montre que la somme infinie donne un nombre fini. Voyez que le nombre 1,777… peut être agrandi à l’infini en rajoutant successivement une infinité de chiffres après la virgule, mais il demeurera toujours un nombre fini, nettement inférieur à 1,8. Ainsi, pourra-t-on également prétexter qu’il existe des nombres irrationnels () ou transcendants (π), mais cette apparence d’argument ne repose en fait que sur la confusion produite par des appellations maladroites, car ces nombres sont tout aussi rationnels que les autres. Les nombres complexes (i² = -1) posent un problème déjà plus délicat, car à première vue, ils semblent peu éloignés d’absurdités comme 1+1=3. Pourtant, contre une première impression, ils ne violent pas la logique et ont une signification désormais plus compréhensible depuis que i a trouvé une interprétation géométrique, comme étant représentable par un nombre existant dans une dimension spatiale perpendiculaire (le plan complexe)[130]. Ce cas nous met en garde contre notre capacité à discerner immédiatement ce qui est rationnel de ce qui ne l’est pas. A l’extrême, peut-être verra-t-on un jour une discipline où apparait 1+1=3, mais cela sera dû à un référentiel particulier. En géométrie non-euclidienne, il est désormais possible de construire un triangle dont la somme des angles est différente de 180° sans réfuter la validité universelle de cette propriété dans l’espace d’Euclide. Également, depuis la relativité restreinte d’Einstein, la loi d’additivité des vitesses n’est plus linéaire (1+1<2), et cela ne remet en cause ni la logique, ni le principe de l’addition en arithmétique classique. Comme les lois physiques, les théorèmes mathématiques ont en quelque sorte, eux-aussi un domaine de validité. A l’extrême, on peut abolir l’idée de vérités mathématiques universelles, pour ne plus conserver que la plus pure rationalité qui se manifeste au cœur de la logique, celle-là même que j’ai appelé principe de Raison et qui structure toute forme possible de réalité rationnelle.
Le théorème d’incomplétude de Gödel dévoile l’existence de propositions mathématiquement indécidables et est fréquemment présenté par nos adversaires comme une preuve des limites de la Raison. Certes, l’arithmétique de Peano autorise la construction de propositions indécidables sur le modèle du paradoxe d'Épiménide, toutefois une forme plus simple d’arithmétique, sans la multiplication (l’arithmétique de Presburger), permet d’échapper au théorème de Gödel, car elle oblige à décomposer chaque multiplication en une série d’additions (2x3 devient 2+2+2), ce qui interdit la construction de propositions généralistes indécidables. De même, dans le Jeu de la vie de Conway, remarqué pour sa surprenante capacité à faire rapidement apparaitre des propriétés émergentes, la prédiction du destin ultime (mort ou persistance) des configurations du jeu est également un problème indécidable[131]. Bien qu’il soit prouvé qu’il n’existe pas de propriété ou d’algorithme permettant de trancher a priori cette question pour n’importe quelle configuration en général, chaque destin individuel reste cependant toujours calculable dans le jeu, et demeure donc concrètement déterminable. Ces exemples illustrent l’échec de l’approche globale face à certains problèmes et le besoin de décomposer les généralisations en une infinité de cas concrets singuliers pour permettre la connaissance de la réalité.
Les théologiens déguisés en philosophes se révèlent presque toujours
par leur grande passion pour les prétendues limites de la Raison. Ils
utilisent l’autorité de raisonnements, de démonstrations voire
désormais de théorèmes mathématiques pour combattre le rationalisme
intégral, ce qui n’est pas sans poser un grave problème de méthodologie
pour eux. “Nous
ne pouvons pas tout à fait les excuser, puisque, pour repousser la
Raison, ils l’appellent elle-même à leur secours, et prétendent, par
des raisons certaines, convaincre la Raison d’incertitude”[132] dénonçait
Spinoza. Il faut bien reconnaître qu’aucun théorème mathématique ne
peut réfuter le rationalisme, car ce sont justement les théorèmes
mathématiques qui nous apprennent ce qu’implique la logique. Le
théorème de Gödel ne prouve pas les limites de la Raison, car
l’indécidabilité qu’il nous révèle a justement été formellement
démontrée. Lorsqu’il est mathématiquement prouvé qu’un problème n’a pas
de solution (quadrature du cercle), je n’y vois pas une déficience de
la Raison, comme si un mystère restait caché derrière, mais j’y vois
simplement la définition de ce qui est sens et vérité. Certains
systèmes d’équations n’ont pas de solution, et il n’y a rien à aller
chercher au-delà. De même, certaines fonctions ne sont pas calculables
ou ne sont pas définies pour certaines valeurs. La réponse la plus
profonde c’est parfois qu’il n’y pas de réponse ou que l’on ne peut pas
trancher cette question, et c’est là un résultat parfaitement clair
qu’il faut accepter. Quant à me demander combien mesure le quatrième
angle du triangle, quelle est la surface du nombre deux ou encore
comment dessiner un rond carré, il est évident que de telles questions
permises par le langage humain n’ont pas non plus de réponses tellement
elles sont absurdes. Hormis continuer à entretenir la confusion en
détournant le sens de résultats mathématiques, le meilleur espoir que
nos adversaires auraient de nous faire douter ne se trouve certainement
pas à l’intérieur des mathématiques, mais il serait au contraire de
nous montrer un phénomène naturel qu’aucun scientifique n’arrive à
mathématiser. Par exemple, si l’esprit humain n’était pas parvenu à
élaborer la théorie quantique, capable de mathématiser le comportement
si étrange des particules élémentaires, alors l’observation de ce monde
énigmatique aurait pu ouvrir une période historique durant laquelle
aurait existé une observation utilisable contre notre conception
ultra-rationaliste du réel... mais à ce jour, tous les phénomènes
connus, de la physique des particules à la formation des concepts et
sentiments dans le cerveau humain obéissent à des formes de logique
rationnelle.
L'Epistémologie d’Einstein. La
sensation de la Raison pure n’est nulle part mieux éprouvée qu’à
l’intérieur de la géométrie euclidienne. Là, les propriétés des figures
et les théorèmes découlent avec une telle clarté qu’il n’y a que la
confusion de l’esprit humain pour s’imaginer un mystère en amont, et
réclamer sans cesse des pourquoi à la plus parfaite des nécessités.
Si en mathématique, nous parvenons, après des efforts, à une
compréhension absolument claire des concepts et de leurs conséquences
logiques, il n’est pas possible d’en dire autant en physique:
électricité, matière, énergie, champ magnétique, gravité…. mais que
comprenons-nous donc derrière ces mots ? L’idée d’une figure
géométrique se conçoit avec une telle clarté, que vous pouvez en
visualiser une nouvelle par la pensée sans jamais l’avoir observée dans
le monde, alors que le concept d’attraction gravitationnelle ne nous
est connu que par l’expérience sensible et reste inintelligible. Après
tout, pourquoi pas une répulsion gravitationnelle ? Les propriétés
géométriques du triangle se déduisent par la seule puissance de la
Raison pure, alors que les liens de Causalité entre objets du monde
physique, par exemple le fait que la chaleur fasse bouillir l’eau,
n’ont pas été déduits grâce à une connaissance de l’essence de ces
choses, mais ne sont connus que par l’observation faisait remarquer
David Hume. Les concepts que nous avons de la réalité physique sont
dans notre esprit grâce à notre contact avec le monde, mais ils ne nous
donnent aucune intelligence profonde de la nature. Nous ne voyons pas
la réalité, mais seulement la représentation que nous nous en faisons
dans notre cerveau. Nous ne pensons pas avec les véritables catégories
du réel, mais seulement grâce à des notions innées ou acquises.
Depuis que Galilée a réaffirmé que le monde était écrit en langage
mathématique[133],
de grands savants ont construit des modèles théoriques puissants qui
décrivent efficacement des phénomènes mystérieux, comme l’électricité,
et nous montrent que toutes ces choses obéissent à des lois fixes.
Pourtant, la science continue de reposer sur des concepts artificiels
qui nous laissent ignorants de la réelle nature des choses. Même si ces
concepts s’avèrent utiles dans le domaine de validité vérifié
expérimentalement, ils ne nous donnent pas la clef de la compréhension
des phénomènes de la nature.
Einstein avait bien perçu les limites de la science empirique. Sa plus
grande réussite, la théorie de la relativité générale, l’a conforté
dans la direction à prendre: “le
problème de la gravitation m’a converti à un rationalisme qui conduit à
rechercher la seule source crédible de vérité dans la simplicité
mathématique”[134].
En réussissant à expliquer le secret de la mystérieuse attraction
gravitationnelle grâce au concept d’espace-temps courbe, Einstein a
ouvert la voie vers une science finalisée, où tous les concepts
physiques seraient fondés dans la Raison pure, c’est-à-dire dans la
logique mathématique: “notre
expérience jusqu’à ce jour, justifie en nous le sentiment que la nature
est la réalisation de la plus grande simplicité concevable
mathématiquement. Ma conviction, c’est qu’une pure construction
mathématique nous permet de découvrir les concepts, et les lois qui les
relient, et nous donnent la clef de la compréhension des phénomènes de
la nature. L'expérience peut bien sûr nous guider dans notre choix de
l'emploi des concepts mathématiques, elle ne saurait être la source
d’où ils sont issus ; l’expérience reste bien sûr le seul critère de
l’utilité physique d'une construction mathématique, mais le véritable
principe créateur réside dans les mathématiques. En un certain sens,
donc, je crois vrai que la pensée pure peut atteindre la réalité, comme
les anciens l’avaient rêvé”[135].
Einstein
passa les trente dernières années de sa vie à essayer de rendre compte
de tous les phénomènes de la nature par cette voie. Il entrevoyait une
théorie physique ultime qui ne contiendrait plus aucun élément
arbitraire et où tout découlerait avec la même nécessité qu’en
géométrie: “le
but ultime du physicien est de découvrir les lois élémentaires et
universelles de la nature à partir desquelles le cosmos peut être
construit par pure déduction”[136].
“Une théorie vraiment rationnelle devrait permettre de déduire les
particules élémentaires (électrons etc...) et non pas être obligée de
les poser a priori. Les constantes (physiques) ne peuvent être que d’un
genre rationnel comme par exemple Pi ou e”[137].
Le rêve d’Einstein est une réponse ultra-rationaliste à la critique
sceptique de nos concepts empiriques. David Hume remarquait qu’à
l'exception des mathématiques, aucune de nos idées ou déductions
logiques n’est véritablement certaine, ni nécessaire, et concluait que
nos concepts viennent seulement de l’habitude dans un monde
incompréhensible. Einstein a bien pris note des excellentes critiques
de Hume, qui l’ont d’ailleurs aidé à remette en cause nos conceptions
usuelles d’espace et de temps, mais sur le fond, Einstein répond, avec
Démocrite et Spinoza, que tout dans l’univers doit exister avec la même
nécessité que les mathématiques, et c’est parce que cette nécessité est
d’une complexité inouïe qu’elle ne nous apparaît pas à première vue ;
toutefois une analyse approfondie permet de l’entrevoir. Contrairement
à tous ceux qui veulent croire au statut irréductible et donc
inexplicable de certaines notions, pour Einstein et Démocrite,
absolument toute la richesse du réel est ultimement réductible à la
logique la plus élémentaire[138].
Dans les pas d’Einstein, un bon nombre de physiciens sont désormais
convaincus de l’existence de principes sous-jacents, unificateurs de
toute la diversité des entités que nous percevons. Le prix Nobel de
physique, Stephen Weinberg affirme ainsi que nous parviendrons un jour
à découvrir “les lois ultimes de la nature”[139],
c’est-à-dire à unifier tous les principes et concepts présents dans
notre univers en les réduisant aux conséquences d’une équation
maîtresse. Le célèbre physicien Stephen Hawking poursuit les mots et
l’esprit d’Einstein lorsqu’il dit à ce sujet: “si
nous découvrons une théorie complète, ce sera le triomphe ultime de la
Raison humaine, et alors nous connaîtrons l'esprit de Dieu”[140].
Réalité et Représentation Conceptuelle. Si
dans ses fondements les plus profonds, la réalité est la Raison pure
elle-même, comment les êtres humains peuvent-ils se la représenter ?
Penser nécessite de se forger des catégories, or nos concepts
artificiels introduisent une déformation et une réduction par rapport à
la complexité du réel. De grands penseurs et théoriciens renouvellent
sans cesse nos concepts pour s’approcher toujours plus près de la
réalité mais, en vérité, aussi efficace soient-il, tout concept
empirique est toujours illégitime pour concevoir le réel. Seuls les
concepts issus de la Raison pure, c’est-à-dire les concepts
mathématiques peuvent prétendre nous donner accès à la réalité ultime,
à condition de connaître parfaitement ces concepts fondamentaux. Or, je
ne suis pas certain que nous maîtrisions parfaitement ne serait-ce que
le concept de nombre, pourtant le plus simple des concepts
mathématiques usuel. Derrière l’idée de nombre, beaucoup dans
l’antiquité voyaient seulement les entiers, alors que ce concept ne
cesse de s’enrichir avec la découverte progressive des décimaux, des
réels, des complexes, des hypercomplexes, des surréels... De plus, les
nombres entiers ne sont peut-être pas des concepts fondamentaux. Pour
les logicistes, les mathématiques sont fondées sur la seule logique et
1+1=2 est démontré à partir d’un jeu d’axiomes jugés plus élémentaires[141].
Il semble donc évident que des intelligences extra-terrestres connaissent d’autres formes de mathématique qui nous échappent complètement, et qui permettent des visions plus complètes et plus profondes de la réalité que l’approximation que nous pouvons actuellement nous former.
Le Rationalisme Empirique. Nous sommes nous-mêmes une partie de l’être unique, immuable, éternel, infini, et existant seulement par sa propre puissance logique que Spinoza appelait la nature ou Dieu. Reconnaître l’universalité du principe de Raison permet d’intuitionner la totalité du réel comme l’expression naturelle de la logique universelle, là où toute idée rationnelle existe forcément quelque part dans le cosmos matériel[142]. Cette vision avance néanmoins assez peu la compréhension de la véritable nature des choses particulières autour de soi. Hormis la conviction que tout correspond à des structures mathématisables et que l’irrationnel ne peut définitivement pas exister, cette vision ne m’apprend pas quels types d'objets mathématiques composent mon monde, et me laisse ignorant des étonnantes propriétés que ces entités pourraient renfermer. La Raison pure fait voir le grand-tout, mais elle ne dit pas dans laquelle de ses parties nous résidons actuellement[143]. Seule la science empirique permet de tester la pertinence de telle ou telle hypothèse rationnelle, afin de voir si elle correspond à ce monde, tout en sachant que, même si certains modèles mathématiques semblent très bien s’accorder avec les observations, ils pourraient n’être seulement qu’une approximation de la véritable structure ici présente, sûrement bien plus complexe.
Empirisme et Théorie du Tout. L’expérience
ne se trompe jamais. La sensation est toujours vraie en soi. Elle ne
ment pas, et si nous nous trompons, c’est à cause de l’interprétation
erronée qu’en fait notre pensée. Se sentir immobile et voir le soleil
tourner autour de soi est une sensation vraie, conséquence de la
biologie du corps humain et de notre position sur la Terre ; une
sensation que Galilée ne nie absolument pas et qu’il peut même
expliquer. L’erreur consiste seulement à accorder à cette sensation
l’idée immédiate qu’elle suscite en nous. De ce point de vue, même les
illusions d’optiques, les sensations éprouvées pendant le sommeil ou
sous l’action de drogues sont vraies, mais seulement en tant que
réalité vécue lors d’un mirage, d’un rêve ou d’un délire.
L’expérience sensible est donc en soi un point de départ solide et
incontestable qu’il faut ensuite méticuleusement analyser. En
proposant des concepts pour interpréter les phénomènes perçus, la
pensée permet de mettre de l’ordre dans les données recueillies par les
sens. En rassemblant ensuite différents phénomènes sous l’autorité
d’une interprétation globale, une théorie scientifique participe à
approfondir notre compréhension des choses. Toutefois, comme un tel
édifice ne s’applique qu’à un champ limité, même si le succès
expérimental de la théorie suggère que les idées proposées doivent
avoir, quelque part, une certaine pertinence, rien n’assure de leur
validité universelle. La science propose seulement une image du monde
temporaire et s’approche de la vérité par modèles successifs qui ont
tous vocation à être améliorés, transformés, voire remplacés expliquait
Ludwig Boltzmann. Toute théorie scientifique porte seulement sur une
partie de la réalité. Aussi, même si elle est extraordinairement bien
confirmée par de multiples expériences, la théorie n’offre jamais la
garantie d’avoir vraiment saisi le fond des choses. L’histoire des
sciences montre que lorsque la théorie sera élargie pour prendre en
compte d’autres phénomènes, l’image du monde proposée pourra parfois
changer radicalement. Le principe de relativité galiléen a complètement
transformé les concepts de mobilité et d’immobilité, de même que la
palingénésie (renaissance par recréation) métamorphose ceux de
mortalité et d’immortalité. Par conséquent, tous les concepts physiques
et métaphysiques sont susceptibles de changer radicalement de sens. La
science empirique est donc utile pour nous guider vers le chemin de la
vérité, mais elle est incapable d’atteindre le fond des choses. Seul un
ensemble d’idées produites de “manière sauvagement spéculative”[144] expliquait
Einstein, et s’élevant comme une théorie du tout a le pouvoir de
toucher la vérité ultime, sans garantie de l’avoir atteinte, même si
nous y parvenions.
Le Réalisme Scientifique. Un des plus grands freins au progrès de la connaissance, c’est l’illusion de la compréhension. La plus grande erreur de Démocrite et Epicure a été de vouloir tout expliquer, alors qu’ils n’en avaient pas les moyens, et donc de se laisser parfois convaincre par des explications fausses ou superficielles. La spéculation raisonnée de l’esprit humain produit nombres de raccourcis et d’erreurs. Alors, si demain, un théoricien affirme avoir trouvé l’équation gouvernant notre univers, serons-nous pour autant convaincus de posséder le savoir ultime ? Nos adversaires diront que notre confiance en la Raison n’est qu’un dogme depuis le départ, et que cette croyance a fini par créer sa propre illusion. Effectivement, puisque la cohérence logique reste, après tout, qu’une appréciation humaine, et que nos facultés rationnelles sont un cadre dont nous ne pouvons sortir, si la Raison n’est pas le principe ultime, alors la Raison humaine ne fait peut-être que tourner en rond avec ses propres catégories. Si elle fait les questions et les réponses, elle peut nous tromper en donnant le sentiment de comprendre, alors qu’en fait, elle ne saisit rien du réel qui lui obéit à une autre norme.
Pour améliorer le degré de certitude de nos idées, nous avons inventé la science qui permet d’apporter une validation ou une réfutation expérimentale à telle ou telle idée théorique. Le grand paradigme de la science formulé par Francis Bacon est qu’une observation ou une expérience est capable d’apporter une confirmation ou une réfutation indépendante à une idée produite par la pensée. La science établie est ainsi une connaissance solide qui fait consensus car elle repose sur des conceptions étayées par de multiples tests observationnels et expérimentaux. En effet, parmi les diverses sources à même de générer des idées dans l’esprit (sensation, calcul, rêve, croyance ésotérique, intuition mystique...), je remarque que seul le raisonnement logique et la sensation issue des sens (vue, ouïe, toucher...) se confirment, alors que les autres sources d’idées n’ont jamais pu être confirmées indépendamment, et produisent généralement des idées contraires à ce que m’enseignent les deux seules sources qui concordent.
Prenons l’exemple très simple d’un sac rempli de 10 pièces dont quelqu’un a prélevé 7 pièces. En effectuant un calcul, mes facultés rationnelles me donnent une idée du nombre de pièces restantes. En mettant ma main dans ce sac pour sentir les pièces, la sensation me donne aussi une idée du nombre restant. Je constate que seul la Raison et l’expérience sensible s’accordent systématiquement entre elles sur le résultat. Au contraire, les prédictions d’une pseudo-science comme l’astrologie échouent à s’accorder avec les observations et les expériences[145]. De là provient mon sentiment de l'existence d’une réalité externe, objective et rationnelle, même si je la perçois incomplètement et la comprends imparfaitement.
Désormais
nous pouvons utiliser l’accord entre Raison et expérience pour tester
notre compréhension des choses et voir si elle est illusoire. Pour
cela, il suffit de déduire correctement une nouvelle prédiction de
notre compréhension et vérifier si elle se réalise ou non dans le monde
de l’expérience. Si la réalité nous était inaccessible parce que ses
véritables catégories n’ont absolument rien à voir avec celles de notre
pensée, et que la Raison ne fait que réinterpréter postérieurement
notre impression du réel, il serait improbable qu’une théorie
scientifique puisse faire des prédictions qui s'accorderont avec ce que
nos sens n’ont pas encore perçu, ces sens qui ne sont pas une
connaissance rationnelle. L’extraordinaire spectacle du succès des
sciences montre que l’accord entre calcul rationnel et expérience
sensible est valide partout où il a pu être testé. Ceci conforte en
nous le sentiment que “l’ordre de la nature correspond au monde de la pensée”[146] expliquait
Einstein. Depuis que plusieurs théories scientifiques sont devenues
capables de devancer les résultats expérimentaux, supposer que nos
facultés intellectuelles n’ont absolument rien à voir avec le réel est
devenu une thèse très difficilement soutenable.
Pendant des millénaires les hommes ont observé le mouvement des
planètes sans pouvoir anticiper leurs positions futures, jusqu’à ce que
la théorie de Newton nous permette de les calculer. Le succès
considérable de ce genre de théorie a renforcé notre conviction que la
rationalité est aussi dans la nature, et pas seulement dans notre tête.
Même si les équations de Newton reposent sur le concept obscur
d’attraction universelle, le fait qu’elles soient capables de prédire
la position des corps célestes montre qu’il y a un ordre rationnel
externe qu’elles sont capables de saisir. Bien que nous sachions depuis
Einstein combien la théorie de Newton est seulement qu’une première
approximation, l’extraordinaire succès de cette théorie montre, en
dépit de toutes ses limites, qu’elle est connectée sur l’ordre réel du
monde. Au contraire des pseudosciences, les équations de Newton ne sont
pas juste un bricolage pour rendre compte postérieurement de la réalité
sensible, déjà connue, mais elles sont capables d’être utilisées de
façon fiable pour prédire des informations qu’elles ne contiennent pas
elles-mêmes.
La Métaphysique Rationnelle en Science. Lorsqu’une théorie cohérente permet de rendre compte de divers phénomènes de façon fiable, il devient tentant d’utiliser cette compréhension pour essayer d’entrevoir ce qu’il y a au-delà du monde perceptible. Même si mon corps n’a qu’une expérience sensible limitée, ma pensée rationnelle peut alors essayer de percevoir l’ordre des choses au-delà. Bien que toute conjecture soit évidemment risquée, surtout en partant d’une compréhension partielle de la réalité, quelques extraordinaires succès en science ont rétrospectivement montré que de telles spéculations théoriques avaient été légitimes. Par exemple, la planète Neptune fut découverte parce que sa position dans le ciel avait pu être déduite à partir de perturbations observées dans l’orbite Uranus. De même, la physique des particules a permis de deviner l’existence du neutrino et du quark top bien avant que ceux-ci ne soient détectés expérimentalement.
Ce genre de miracle rationnel est encore plus époustouflant lorsque la théorie contient des conséquences complètement inattendues et prédit l’existence d’objets dont le concept même, était encore insoupçonné, comme les trous noirs, le laser ou l’antimatière. En effet, lorsque Paul Dirac combina relativité et physique quantique, il obtient sa célèbre équation où l’énergie avait deux solutions: m et –m (m pour la matière). L’idée d’une matière négative semblait initialement une anomalie mathématique, jusqu’à ce que l’on découvrît peu après l’antimatière, dont l’existence nous avait, en fait, été annoncée ! La logique mathématique s’est mêlée à la théorie décrivant les relations matière-énergie, le concept de matière négative en a résulté et il se réalise effectivement dans le monde physique, précisément dans les conditions prédites par la théorie. Dans cet exemple, le concept d’antimatière a totalement précédé l’expérience, ce qui illustre que les concepts mathématiques ne sont pas juste des catégories de notre esprit pour interpréter rétrospectivement les expériences sensibles, mais que, d’une certaine manière, ils existent aussi dans la réalité externe à notre conscience.
Le scepticisme, l’empirisme, le positivisme… sont incapables de rendre compte de ce genre de réussite. Ces succès sont en revanche des éléments forts en faveur de notre conception de la réalité. Les réussites de la science dans son ensemble constituent une confirmation expérimentale du rationalisme cosmique.
Depuis Démocrite, la métaphysique rationaliste a non seulement permis d’anticiper le contenu de l’univers, mais également d’atteindre le cœur des lois de la nature. Toute la physique actuelle repose sur le principe de relativité, or c’est la conviction philosophique que l’univers est infini qui élimine l’idée d’un référentiel absolu au mouvement, et qui a conduit Giordano Bruno à énoncer ce principe[147], ensuite repris par Galilée, puis étendu par Einstein au temps, et d’où découle alors miraculeusement le lien entre masse, énergie, espace et temps (E=MC²).
Comme notre paradigme matérialiste affirme que le complexe s’explique par le simple, il incite à rechercher le maximum de simplicité logique dans l’organisation des lois de la nature et à unifier tous les éléments de la réalité ; or, ce présupposé philosophique s’est avéré un guide extrêmement puissant pour orienter la spéculation théorique, permettant d’étonnantes découvertes en sciences fondamentales qui n’auraient pas été possibles autrement. Par exemple, lorsque le modèle standard de la physique des particules échoua à s’accorder avec la masse observée des particules élémentaires, une démarche seulement empirique aurait normalement dû conduire à rejeter cette théorie car elle était contredite par l’expérience, mais plusieurs physiciens proposèrent de la sauver par l’hypothèse ad hoc du champ de Higgs, car ce modèle élégant permettait l’unification des interactions fondamentales, c’est-à dire une plus grande simplicité dans la compréhension des forces de la nature, et cette audace a finalement permis la découverte du boson de Higgs qu’aucune démarche empirique n’aurait pu sinon prédire. Comme jadis, lors de la classification périodique des éléments par Mendeleïev, il a été possible d’anticiper l’existence de nouvelles lois puis de nouveaux objets de la nature, et de prédire leurs propriétés avant de les avoir observés, sur la seule confiance que l’élégance interne de la théorie fournit un indice qui mène à la réalité physique externe. “Quiconque a fait l'expérience de la réussite des avancées réalisées dans l'unification rationnelle de la structure du monde est mû par une profonde révérence pour la rationalité qui se manifeste dans l'existence”[148] disait Einstein.
L’Objection Spiritualiste. L’accord du sensible et du rationnel est le fondement de la démarche scientifique. Pour conserver sa force, cette méthode nécessite donc d’admettre l’existence d’un monde objectif, externe à la conscience humaine. Une possible faille existe cependant si la Raison et la sensation ne sont pas deux sources d’idées indépendantes, mais si elles interfèrent, voire si elles ne sont qu’une seule et même chose, ce qui mettrait cette source unique à égalité avec n’importe quelle autre source d’idées, et il n’y aurait plus aucune méthode de connaissance à privilégier. On peut, en effet, supposer l’existence d’un lien caché unissant la Raison aux sensations, soit en proposant que quelque chose dans la réalité externe manipule l’esprit, soit en imaginant que c’est l’esprit qui crée l’illusion d’une réalité externe. Contre l’existence d’un tel lien, je remarque que lorsque mes facultés rationnelles se trompent, par exemple lorsque je fais une erreur de calcul, je trouve quand même le résultat correct par la sensation dans le monde physique, et non le résultat que j’espérais obtenir avant d’avoir réalisé ma faute, ce qui invalide l’existence d’un lien direct (ma conscience qui créerait directement mes idées du monde sensible ou l’inverse) et suggère que j’ai bien affaire à deux sources d’idées indépendantes (l’une intellectuelle, l’autre sensible), qui se confirment et m’informent sur une entité indépendante appelée le réel.
En dépit du bon sens, les partisans du spiritualisme intégral (couramment appelé idéalisme) pensent que le monde physique n’existe en fait que dans nos esprits, comme pendant un rêve. Alors, se pose pour eux le problème de ce qui permet l'accord des différentes consciences avec le monde perceptible. En effet, tous les jours, différents esprits s’accordent sur la nature du monde externe, ce qui ne se comprend qu'avec l’existence d’une substance indépendante de la subjectivité des consciences, et que nous identifions habituellement comme étant la matière. Or, selon eux, le monde matériel existe en fait uniquement dans nos esprits ; donc pour expliquer l'accord des différentes consciences, il leur faut réintroduire une entité qui fait le même travail que la matière absolue afin de garantir l'objectivité des observations. C'est par exemple l'ordre préétabli par dieu transcendant chez Leibniz. Déjà, dans le spiritualisme de Berkeley, il y avait quelque chose qui créait l'illusion du monde matériel, et que l'évêque Berkeley identifie dogmatiquement à son dieu chrétien... et ces aveux illustrent bien la faiblesse de ces pensées antimatérialistes. En effet, ils nient tout d'abord qu'une réalité externe et absolue (la matière) détermine nos représentations, mais ils sont quand même obligés d'introduire quelque chose derrière les phénomènes, qui est la cause de nos perceptions ! Kant s'est également pris dans cette contradiction, et à la suite des critiques de Jacobi, il a dû proposer une seconde édition de sa Critique de la Raison Pure pour essayer de pallier à ce problème[149], mais je ne vois pas qu'il soit parvenu à le résoudre, ni lui, ni personne d'autre. En résumé, si l'on rejette l'existence de la matière comme une entité indépendante et préexistante aux consciences, il faut savoir que l'on sera obligé de réintroduire quelque chose d'encore plus douteux et de bien moins établi que la matière pour la remplacer.
Le spiritualisme intégral est encouragé par l’expérience du rêve. Les rêves sont généralement si enivrants que l’on ne réalise qu’à notre réveil qu’ils étaient une illusion. Qu’est-ce qui me dit donc que je ne suis pas ici encore en train de rêver ? Pour un esprit attentif, les rêves diffèrent toutefois de l’éveil par leur manque de cohérence interne et la mauvaise structuration des événements. Ainsi, si le rêve dure, je parviens généralement à prendre conscience que je suis en train de rêver à l’intérieur de mon propre rêve. Les esprits peu attentifs à la cohérence de la réalité qui les entourent sont moins aptes à faire cette différence et succombent à l’idée que le rêve continue tout le temps. Toutefois, si le monde matériel était une sorte d’illusion associée à la conscience humaine, alors aucun événement n’aurait pu avoir lieu avant l’apparition de cette conscience. La réalité physique devrait donc commencer et se terminer avec l’esprit humain, or la science contemporaine décrit, via les fossiles et les datations radioactives, des événements comme la naissance du système solaire ou l’apparition des végétaux, qui se sont déroulés avant l’apparition de toute conscience humaine et qui sont donc incompatibles avec le spiritualiste intégral, comme le reconnaissait Schopenhauer[150].
Si la conscience humaine avait un degré d’existence supérieure à celle du monde physique, on s’attendrait à ce que celle-ci ne soit pas directement altérable par les phénomènes matériels, or la médecine montre que le fonctionnement de la conscience dépend de processus neurobiologiques dans le cerveau. L’existence de certaines molécules (alcool, somnifères, drogues, hallucinogènes, neuroleptiques...) capables de perturber ou rétablir le fonctionnement de la conscience est une observation ancienne démontrant que l’esprit humain repose sur des bases matérielles. De même, l’expérience de l’éveil et du sommeil montre à chacun de nous que sa conscience se met en marche et en veille comme une machine. Aujourd’hui, notre capacité à lire dans les pensées et dans les rêves à l’aide de l’imagerie cérébrale confirme que l’esprit se situe bien dans le cerveau[151]. Cette conclusion est également soutenue par l’étude de patients atteints de lésions dans diverses régions des hémisphères cérébraux et affectés de troubles précis, dont parfois des perturbations qui touchent leur caractère et leur capacité à former des sentiments[152]. Ainsi, un grand nombre d’observations nouvelles et anciennes convergent vers l’idée que l’esprit est un processus reposant sur des bases matérielles, et fonctionnant selon des principes rationnels.
Les spiritualistes considèrent l’esprit comme la réalité première avant la matière. Un examen attentif de la notion d’esprit montre toutefois que celui-ci est constitué d’au moins deux choses différentes: une mémoire et une faculté d’analyse. Sans aucun souvenir et sans aucune capacité d’associer, de comparer et de manipuler des informations, la notion d’esprit n’est plus concevable. Or si le concept d’esprit peut être décomposé et réduit à l’association d’au moins deux choses, alors l’esprit ne peut plus être une chose première, mais son origine doit être recherchée et expliquée. De multiples exemples issus de la biologie et de l’informatique illustrent désormais qu’une mémoire et une faculté d’analyse sont des choses qui reposent sur des structures matérielles. Puisque la mémoire et l’intelligence peuvent s’expliquent toutes deux grâce à des réseaux neuronaux biologiques ou artificiels, l’esprit nous apparait dépendant de la matière, et il n’est pas une chose première, préexistant à la matière.
Le spiritualisme est très répandu pour encore d’autres raisons, bien qu’aucune ne soit convaincante. Platon justifie son spiritualisme par le lien entre l’intelligence de l’esprit humain et les idées intelligibles, qu’il oppose au matériel, sensible et inintelligible ; argument auquel Démocrite avait en fait déjà répondu d’avance en affirmant la totale intelligibilité de la réalité matérielle[153]. Chez Descartes, le spiritualisme est favorisé par l’illusion que le Cogito, ergo sum produit de se voir au centre du monde après avoir douté de tout, et provient du privilège de certitude accordé à la pensée sur les sens, alors que la plupart de nos erreurs viennent d’une mauvaise interprétation, par la pensée, des justes données fournies par nos sens. Le spiritualisme est aussi grandement favorisé parce qu’il est source d’espoirs d’un au-delà, après la mort, encouragés par les récits de phénomènes parfois éprouvés lors d’expériences de mort imminente. Toutefois comme des phénomènes similaires sont inductibles artificiellement par des impulsions électriques au niveau du cerveau ou par certaines drogues sur des sujets pleinement vivants[154], ces hallucinations post-traumatiques semblent pouvoir s’expliquer naturellement par la neurophysiologie et ne constituent donc pas un argument convaincant en faveur de l’immatérialité de l’âme.
Le spiritualisme provient enfin de la prétention vulgaire d’avoir déduit l’incapacité de la matière à produire la conscience, alors que nul n’a encore jamais pu prédire ce que peut réellement faire un corps matériel expliquait Spinoza[155]. Affirmer que la conscience, c’est-à-dire quelque chose qui est difficile à comprendre, requière une substance immatérielle, revient à faire l’hypothèse d’une chose que l’on ne peut ni observer, ni déduire, ni comprendre, ni connaitre et surtout qui ne résout aucun problème. En effet, avec ce second mystère on n’explique pas mieux le premier. Ceux qui sont incapable de cerner le fonctionnement de la conscience devraient s’en tenir à la devise de Socrate: “je sais que je ne sais pas”[156], mais en aucun cas sombrer dans la croyance aux esprits sans corps. Une erreur similaire avait jadis conduit au vitalisme, cette hypothèse d’une force inconnue dans les êtres vivants imaginée par ceux qui avaient trop vite conclu que la biologie ne pourrait jamais s’expliquer seulement à partir de la complexité physico-chimique. Les progrès de la biochimie et de la biologie moléculaire ont fini par l’emporter sur l’obscure, introuvable et désormais inutile force vitale. Parions que les progrès de l’intelligence artificielle finiront pas avoir raison du spiritualisme.
La certitude de l’erreur n’est jamais absolue. Si l’on veut à tout prix défendre le spiritualisme, on peut échafauder des spéculations torturées, ajouter de multiples postulats arbitraires et invérifiables, pour atténuer toutes ces aberrations. Avec beaucoup d’imagination, cette voie, comme n’importe quelle autre, n’est pas absolument impraticable. Maintenant, si l’on me demande qui du matérialisme ou du spiritualisme est le plus crédible, alors j’affirme avec force qu’il est fou de privilégier le spiritualisme, et de le considérer comme une alternative sérieuse à l’objectivisme du réalisme scientifique.
La Possession du Secret Ultime. Tout en étant conscient des limites et des faiblesses dues aux présupposés nécessairement inclus dans mes raisonnements, et bien que je reconnaisse volontiers que le réalisme scientifique n’est pas certain, j’affirme en revanche que les diverses positions métaphysiques possibles ne se valent pas. De par sa cohérence interne et sa compatibilité avec nos meilleures connaissances, les grandes lignes de la vision des choses qui vous a été exposée présente un bien plus haut degré de certitude que la plupart des alternatives. Le schéma général que j’ai défendu a donc bien plus de chances de s’être approchée de la vérité que les autres systèmes. C’est notre meilleure vérité présente. Le plus sage est donc de vivre avec.
A cause des multiples révolutions que la connaissance a subi au cours des siècles, la majorité croit aujourd’hui qu’il est bien plus sage encore de suspendre tout jugement sur des notions comme l’ultime, le réel, la vérité.... Aussi surprenant que cela puisse paraître, le rationaliste scientifique que je suis répond pourtant, en bonne partie, par la négative à cette confortable objection, et c’est là l’une des raisons de la place majeure donnée à Démocrite dans cet essai. A l’évidence, de nos jours, la science apporte une compréhension de la nature qui dépasse de loin toutes les idées que Démocrite avait pu proposer dans l’antiquité, et notre monde a été transformé bien au-delà de tout ce qu’un génial visionnaire comme lui avait pu imaginer. Et pourtant, malgré les différences qui séparent nos deux mondes, si différents, les grandes idées que Démocrite apporte pour penser le réel, la vie et la mort, restent tout aussi pertinentes hier qu’aujourd’hui. Elles sont tout aussi efficaces pour un homme de l’antiquité que pour nous. Plus important encore, au-delà des nombreuses erreurs et insuffisances présentes dans la conception démocritéenne de l’univers, le sentiment d’avoir aperçu l’essence du réel demeure rétrospectivement légitime. Même après plus de deux millénaires bouleversés par de multiples révolutions scientifiques, le rationalisme démocritéen n’a jamais été sérieusement remis en cause. Bien au contraire, pendant les trois siècles qui suivirent la révolution copernicienne, la totalité des progrès des sciences n’a guère pu être interprétée autrement que comme d’extraordinaires confirmations de cette conception du réel. Et même si au XXème siècle, la théorie du Big-Bang et la physique quantique n’ont pas remporté de consensus clair quant à leur signification, nous allons voir que ces idées sont non seulement compatibles, mais qu’elles étaient déjà, en partie, anticipées par le matérialisme antique. Aussi, cela m’amène à regarder l’histoire de la pensée, non pas comme un cheminement vers une vérité inaccessible aux hommes, mais comme la possession du secret ultime depuis des temps immémoriaux, dont la compréhension humaine peut cependant être encore grandement améliorée. Je crois qu’à travers les siècles, certains esprits esquissent des formulations de la vérité ultime, sans évidemment jamais parvenir à la conceptualiser complètement, ni bien sûr à l’exprimer parfaitement. En étudiant rétrospectivement une de ces tentatives, on y trouvera facilement de nombreux défauts liés à l’auteur, et à l’horizon imposé par l’époque à laquelle le texte a été rédigé. Pour apprécier une telle entreprise, il faut savoir négliger certains aspects, pour retrouver derrière, ce qui demeure universel et intemporel. C’est là mon pari philosophique: prétendre que des formulations plus ou moins talentueuses de la vérité ultime existent, disséminées à travers les âges, et affirmer en avoir recréée ici une nouvelle, qui comme ses sœurs, a l’originalité d’avoir ses propres qualités et défauts !
Le Souverain Bien. Même si un doute plus important demeurait, je pense que je ferais quand même le choix de parier sur ma capacité à saisir l’absolu de mon vivant, car refuser à l’homme ce pouvoir, c'est lui interdire l'accès au souverain bien. En effet, si la vérité ultime nous était inaccessible, il ne nous serait pas légitime de définir notre bien suprême pour ensuite éventuellement essayer de l’atteindre, et l’existence humaine serait de fait définitivement absurde. Nous sombrerions alors dans une conception plus ou moins pessimiste de la vie, dont le sens ne pourrait être maintenu qu’artificiellement, au prix de postures creuses, de discours abscons sur l’indicible ou en renvoyant ce souverain bien à une notion floue dans un arrière-monde. Sans absolu philosophique, tout humanisme se réduit de fait à un moralisme, voire à une simple attitude littéraire, sans puissance de vérité. La quête des anciens sages, celle d’un suprême et souverain bonheur accessible durant cette vie présente est un second critère, en plus de la question du rationalisme intégral, qui me fait, à nouveau, condamner presque tous les dits “philosophes”, en incluant cette fois-ci les sceptiques, pour imposture morale, car ils n’apportent pas de véritables remèdes aux problèmes fondamentaux de l’existence. Pour Démocrite et Epicure la philosophie est la médecine de l’âme qui la guérit de ses plus grands troubles[157]. De même qu’autrefois les rangs de la médecine étaient envahis par des charlatans qui ne savaient rien guérir, le monde de la philosophie n’est pas encore parvenu à maturité. Il est essentiellement formé d’imposteurs qui font illusion, et cachent derrière des artifices conceptuels sophistiqués, leur ignorance du véritable chemin qui mène l’âme au souverain bien.
La Vraie Philosophie. J’appartiens à un courant qui prétend, depuis des millénaires, faire de “la vraie philosophie”[158] face à une multitude d’autres écoles qui usurpent selon nous cet idéal, ainsi que le noble titre de philosophe. Littéralement, la philosophie signifie l'amour de la sagesse (philein=aimer, sophia= la sagesse qui est elle-même le bonheur dans la vérité). J’appelle donc vraie philosophie, l’amour de la vérité qui conduit à découvrir des vérités que l’on aime ; autrement dit la vraie lucidité qui conduit à la véritable félicité. En effet, une joie construite sur des mensonges ou des illusions n’est pas une vraie sagesse. Inversement, la clairvoyance qui aboutit au désespoir n’est pas non plus de la sagesse. La vraie philosophie existe seulement quand le véritable amour de la vérité triomphe et confère en retour, au bout de l’étude, la joie qui naît de la vérité. Le sage est celui qui possède la paix parfaite de l’âme (l’ataraxie) sans avoir pour autant renoncé à aucune vérité. La vérité comprend les choses intérieures (les élans de son cœur) et les choses extérieures (la réalité physique et historique du monde). Celui qui renonce à la vérité, qui accepte les fables de la religion, et s’abandonne à des croyances pour trouver la sérénité, n’est pas un sage. A l'inverse, celui qui reconnaît froidement les dures injustices de notre condition de mortel, mais sombre dans la tristesse, le nihilisme ou le fatalisme n’est pas non plus un sage. Le sage est celui qui, sans avoir renoncé le moins du monde à aucune des terribles vérités et interrogations qui menacent nos existences, a malgré tout réussi, grâce une compréhension plus profonde des choses et de lui-même, à atteindre une joie supérieure d’exister.
Du fait de sa nature composite, la philosophie s’articule donc en deux temps. Le premier temps est celui de l’accroissement de la lucidité. L’apprenti philosophe se caractérise par une disposition supérieure à connaitre la vérité grâce à sa sincérité, son intelligence, ses connaissances, son honnêteté intellectuelle et sentimentale. Le second temps de la philosophie est celui de l’accroissement de la sérénité, là où se produit la cessation des troubles de l’âme, puis où nait une joie existentielle profonde, voire une suprême béatitude métaphysique qui n’a plus rien à envier à celle promise par les religions [note I].
Les demi-philosophes et les religieux sont des faux-philosophes car ils ne maitrisent au mieux que le premier ou un simulacre du second temps, mais n’ont pas su réaliser l’union des deux composantes de la philosophie. De là, vient l’opposition entre leur Raison et leurs passions, contrairement aux sages, tels Confucius ou Spinoza qui voyaient justement dans l’achèvement de leur effort philosophique la capacité nouvelle de les faire coïncider et fonctionner ensemble[159].
Dans un premier temps, la philosophie nécessite le pur amour de la vérité, qui met en danger jusqu’au risque éventuel de découvrir des vérités terribles et causer la mort d’une partie de son âme. Le désir de défendre certaines convictions ou simplement vouloir que le monde ait un sens est un parti pris initial qui n’est pas possible en philosophie. Celui qui veut s’élever à la vraie philosophie doit faire table rase de ses préjugés et accepter la possibilité que le monde puisse avoir un sens, ou pas, et se rendre ensuite à ce qui apparait le plus évident, même si la réponse le terrifie. Mais si l’amour de la vérité en son cœur est moins fort que les peurs et les préjugés qui le guident et qu’il n’a pas la force de prendre le risque de s’approcher de la vérité, quel qu’en soit le prix à payer, alors il ne cherchera qu’à défendre ses préjugés et pourra être un idéologue, un intellectuel, un théologien, même éventuellement habile, mais pas un philosophe.
La Sous-Philosophie. Une fois l’enfance passée, la plupart des hommes ne demandent plus pourquoi. Ils se sont habitués au long silence de leur ignorance. Les religions proposent de fausses réponses. Un certain nombre d’entre nous s’en sont éloignés sans pour autant les avoir remplacées par une alternative solide. Ainsi, hier on choisissait de croire en un bon dieu parce que sans cela, la vie n’avait aucun sens et ne paraissait plus supportable. Maintenant que la religion s’est en partie discréditée, lorsque l’on s’essaie à penser, c’est généralement pour s’affaler dans de la mélancolie existentialiste et à se croire profond par ce que l’on prend conscience de son mal être. Dans les deux cas, l’homme est dans la même situation de détresse, dans le même rapport misérable à l’existence. De même, les athées relativistes qui affirment que puisque le dieu du monothéisme n’existe pas, “rien n’est vrai, tout est permis”[160] montrent combien ils s’accordent en fait avec les théologiens pour penser qu’un comportement juste, équitable et généreux est dû à l’autorité arbitraire de dogmes contraignants. En fin de compte, les anciens sages orientaux, les païens éclairés et les panthéistes rationalistes qui ont tous exprimé une joie existentielle et tenus une haute exigence morale, sans transcendance, étaient bien plus libérés du rapport primitif à l’existence, qui perdure chez nos athées modernes à base sceptique. Ces anciens sages ont affirmé avoir atteint le souverain bien durant leur existence et nous montrent des exemples historiques de dépassement de la sous-philosophie morale et existentielle partagée par le camp spirituo-théologique et le camp sceptique-relativiste-nihiliste, qui ne sont en fait que les deux faces extrêmes et opposées de l’humain primaire, isolé par son ignorance.
Comme de tout temps, ces ignorants, adversaires de la philosophie matérialiste n’ont jamais vraiment compris les implications de ce qu’ils combattaient, ils n’y ont dénoncé que leurs propres peurs et préjugés. Quant à ceux qui, au nom de valeurs humanistes, prétendaient vouloir sauver la dignité humaine de l’abîme matérialiste, ils n’ont finalement été que les ennemis de leur propre cause. Non seulement, ils n’ont pas produit d’alternative convaincante, mais en s’attaquant au matérialisme ils ont sottement affaibli la seule façon d’établir un support solide à ce qu’ils recherchaient vraiment, à savoir la liberté de l’individu et une forme d’immortalité, deux éléments qui sont fermement encrés dans le matérialisme démocritéen. En effet, nous avons vu que l’idée la plus cohérente de résurrection est une conséquence du matérialisme atomiste, et nous allons bientôt expliquer en détail que c’est également la physique démocritéenne du hasard et de la nécessité qui garantit l’émergence de propriétés singulières dans les essences, ce qui permet ensuite à une liberté individuelle de s’exprimer grâce à la conscience supérieure. Ajoutez à cela le fait que l’esprit des Lumières, dans ses dimensions métaphysique, éthique et politique, était déjà présent chez Démocrite, et vous comprendrez alors peut-être pourquoi je prononce une condamnation si terrible contre les 2500 dernières années de philosophie. Hormis les rares qui ont su se ranger avec Démocrite, ce qui a marqué l’histoire de la philosophie dans le monde des hommes n’a été que les égarements d’insensés, incapables de comprendre, puis d’aimer la réelle nature des choses.
Conceptions Scientifiques
Dans ce deuxième commentaire, je vous propose de reprendre les principales propositions d’intérêt scientifique contenues dans cet essai afin de les discuter d’une manière plus critique, à la lumière des emprunts réalisés à des théories bien établies ou en cours d’élaboration. De nombreuses références externes sont citées afin d’inciter le lecteur à approfondir avec les sources.
L’Univers Statique et la Dynamique des Bulles-Univers. Si l’univers est constitué d’une infinité de mondes éternellement détruits et recréés, de telle sorte qu’à tout instant, tous les types de mondes existent une infinité de fois à tous les stades de leur évolution, alors l’univers dans son ensemble n’est pas en évolution: il est statique. S’il est statique, il n’y a plus besoin de cause première. Le grand-tout existe de toute éternité, comme une vérité mathématique (univers-bloc). Démocrite voyait qu’à l’intérieur du grand-tout statique, aucune structure finie ne pouvait se maintenir éternellement, anticipant ainsi dès l’antiquité que la terre, le soleil, les étoiles et même tout l’univers observable ne sont pas éternels, mais qu’ils ont chacun connus une naissance et subiront une mort[161]. Démocrite voyait les mondes/univers finis s’enchainer au sein d’un espace plat et infini, toutefois la cosmologie actuelle nous invite plutôt à considérer l’univers comme une infinité de bulles d'espace-temps qui grandissent puis se rétractent, ou se diluent complètement par leur propre expansion jusqu’à faire apparaître un vide d’où renaît de nouvelles bulles. Ainsi, au lieu d'être un bloc continu, dans ces modèles, l'univers infini apparaît comme un grand-tout éternel, constitué d’une infinité de bulles-univers indépendantes qui naissent chacune lors d’un Big-Bang indépendant[162]. L'existence des bulles-univers est aujourd’hui suggérée par divers développements théoriques comme l'inflation cosmologique, le paysage cosmique ou encore certaines spéculations sur les trous noirs qui sont autant de voies indépendantes qui conduisent à cette notion[163].
Notre compréhension actuelle des lois de la physique autorise l’apparition de bulles-univers par fluctuation de l’énergie du vide quantique. Comme les bulles-univers contiennent autant d’énergie positive sous forme de matière, que d’énergie négative sous forme de courbures de l’espace-temps, leur création gratuite respecte la loi de conservation de l’énergie[164]. Cette création ex nihilo naturaliste diffère notablement de celle des théologiens, qui repose sur une violation surnaturelle du principe de Raison par le pouvoir magique du bon dieu transcendant[165] (la cause incausée, équivalent de 0=1) ; mais elle ressemble en revanche à la coïncidence des contraires promue par Bruno ou encore à l’équilibre de la cosmogonie taoïste, là où le rien ultime (Wuji) se sépare en deux entités complémentaires et opposées (Yin Yang) pour donner naissance au monde (équivalent de 0=1-1).
De façon remarquable, le physicien Alexander Vilenkin a montré que la probabilité d’émergence des bulles-univers par effet tunnel n’est pas nulle si la taille initiale de l’espace-temps est réduite à zéro, de telle sorte que l’émergence de toutes les bulles-univers possibles devient absolument nécessaire si l’on considère comme point de départ un néant absolu sans espace ni temps[166] ; une spéculation qui a fortement contribué à mon concept de non-néant. On peut interpréter ce résultat comme le signe que la réalité physique a toujours existé, ou alors que les diverses bulles-univers naissent toutes spontanément à partir du néant[167].
Après tout, notre réalité physique n’est pas forcément éternelle. Notre compréhension actuelle ne permet pas d’exclure que notre univers ait pu émerger à partir d’un niveau de réalité plus fondamental. Si notre réalité physique a connu une naissance dans le passé, alors avant elle aucun événement temporel ne pouvait exister. Seule la logique mathématique pouvait librement opérer. La logique mathématique devient le socle et le créateur de la réalité. Elle est un néant atemporel qui contient en puissance l’infinité des bulles-univers possibles, et qui sont donc inévitablement toutes réalisées. Ainsi, au lieu de voir les bulles-univers s’enchainer successivement au sein d’un univers éternel les contenant toutes, on peut imaginer que les bulles-univers émergent plus ou moins directement du non-néant. Mais au fond, que toutes les types de bulles-univers possibles naissent instantanément et constamment du non-néant avec leur propre temporalité interne, puis y retournent, ou qu’elles se détruisent et renaissent de manière cyclique au sein d’un espace infini les contenant toujours toutes, ou encore que des couples d’univers/anti-univers miroirs émergent continuellement du néant[168] et s’étendent éternellement transformant le non-néant en un super ensemble contenant déjà un nombre infini d’univers depuis toujours et devenant sans cesse toujours plus grand ; dans tous ces cas, le cosmos revient à une sorte de grand-tout globalement statique[169], car il contient toujours, en lui, la totalité de tous les possibles réalisés.
Le Multivers. L’étude des lois de la physique dans notre univers suggère que celles-ci sont loin d'avoir épuisées tout le champ des possibilités offert par la logique naturelle. L'infinité des réalités imaginables n'est certainement pas réalisée même dans l’infinité des bulles ayant les mêmes lois physiques que notre univers. On peut supposer que des contraintes logiques encore inconnues viendront réduire la diversité que nous imaginons, toutefois il paraît peu probable que celles-ci la réduiront à notre univers observable.
En plus de découper l’univers infini en une infinité de bulles d'espace-temps, certains physiciens nous invitent à aller encore plus loin, en ajoutant aussi des univers parallèles, c’est-à-dire à faire évoluer notre vieux concept d'univers infini en multivers. Dans l’antiquité, on ne concevait que l’espace de type euclidien avec ses trois dimensions. Aujourd’hui que nous connaissons de nouvelles géométries, ainsi que des espaces possédants plus ou moins que nos dimensions habituelles, la totalité du possible devient un multivers contenant toutes les espace-temps imaginables. Le physicien Max Tegmark nous fait remarquer que cette conception de la réalité présente l’avantage de dissoudre la question de la spécificité des lois et constantes de notre univers du fait de l’existence de toutes les structures mathématiquement réalisables à travers le grand-tout[170]. Si l'on est cohérent avec l’idée que le réel contient la totalité des possibles réalisés, alors on doit sérieusement envisager cette fantastique extension de réalité. Cela implique une infinité d’univers parallèles (d’autres équation-univers) afin que l'ensemble contienne la totalité des possibles réalisés.
Dans l’antiquité, les sceptiques rejetaient à tort l’existence des autres mondes de Démocrite[171]. De même, les empiristes rejettent aujourd’hui l’idée de multivers en arguant qu’un seul univers est, selon eux, plus simple qu’une infinité, et invoquent l’argument du rasoir d’Occam pour éliminer cette multitude d’infinis inobservables. Cependant, comme le multivers comprend absolument tout, il épuise l’ensemble des possibles, et ne contient aucune information. Cette proposition est donc plus simple dans son principe que d’affirmer l’existence d’un seul univers, doté de multiples spécificités arbitraires et injustifiables. De la même manière, que l’existence d’une multitude de planètes dans notre galaxie fournie une explication naturelle aux particularités sur Terre (température, luminosité, composition chimique…), l’existence de multiples univers explique les spécificités de notre univers (constantes physiques, nombre de dimensions…).
L’Insaisissable Grand-Tout. Le théorème de Cantor est invoqué par certains de nos adversaires pour affirmer qu’il ne peut pas y avoir d’ensemble de tous les ensembles et que donc le grand-tout est impossible ; sauf que ce théorème, valable dans la théorie des ensembles ZFC pour des raisons tout à fait artificielles liées à son axiomatique, ne l’est plus dans des versions mieux construites de la théorie des ensembles qui permettent de considérer l’ensemble de tous les ensembles[172]. Certes, comme pour un ensemble même infini, on peut toujours construire un ensemble d’ensemble plus grand, le possible demeure intotalisable. Cette incapacité à confiner le grand-tout dans un ensemble clos est une propriété extraordinaire, mais c’est en revanche un argument faible pour affirmer que la nature ne peut pas être la réalisation de cette super-infinité de possibles. Ainsi, même si des difficultés devaient réapparaitre dans la manipulation et la définition du concept de grand-tout au sein de systèmes formels, cela ne prouverait nullement que la nature n’est pas justement cette insaisissable infinité d’infinité d’infinis... de possibles infiniment empilés les uns sur les autres (un multi-multi-multi...multivers à l’infini), qu’aucune suite claire ne peut jamais englober, et dont seul le contenu super-infini de zéro nous donne une représentation imagée. Voyez en effet que dans le cosmos mathématique, la logique prédit que chacune de ses parties les plus infimes renferme à nouveau toute la richesse infinie du réel, renouvelée encore et encore. Par exemple, le chiffre 1=3-2=2y-z= .... Ainsi, nous pouvons concevoir une myriade inépuisable d’univers répliqués à l’infini, dans chacun des plus minuscules particules de matière, et au-delà. Ceci suggère que la réalité contient l'infinité des possibles réalisés non seulement à travers chacune des dimensions spatiales et temporelles infinies, mais également à toute les échelles de grandeur (univers fractal). Le grand-tout infini est « Un », mais cet Un n’est lui-même qu’un atome indivisible ou un trou-noir dans un univers d'ordre supérieur (via une transformation conforme projetant cet infini sur une surface finie) et ceci se répète à toutes les échelles vers l’infiniment grand comme vers l’infiniment petit.
La Structure de l’Espace-Temps. Si nous habitons une bulle-univers finie, alors se pose le problème de savoir ce qui se passe à la limite du monde. Avec la théorie de la relativité générale, il devient toutefois envisageable que notre bulle-univers ait une taille finie, sans pour autant qu’elle ait de limite. Un peu comme à la surface de la Terre, en avançant toujours dans la même direction on finit par faire le tour et l’on revient au même point. De la même façon, on peut peut-être se déplacer infiniment dans notre bulle-univers sans jamais rencontrer de limite. Comme un ballon qui gonfle ou se dégonfle, la bulle-univers peut grandir ou rétrécir, tout en ayant toujours une taille finie, mais jamais de limites.
Contrairement à Kant pour qui l’espace et le temps ne sont que des catégories de l’esprit humain, pour Einstein l’espace-temps est une entité objective dotée de “qualités physiques”[173] dont un degré de courbure, une résistance à la déformation, un nombre particulier de dimensions et peut-être aussi une unité minimale de distance et de durée[174]. Dans ce dernier cas, tout serait composé d'éléments simples, indivisibles, comme les atomes de Démocrite. L'existence d'une telle borne est suggérée par la mécanique quantique (la longueur et le temps de Planck: 10-35 mètre, 10-44 seconde) et par d’autres développements théoriques plus hypothétiques comme les cordes/branes[175], les ensembles causaux[176] ou encore la gravité quantique à boucles[177].
Notons, à cette occasion, que les objets découverts par la science au XXe siècle et appelés atomes ne sont pas des atomes physiques, qui restent donc encore peut-être à découvrir, mais seulement les atomes chimiques c’est-à-dire les éléments chimiques. Les véritables homologues des atomes physiques imaginés par Démocrite seraient plutôt quelque chose comme les cordes, les boucles, ou encore autre chose mesurant exactement la distance minimale dans l'espace-temps.
La Nature Mathématique de la Matière et de la Réalité Physique. Lorsque Pythagore revint des temples égyptiens, il rapporta une genèse mathématique de l’univers qui expliquait que nous habitons un gigantesque monde mathématique: “des nombres sont sortis les points, des points les lignes, des lignes les surfaces, des surfaces les volumes, et des volumes tous les corps physiques que nous connaissons”[178]. La théorie atomiste grecque est ensuite née dans le prolongement de ces idées. Dans l’antiquité cette filiation a paru évidente à Diogène Laërce et Aristote selon qui Démocrite et Leucippe “font de toutes choses des nombres”[179]. Les atomes de Démocrite sont en effet des figures géométriques planes seulement définies par des propriétés mathématiques (“figure, ordre, position” vues en statique et que Démocrite décrit à l’aide d’un lexique musicale “rythme, assemblage, modalité”[180] pour la réalité physique dynamique). Toutefois l’atome isolé est dénué de tout caractère sensible (température, couleur, odeur…[181]). Les atomes de Démocrite sont ainsi simplement l’ensemble infini de toutes les figures géométriques imaginables[182]. Au lieu de repousser l’explication de la complexité de l’univers à un ordre extérieur, l’exigence de simplicité logique avait, en son temps, conduit Démocrite à proposer que l’infinité des mondes était elle-même la complète réalisation de la géométrie.
Proposer que sous le monde physique que nous connaissons, la réalité est en fait purement mathématique a de nombreux attraits. Ceci résout le dilemme entre essence et existence, rend compte de l’extraordinaire efficacité des mathématiques en physique, et enfin cela offre une explication générale à l'étrangeté de la physique quantique. De la même manière que le monde biologique est un îlot sophistiqué au sein d’une réalité physico-chimique plus étendue, notre monde physique serait ainsi un domaine particulier d’une plus vaste réalité mathématique. Et de la même façon que les constituants des êtres vivants redeviennent les entités inertes du monde physico-chimique lorsqu'on les analyse à l’échelle moléculaire, nous constatons que les particules élémentaires (subatomiques) de la matière ressemblent de plus en plus à des objets mathématiques lorsque nous les analysons aux toutes petites échelles de la physique quantique. A son niveau le plus fondamental, l’univers serait donc en quelque sorte purement mathématique. Les particules les plus élémentaires seraient l’équivalent de quelque chose comme les nombres, les figures géométriques ou une autre chose véhiculant la notion de quantité. Un principe physique comme le principe de conservation de l’énergie serait simplement le pendant de la logique mathématique. Quant au concept de vitesse limite, le mystérieux postulat de la théorie de la relativité, il est désormais compris comme étant une propriété mathématique nécessaire d’un espace-temps[183].
Le Temps. Si les notions de quantités et d’espace sont communes à la physique et à la géométrie, le temps semble la notion majeure qui distingue fondamentalement les mathématiques de la physique. L’objection principale contre l’idée que la réalité est au fond mathématique réside dans notre habitude de pratiquer des mathématiques avec des objets figés, sans temporalité.
Lorsque Werner Heisenberg introduisit le principe d’indétermination en physique quantique, il dû recourir au calcul matriciel qui a la particularité d’utiliser des opérations non-commutatives. Contrairement à la multiplication classique qui est commutative (3x7 et 7x3 donnent le même résultat), avec le calcul matriciel l’ordre des opérations ne peut pas être échangé. L’ordre par lequel le calcul est effectué compte. Il n’est pas réversible, comme le temps. Il existe ainsi tout un pan des mathématiques où la non-interchangeabilité des opérations génère une chronologie donnant une possible explication à la notion de temps en physique[184]. L’existence de différents ordres possibles fait naitre un nouvel espace de possibilité, c’est-à-dire une dimension supplémentaire, liée aux dimensions spatiales, que nous avons appelée « dimension d’espace logique » ou encore dimension temporelle. Ainsi l’indétermination quantique pourrait être le moteur du temps et ultimement ce qui fonde la Causalité physique. En effet, la Causalité physique signifie que l'espace-temps possède une structure orientée permettant de distinguer la cause de l'effet. Mais alors, d’où vient l’indétermination en physique ?
L’Origine du Clinamen et de la Physique Quantique. Epicure expliquait que les atomes pouvaient dévier spontanément de leur trajectoire selon une déclinaison minimale se produisant en des temps et dans des lieux indéterminés (le clinamen)[185]. Cette idée, assurément la plus étrange de la physique épicurienne, présente une similitude frappante avec la physique quantique et ce n’est peut-être pas là juste un hasard. Dans les deux cas, l’introduction du concept de minimum indivisible, que ce soit l’atome démocritéen ou les quanta de Max Planck, a chaque fois conduit à la notion d’indétermination en physique. De façon remarquable, cette idée permettait à Epicure d’expliquer l’inhomogénéité de l’univers[186], de la même façon qu’aujourd’hui les fluctuations quantiques issues du big-bang, expliquent l’hétérogénéité de notre univers observable[187]. Mais qu’est ce qui a bien pu mener Epicure à une idée aussi étrange ? Les sources font défaut, mais nous pouvons tenter de restituer le type de raisonnement qui a pu le conduire vers ce concept. A son époque, on savait que la diagonale du carré (racine de 2) ne peut pas être construite avec des nombres entiers, ni donc avec une physique atomiste. On est obligé de procéder à un arrondi (supérieur ou inférieur), mais alors les côtés du carré ne sont plus parfaitement droits, d’où l’idée que le mouvement ne se fait pas en ligne droite.
Pour Epicure, la matière mais également le mouvement, l’espace et le temps sont constitués d’indivisibles[188]. Pour visualiser le mouvement d’un objet à l’échelle atomique, représentons-nous l’espace comme une grille quadrillée. Les atomes ne peuvent exister que sur les intersections du quadrillage mais jamais entre. Prenons maintenant un segment vertical long de trois atomes sur ce quadrillage et faisons-lui faire une légère rotation en laissant son extrémité supérieure fixe. Que voyons-nous ? Plusieurs problèmes apparaissent.
Dès lors que le segment pivote légèrement et que son extrémité inférieure réalise un premier saut de ligne, notre segment n’est plus une ligne droite mais devient forcément une ligne brisée sur le quadrillage. Cependant, aucune information logique n’indique précisément où et quand le saut ligne doit se produire. En effet, une ligne étant le chemin le plus court entre deux points, sur le quadrillage il existe désormais deux configurations atomiques pour dessiner notre segment brisé. La position de l’atome central est indéterminée (superposition d’états).
Si l’on continue le mouvement de rotation de notre segment en lui faisant faire un tour complet, il nous apparait tantôt comme une ligne parfaitement droite et tantôt comme une ligne brisée, selon l’orientation initiale du quadrillage mais comme celle-ci est seulement arbitraire pour notre représentation, nous devons conclure que ces deux possibilités correspondent à une même réalité. Puisque dans le monde atomique, une ligne droite et une ligne brisée sont en fait la même chose, alors le mouvement rectiligne contient une indétermination intrinsèque qui peut faire dévier les atomes d’un saut de ligne aléatoirement à tout moment. On retrouve le clinamen d’Epicure, qui a donc été probablement inspiré par une réflexion sur un problème de ce genre.
Remarquons également qu’après un premier saut de ligne, on ne peut normalement plus faire parfaitement coïncider l’extrémité de notre segment avec une intersection de la grille sans aussi modifier sa longueur. Comme un point ne peut exister que sur les intersections de la grille et pas entre, le meilleur compromis pour représenter la nouvelle extrémité du segment est de considérer qu’elle devient un point flou ayant seulement une probabilité diffuse d’être d’un côté ou de l’autre (le flou quantique) ou alors nous devons courber l’espace pour modifier les longueurs.
Les multiples difficultés rencontrées lors de cette tentative de visualiser le mouvement à l’échelle minimale expliquent probablement la défiance de l’école épicurienne envers la géométrie euclidienne, jugée inapte à rendre compte de la physique atomique. Cependant notre petit exemple, très simple, laisse déjà entrevoir de profondes interrelations entre les concepts physiques de quanta, d’indivisible, d’indétermination, de temps, de mouvement, de superposition d’états, et de courbure de l’espace. A la lumière des progrès des mathématiques et de la physique, nous pouvons désormais reprendre la position épicurienne en proposant qu’un espace quantifié contient des indéterminations et que dès lors, les mathématiques se métamorphosent complètement et évoluent vers une mathématique très particulière: la physique des particules.
L’Etrangeté de la Physique Quantique. Le monde que nous expérimentons quotidiennement n’est pas le niveau de base de toute réalité. L’exploration scientifique des niveaux inférieurs remet en cause nos sens usuel. La physique de l’infiniment petit nous heurte et nous parait bizarre parce que nous cherchons à lui appliquer certains des concepts habituels de notre monde macroscopique. Toutefois, pour le philosophe matérialiste qui ne croit pas que nos concepts physiques usuels soient fondamentaux, et qui pense que tous les aspects de notre monde physique émergent avec la complexité, il n'est pas si surprenant que certaines propriétés de notre monde quotidien n'existent pas encore à une échelle inférieure. Par exemple, notre sens commun peut avoir du mal à accepter l’idée qu’une particule matérielle isolée n’ait pas de température ou encore qu’il existe un zéro absolu en dessous duquel on ne puisse pas refroidir davantage, tant que nous n’avons pas compris ce qu’est vraiment la température, à savoir une propriété supérieure résultant du degré d’agitation des molécules entre elles, un concept qui n’a donc pas de sens pour une particule isolée et dont la valeur ne peut pas descendre plus bas si les particules ne vibrent plus (le zéro absolu : −273,15 °C). De même, à une échelle inférieure, la matière n’obéit pas encore à la Causalité mécaniste qui fait rebondir les boules de billard, ni ne possède les propriétés habituelles du monde visible à notre échelle, mais elle est régie par une forme plus primitive de Causalité, plus proche de la logique. Les particules subatomiques ne sont pas tout à fait des objets physiques. Ce sont vraisemblablement plutôt des entités intermédiaires entre notre monde macroscopique et le niveau fondamental qui est purement mathématique.
Parmi les transformations les plus bouleversantes opérées par la théorie quantique se trouve la découverte de phénomènes apparemment véritablement aléatoires[189], laissant au hasard un rôle majeur au sein de la construction de la réalité. Le hasard quantique inaugure-t-il le crépuscule de la Causalité universelle ? A bien y regarder, l’indéterminisme qui entoure les particules élémentaires est très loin d’être un chaos irrationnel. Les équations de la physique quantique restent partiellement déterministes. Leur part d’indétermination est statistiquement prédictible et obéit à des règles très précises, parfaitement décrites par le formalisme mathématique de cette théorie. A la lumière de cette révolution, il apparaît que les conceptions de Causalité universelle et de déterminisme omnipotent, longtemps confondues, sont possiblement en fait deux notions différentes. La Causalité universelle n’implique pas forcément un déterminisme tout-puissant. L’interprétation des univers multiples d’Everett fournie un exemple de dissociation des notions de Causalité et de déterminisme. De plus, suite aux expériences d’intrication violant le théorème de Bell, admettre l’existence d’un hasard fondamental est désormais paradoxalement nécessaire pour sauvegarder la notion de Causalité physique (la Causalité relativiste)[190].
Contrairement à l’aléatoire classique, qui est seulement une apparence liée à notre incapacité à connaitre toutes les conditions exactes avec suffisamment de précision pour pouvoir faire des prédictions (dans un univers laplacien) ou à l’hypothèse de variables cachées qui rétabliraient un déterminisme complet, l’aléatoire quantique peut se comprendre naturellement comme la résolution d’un indéterminisme absolu découlant de propriétés fondamentales en logique mathématique: indépendance logique[191], incalculabilité, auto-référencement/indécidabilité, indiscernabilité/ambigüité de Galois[192]. Comme le suggère les tentatives de reconstruction de la théorie quantique à partir des limites de l’information[193], la logique elle-même apparaît quelquefois incapable de définir complètement toutes les propriétés de certains objets mathématiques. Si la nécessité issue de la simplicité logique laisse parfois un certain flou, et que la réalité physique est la réalisation de la logique elle-même, alors l’indétermination inhérente au monde quantique se comprend naturellement. Le hasard serait simplement la manifestation d’un manque d’information logique, qui rend la nature incapable de tout définir. Mais il n’est en rien la manifestation d’une Causalité interrompue ou transcendante.
Les particules quantiques naissent avec des propriétés physiques logiquement indéfinies et demeurent dans cet état flou (la superposition d’états) tant que celui-ci ne pose pas de contradiction. L’indétermination ne disparait que lorsque le système auquel elles appartiennent se complexifie suffisamment pour que les paramètres restés libres se voient forcés de se figer dans un état défini (la décohérence). Dans le cas du paradoxe EPR, deux particules intriquées montrent les corrélations prédites même lorsque la sortie de leur état indéterminée se produit simultanément après qu’elles soient éloignées l’une de l’autre, révélant qu’elles sont comme reliées par un lien immédiat[194]. Ce lien est en fait un lien logique. Au contraire d’une cause physique nécessitant un contact direct entre les objets, une cause logique dépasse toute contrainte d’espace et de temps et s’applique à tout objet à travers l’univers. Ainsi, le fait qu’à un niveau plus fondamental, la matière semble non seulement obéir à une Causalité physique incomplète[195], mais également à une Causalité logique immédiate, capturée par le formalisme mathématique de la théorie quantique, est là encore un argument en faveur de l’origine mathématique du monde physique. De même, l’existence de particules « fantômes », dépourvues de masse et d’énergie, et se manifestant dans le vide quantique à la frontière de la réalité physique s’accorde également très bien avec le paradigme pythagoricien selon lequel la matière descend en fait plus ou moins directement des nombres.
Le concept d’une réalité mathématique primordiale au sein de laquelle la réalité physique émerge progressivement par construction et auto-complexification semble ainsi s’accorder avec les phénomènes quantiques les plus étranges. Cette idée générale est probablement la clef conceptuelle requise pour correctement comprendre le monde de l’infiniment petit.
Le Hasard et le Tout. Même si le déterminisme absolu n’existe pas dans le rapport que nous entretenons avec notre monde, celui-ci semble devoir réapparaître au niveau supérieur que constitue le multivers. En effet, toutes les possibilités non-réalisées ici, sont réalisées ailleurs, et donc le hasard disparait nécessairement à l’échelle du grand-tout. Cette constatation a conduit certains physiciens à aller jusqu’à déclarer qu’Einstein aurait probablement aimé l’interprétation des univers multiples d’Hugh Everett[196], là où l’univers se coupe à chaque instant en plusieurs branches pour réaliser toutes les différentes possibilités quantiques. En effet, la conception d’Everett débouche sur une vision réaliste, objective et finalement déterministe de la réalité physique à sa plus grande échelle. Les univers multiples d’Everett produisent un dépassement de l’opposition entre le déterminisme et indéterminisme, en donnant raison à ces deux conceptions, qui deviennent seulement deux points de vue différents: le hasard existe réellement pour l’observateur fini car il ne perçoit qu’une branche de la réalité, mais au niveau supérieur, pour le théoricien qui peut voir l’arbre de tous les destins dans sa globalité, il n’y a pas de hasard. Tout est là.
Matière et Energie. Poursuivant les vues de Platon et d’Aristote sur l’incapacité supposée de la matière à rendre compte seule du mouvement et de la vie, une forme de dualisme a longtemps persisté au sein même de la physique newtonienne qui décrivait d’un côté un monde inerte de la matière et de l’autre un monde de la force et de l'énergie, au contraire de la vision des matérialistes antiques et de Spinoza chez qui le mouvement est inhérent à la matière ; une intuition qu’est venue magistralement couronner l’équation E=MC² d’Einstein, en montrant que l’énergie et la matière sont en fait deux aspects d’une même chose.
La matière et l’énergie peuvent se transformer l’un en l’autre. Les réactions nucléaires libèrent la quantité formidable d’énergie stockée au sein de la matière ou inversement les accélérateurs de particules créent de nouvelles particules matérielles à partir de l’énergie cinétique libérée lors de collisions. La théorie du big-bang propose également une genèse de la matière et de l’antimatière à partir de l’énergie du vide ; tandis que dans le modèle standard de la physique des particules, toutes les particules élémentaires sont en fait de masse nulle et certaines particules n’acquièrent leur masse ultérieurement, après couplage avec le champ de Higgs. Ainsi la notion de masse n’est plus fondamentale en physique, mais elle est seulement une propriété supérieure émergente. Ces évolutions conceptuelles suscitent de grandes espérances chez nos adversaires spiritualistes. La physique dématérialise-t-elle les particules et réfute-t-elle le matérialisme ?
Tout d’abord, clarifions ce que l’on entend par masse et par matière. La masse renvoi à la quantité dans les corps qui résiste à une accélération (l’inertie). Toutefois, la physique des particules a montré que la matière est un concept plus large que la notion de masse, car il existe des particules sans masse ; ou si l’on veut appeler « énergie » ces particules de masse nulle, alors il faut bien admettre que cette même physique a découvert des propriétés très « matérielles » à l’énergie ! En effet, une pure forme d’énergie comme la lumière est composée de photons sans masse, or ces particules poussent les objets qu’elles heurtent (le principe de la voile solaire) et peuvent quasiment rebondir entre elles (la diffusion lumière-lumière). Ainsi, si l’on entend par matière, l’idée que des particules élémentaires interagissent pour donner toutes les propriétés physiques supérieures des objets de notre monde, y compris une notion comme la masse, illustrant ainsi à merveille le paradigme matérialiste qui veut que le simple engendre le complexe, alors la matière est toujours là en physique, et après avoir triomphé en chimie, un nouvel atomisme régit désormais également le monde des forces et de l’énergie (la théorie des quanta).
L’Origine et l’Evolution de la Vie. Après avoir unifié la matière inanimée avec l’énergie mouvante, il nous reste à unifier la matière-énergie avec la vie et l’esprit pour parachever le programme matérialiste. Depuis l’antiquité, l’argumentation des antinaturalistes se résume à l’étonnement produit par leur ignorance des véritables causes des processus vivants. Aujourd’hui que la génétique et la biologie structurale ont décrypté les composants et les mécanismes de la vie, elles ont ruiné l’idée selon laquelle la matière vivante nécessiterait des forces vitales totalement différentes des principes physico-chimiques qui régissent le reste du monde matériel. Le dernier argument de nos adversaires consiste alors à dénoncer l’auto-agencement des organismes vivants comme étant trop improbable pour s’être réalisé. Ne connaissant pas le chemin par lequel l’évolution chimique puis biologique est passée, nos adversaires se livrent à des estimations douteuses, dont l'aberrante petitesse illustre probablement surtout notre ignorance des véritables voies empruntées par la nature ; mais en fait, Lucrèce a depuis longtemps mis un terme à ce faux-débat en accordant que la probabilité d’apparition de la vie et de l’homme est effectivement infime dans l’univers. Oui, il n’était pas donné que la vie que nous connaissons apparaisse sur Terre, et encore moins qu’un jour, des êtres vivants prennent conscience de leur existence à sa surface. La bêtise consternante de nos adversaires est de ne toujours pas avoir intégré le concept d'univers infini dans leurs modèles, là où tout ce qui est possible est réalisé une infinité de fois, même l’extrêmement peu probable.
L’idée d’évolution des espèces est certainement très ancienne. Anaximandre disait déjà que la vie est apparue dans l’eau et que les poissons étaient nos ancêtres[197], tandis que Lucrèce décrit une sorte de processus de sélection naturelle[198]. Le résumé que j’ai proposé est basé sur la version moderne de la théorie de Charles Darwin, réactualisée par Richard Dawkins[199] qui insiste bien sur le concept central de réplicateur, initialement proposé lors de la découverte de la structure en double hélice de l’ADN[200].
Aujourd'hui, la plupart des étapes intermédiaires empruntées par l’évolution ont disparu. Face à la perfection des systèmes interconnectés, l’ignorance humaine croit percevoir la marque d’un grand horloger. Elle se met à croire en un mystère en amont, alors que les solutions se trouvent en aval. Elle se demande qui de l'œuf ou de la poule a bien pu apparaître en premier. Comment le mâle ou la femelle ont pu être créés, puisqu’ils ont besoin l’un de l’autre pour exister ? Mais, parfois, l’évolution a laissé suffisamment d’indices pour que l’on puisse retracer son chemin, et constater que l’apparente complexité irréductible n’était qu’une illusion.
Pareillement, les hommes ont souvent du mal à comprendre pourquoi l’égoïsme de la sélection naturelle n’a pas uniquement créé des monstres préhistoriques, agressifs, munis de griffes et de crocs énormes, et voient dans le triomphe de l’altruisme et de l’harmonie, le signe d’un ordre surnaturel. En vérité, la coexistence pacifique des espèces étant beaucoup plus rentable que la destruction préventive et systématique, dans bien des conditions, la symbiose s’impose spontanément car elle est simplement le meilleur système qui puisse exister. L’harmonie et l'altruisme ne sont pas des ordres surnaturels opposés à l'égoïsme. L’altruisme, c’est simplement de l'égoïsme plus intelligent. Avec l’émergence d’espèces sociales, la nature s’adoucit. Les espèces n’ont absolument pas renié leurs intérêts, seulement elles obtiennent souvent de bien meilleurs résultats par l’entraide et la coexistence, qu’avec l'égoïsme brutal et primaire[201].
L’Intelligence et la Conscience. Les
mécanismes de sélection neuronale (darwinisme neuronale) permettent de
résoudre le mystère du fonctionnement de l’intelligence animale, au
moins dans son principe[202].
Cette conclusion est renforcée par divers simulations informatiques
(réseaux de neurones et autres systèmes d’intelligence artificiels)
capables d’apprendre à réaliser des opérations très complexes sur les
mêmes principes.
Reste donc à percer le mystère de la conscience. Des multiples hypothèses tentant de cerner ce qui rend effectivement possible une telle faculté, les propositions de Gerald Edelman m’apparaissent les plus profondes[203]. Je suis fasciné par ses idées, et je m’en suis largement inspiré pour la première partie où j’ai défini la conscience primaire comme le présent conceptualisé et remémoré, et la conscience secondaire comme le sentiment de soi.
La Définition du Soi. Dans les anciennes croyances égyptiennes, l’homme décédé qui se réveillait dans le royaume des morts devait absolument réussir à se rappeler son nom pour survivre dans cet autre monde. S’il oubliait qui il était, il devenait une âme vide et disparaissait alors à jamais. Un raisonnement assez similaire m’invite à identifier le soi au “sentiment de soi”. Muni de cette définition, le terme “je” est l’impression qui forme la toile de fond de la conscience d’être conscient. La conscience d'être conscient donne lieu à une réminiscence constamment remémorée pendant l’éveil, différente selon les individus, et à la base de chaque caractère. Le soi est le sentiment originel de soi qui s’enrichit ensuite d’événements autobiographiques marquants. L’idée-sentiment de soi est donc produite par la conscience d’exister et demeure dans le cerveau tant que certaines structures cérébrales n’ont pas été altérées.
Le sentiment de soi avec sa psychologie associée est un objet aux contours flous, et il n’est pas aisé d’en donner une définition précise avec des mots. Ce type de difficultés est utilisé par certains pour douter de la réalité du soi, bien qu’ils constatent pourtant bien l’existence de caractères et de personnalités variées selon les individus. Remarquons que la difficulté d’une définition exacte se pose pour de nombreux autres concepts usuels, comme par exemple les couleurs. Au sein d'un dégradé de couleurs, il est difficile de s’accorder pour dire exactement où commence et où fini le rouge. De plus, la notion du rouge provient de notre sensibilité. C’est un concept empirique qui ne nous est pas immédiatement intelligible. En effet, bien que l’on puisse utiliser ce concept dans la pratique, il vous est malgré tout impossible de communiquer à un aveugle de naissance l’idée du “rouge” seulement avec des mots, illustrant les limites de notre langage. Toutefois, grâce à la physique, il est désormais devenu possible de comprendre l’essence du rouge et de rendre ce concept intelligible, via la notion de longueur d’onde de la lumière, et donc un jour, en utilisant l’imagerie médicale il sera sûrement possible de prendre une image du soi et de le définir en termes d’architecture cérébrale et d’activité neuronale. Grâce aux outils actuels, on sait déjà que la mémoire du soi est différente de la mémoire des autres événements et qu’elle met en jeux des régions spécifiques du cerveau humain[204] qui sont également des régions associées à des troubles du caractère si elles sont endommagées.
Stabilité et Evolution du Soi. A
chaque étape de la vie, le cerveau créé une nouvelle image
autobiographique du soi qui évolue avec le temps. Cette image
autobiographique du soi ne nécessite pas l’accès aux souvenirs vécus
pour fonctionner, puisqu’un accident provoquant une perte complète de
sa mémoire épisodique est rarement suivi d’une amnésie d’identité. Dans
la plupart des cas où l’accès aux événements passés a été perdu,
l’individu sent malgré tout qui il est et peut citer les traits de sa
personnalité[205].
Le soi-autobiographique est donc une construction secondaire et
évolutive par rapport au sentiment de soi central, qui est plus profond
et donc généralement plus stable[206].
Ainsi, bien qu’une modification du tempérament ou l’acquisition d’une
maturité avec l’âge soient parfois interprétées comme le signe d’une
transformation du soi, l’observation de telles évolutions n’est pas
suffisante pour conclure à l’inexistence d’une essence stable au cœur
de l’individu. En effet, la définition du triangle nous montre une
essence parfaitement claire, ce qui n’empêche pas ensuite au triangle
d’exister selon une infinité de modalités. Un triangle peut être
quelconque, allongé, rectangle, isocèle, équilatéral... mais il reste
toujours un triangle avec des propriétés de triangle, bien différentes
des propriétés du rectangle ou du pentagone. Ainsi, au fils de la vie,
le soi peut très bien se rattacher à divers éléments (statut sociale,
religion, amours, idées politiques...), qui modifient son aspect en
fonction d'événements et de rencontres qui l'ont amené à se développer
dans telle ou telle direction, sans pour autant avoir nécessairement
changé son essence originelle. Malgré le remaniement continuel des
états psychologiques et de la matière dans notre cerveau, la rigidité
des premiers réseaux neuronaux validés et d’autres observations
empiriques suggèrent que le cœur du soi demeure généralement stable
après avoir été fixé très tôt dans l’enfance[207] ;
mais même si je me trompais sur ce point, je fais remarquer que la
question de la stabilité du soi n’est pas un enjeux majeur pour ma
doctrine philosophique qui invite à vivre l’instant présent, et défend
de toute façon une définition transversale du soi, existant à travers
différents corps, à différentes époques.
La Multiplicité de l’Existence. La définition du soi à laquelle je suis parvenu ne fait pas dépendre cette notion d’un corps particulier, ce qui me conduit nécessairement à une définition transcorporelle de l'identité. Cette idée est très ancienne. Dans une version spiritualiste, on la trouve au cœur de l’hindouisme. Cette conséquence de notre matérialisme est toutefois l’une des plus difficiles à accepter. Mal à l’aise avec cette idée, il est courant de refuser d’identifier des corps à la constitution neurologique identique comme étant soi, et de les rejeter comme des autres. L’argument généralement invoqué consiste à vouloir définir le soi en relation à la vie présente, et pas en fonction d’autres entités ailleurs, aussi ressemblantes soient-elles. Contre la multiplicité de l’existence, on peut essayer d’opposer une définition du soi où ce concept est intrinsèquement associé à une autobiographie linéaire, autrement dit, où la vie est la construction d’un parcours existentiel singulier dans lequel d’autres histoires n'interviennent pas.
Je vous propose d’utiliser les univers parallèles d’Everett, au moins
comme expérience de pensée, pour vous faire voir les difficultés posées
par une telle tentative de réduction de l’identité au seul soi
perceptible par les sens. Admettons donc que l’espace-temps actuel se
fractionne à chaque instant pour réaliser tous les destins possibles.
Parfois, une histoire se scinde en deux voies très différentes qui
peuvent justifier l’existence de personnes distinctes. Certains choix
de vie sont liés à notre nature profonde, et nous pouvons légitimement
refuser de se reconnaître dans un être qui aurait fait un choix
différent. Toutefois, il existe des choix qui sont miens en ce monde,
et qui ne se sont pas réalisés à causes de circonstances extérieures.
Comment renier mon avatar qui les verrait se concrétiser ? Enfin quel
statut donner aux clones quasi-identiques de soi qui se créent à chaque
instant dans des univers parallèles. Dans la majorité des cas, il n’est
possible de différencier ces êtres que sur la base de faits
microscopiques ou d'événements mineurs, qui ne jouent aucun rôle dans
la vie. Le pli d’un cheveu, un verre posé sur une table, la couleur
d’une voiture passant au loin... mille détails insignifiants séparent
l’existence d’une multitude d’êtres sinon en tout point identiques. Il
n’y a aucun critère convaincant pour différencier ces êtres qui ne
formaient d’ailleurs qu’un seul jusqu’à l’instant précédent. Il n’y a
aucun élément sur lequel s’appuyer pour leur donner à chacun une
identité propre. La seule façon de voir qui soit cohérente est de
reconnaître que la finitude de l’existence est une illusion causée par
nos sens limités, et qu’il faut identifier un unique soi global,
existant sous de multiples formes. Selon la définition que l’on a
choisie du soi, même si l’on a voulu y inclure l’apparence physique ou
des éléments autobiographiques, on limitera l’étendue de son être, mais
même dans ces cas, il restera toujours une multiplicité du soi. En
conséquence, si l’espace est rempli d’une infinité de mondes, ou s’il
existe une infinité d’autres univers parallèles ou encore si par une
autre manière vous êtes amenés à conclure que le réel contient la
totalité des possibles, alors il faut admettre un soi infini à travers
l’espace/les espaces, en plus du soi traversant le temps que vous
connaissez déjà. Il n’y a aucune raison de refuser à un corps
spatialement éloigné, l'identification déjà accordée aux corps séparés
temporellement. A bien y regarder, l’identification spatiale est même
plus convaincante parce qu’on peut avoir beaucoup changé avec les
années, alors qu’à travers l’espace infini on est certain qu’il existe
quelque part un autre corps exactement doté de son essence actuelle. Ce
qui vous fait être vous-même est votre sentiment d’exister, et cette
présence au monde étant la même ici ou ailleurs, vous n’y faites pas la
différence.
En complément ou alternative à cette compréhension, on peut aussi se
représenter le soi cosmique via la notion de genius/daímōn du paganisme
antique. A chaque chose existante, à chaque être matériel on peut
associer l’idée de cet être. Si ici tout être fini, concret est
mortel, l’idée de cet être, elle est éternelle. L’idée de la chose est
la chose idéalisée, intemporelle, immuable, sans ses déterminations
circonstancielles, représentée en statue par un double de soi-même sous
forme ailée: le Genius, sa voix de soutien, c’est-à-dire le dieu
intérieur seulement accessible par la conscience de niveau trois[208].
La Place du Soi dans le Fonctionnement de l’Esprit. En plus de définir le sentiment de soi comme le cœur de ce qui constitue notre identité, j’ai également considéré que ce “sentiment” jouait un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’esprit ; une conception partagée par plusieurs psychiatres et neurologues qui sont parvenus à la conviction qu’avoir un sens du soi est essentiel à la formation de sentiments supérieurs et de souvenirs évolués[209]. Dans le petit modèle du fonctionnement de l’esprit rapidement esquissé pour les besoins de ma doctrine, le “sentiment” de soi est le prisme à travers lequel les idées se constituent dans la conscience supérieure d’Homo sapiens. Aussi, les particularités individuelles de ce “sentiment” constitueraient les bases de chaque personnalité car elles affecteraient constamment la formation des pensées pendant le fonctionnement de la conscience, et transformeraient également, directement ou indirectement, de nombreux processus inconscients. Grâce à ce fonctionnement de l’esprit, l’essence d’abord figée de l’individu, déterminée par la forme du sentiment d’exister, se transforme, pendant le déroulement de la conscience, en une essence vivante se manifestant à travers des désirs intimes. Plus l’esprit se développe, moins le “sentiment” de soi est isolé des émotions inconscientes ou semi-conscientes. En s’associant à elles, le sentiment de soi les fait passer dans la conscience supérieure, d’où la pertinence de baser ma philosophie morale sur l’épanouissement de ce “sentiment”.
Si tel est effectivement le fonctionnement de l’esprit, on doit s’attendre à ce que la conscience régresse à un niveau quasiment animal en cas de perturbation momentanée du “sentiment de soi” et c’est apparemment ce qui se produit chez les patients atteints de troubles dissociatifs. Par exemple, un individu souffrant de dépersonnalisation voit parfois se réduire transitoirement sa capacité à s’éprouver et à se reconnaître. Pendant de tels moments, l’expressivité diminue sur son visage, son attention se dissipe, il se voit comme un corps vide, sans âme ; il cesse de former des sentiments évolués et des souvenirs précis, et ne parvient plus à organiser intelligemment son existence.
La théorie du soi proposée ici est également compatible avec l’existence du trouble dissociatif de l’identité, où un grave traumatisme avant l’âge d’un an cause une amnésie traumatique, une fracture dans la genèse de l’unité du soi et des personnalités multiples qui coexistent en se manifestant alternativement[210]. Si l’interprétation des observations cliniques, qui suggère que d’un sentiment de soi altéré puisse naître plusieurs individus coexistant dans le même corps avec chacun leur propre caractère et une mémoire partiellement indépendante, était un jour confirmée, elle constituerait un argument fort en faveur des modèles qui font du sentiment de soi le moteur de l’esprit structurant la formation des sentiments, des décisions et des souvenirs. Ainsi, bien que notre compréhension du fonctionnement de l’esprit soit encore rudimentaire, et empêche toute conclusion ferme, plusieurs observations m’ont conforté dans l’idée de définir le soi, au moins en première approximation, comme cette présence latente dans la conscience, et elles m’incitent également à l’ériger comme la structure à la base de la personnalité. Dans l’avenir, les progrès des neurosciences permettront d’affiner ce modèle.
Notons toutefois que même si l’étude du cerveau démontrait un jour que la plupart des sentiments humains ne sont pas organisés autour d’un sens du soi, et que ce type de constructions psychologiques ne concerne qu’un nombre limité de sentiments chez quelques individus exceptionnels, je n’y verrai pas une objection aux jugements de valeurs que la présente philosophie invite à porter. Il apparaîtrait seulement que la puissance humaine est extrêmement limitée, mais cela ne m’empêcherait nullement de continuer à penser que plus un esprit parvient à organiser des désirs intimes, plus il appartient à une nature libre et supérieure par rapport aux êtres qui passent leur existence à répliquer des émotions de groupe. Un tel jugement découle de mon système de la nature aussi clairement qu’il est évident que la matière vivante relève d’un degré d’organisation supérieure à celui de la matière inanimée.
Dans ce troisième commentaire, j’explique le mécanisme qui permet à une authentique liberté individuelle d’exister. La théorie proposée ici ne repose pas sur l’indétermination quantique. Elle fonctionne donc même dans un univers où règnerait partout un strict déterminisme physique (laplacien). J’aborde ensuite les questions annexes du jugement moral et de l’origine des valeurs.
L’Analogie de la Pierre dans la Rivière. Commençons par un petit dialogue entre un philosophe et son élève lors d’une balade imaginaire:
- L’élève: Votre conception d’une Causalité universelle implique un déterminisme que je trouve en contradiction avec votre morale humaniste. Le déterminisme rend la liberté humaine impossible mais l’humanisme n’a pas de sens sans elle. Pour que la liberté existe, il faudrait que l’âme soit une entité immatérielle, afin de ne pas être soumise à la Causalité physique, et elle devrait également être à l’origine de son propre mouvement, c’est-à-dire être une cause première incausée capable d’initier ses propres séries causales.
- Le philosophe: Il n’est nullement besoin de recourir à ces élucubrations spiritualistes irrationnelles pour établir la liberté. Allons-nous promener près de la rivière. Elle va nous servir d’analogie pour mieux visualiser la solution à ton problème… Vois-tu le cours d’eau s’écouler continuellement. Ce mouvement représente le cours des événements. Maintenant, regarde ces rochers là-bas.
- Le narrateur: Des rocher fortement érodées et aux formes très variées jonchent le long de la rivière.
- Le philosophe: Vois-tu, ces rochers représentent les âmes d’hommes ordinaires. L’érosion continuelle a donné à chaque rocher une forme particulière. Ces pierres érodées ont-elles un impact sur le mouvement de l’eau ?
- L’élève: Presque pas.
- Le philosophe : Certes. Continuons d’avancer.
- Le narrateur: En continuant de marcher, nos deux promeneurs arrivent en un lieu d’où surgit un rocher imposant dans le lit de la rivière.
- Le philosophe: Vois-tu ce roc ?
- Le narrateur: Contrairement aux pierres du bas, le roc a résisté à l’érosion et perturbe fortement le cours de l’eau. Tout autour de lui les flots sont continuellement agités. Des turbulences locales se forment qui évoluent en remous plus légers que l’on peut voir s’étendre sur des dizaines de mètres en aval.
- Le philosophe: Qui possède intrinsèquement le mouvement ? Cette pierre ou la rivière ?
- L’élève: la rivière.
- Le philosophe: Effectivement, la pierre est parfaitement immobile et pourtant qui impose sa loi au mouvement de l’eau en ce lieu ?
- L’élève: La pierre perturbe le cours de l’eau.
- Le philosophe: Alors quelle est la propriété qui permet d’agir librement ? Crois-tu toujours que c’est le mouvement ou bien serait-ce plutôt autre chose ?
- L’élève: La résistance au flux !
- Le philosophe: Oui, la dureté de l’âme. A l’opposé du faux sentiment de liberté qui provient seulement de l’ignorance des causes externes qui nous agitent, “la vraie liberté de l’homme se rapporte à la force d’âme”[211] expliquait Spinoza. L’analogie de la pierre dans la rivière montre que la capacité d’une chose à être l’acteur libre des événements, autrement dit sa capacité à contraindre les corps autour d’elle, sans être elle-même contrainte par eux, ne requière pas, en premier lieu, une faculté intrinsèque de se mouvoir, mais dépend d’abord de la rigidité de sa constitution interne. La liberté d’une chose peut provenir de sa seule capacité à résister et s’opposer à ce qui cherche à la conformer au mouvement général. Ici, la forme et la dureté de la pierre imposent un mouvement particulier aux molécules d’eau qui rebondissent sur elle sans disposer elle-même d’aucune capacité de se mouvoir. Ainsi peux-tu maintenant commencer à entrevoir comment la liberté est possible, même dans un univers physique où l’âme est matérielle. Il faut que dans ton cerveau, ton sentiment de soi affecte les autres émotions, choix, désirs sans être lui-même transformé par ces affects avec lesquels il interagit continuellement. Il faut qu’il soit plus dur qu’eux. Toi qui aspires à la philosophie, dis-moi donc: dans quel matériau crois-tu que ton âme soit taillée ? Dans une pâte molle comme les pierres érodées du bas ou dans une substance impérissable comme ce roc millénaire ?
- L’élève: Votre explication ne marche pas ! La dureté et la forme de ce roc sont entièrement dues aux causes physiques qui ont créées ce roc. Tout corps physique reste toujours déterminé par des causes antérieures. Il n’a donc jamais aucun libre-arbitre.
- Le philosophe: Nous avons fait le premier pas vers la solution, mais je t’accorde que cette petite analogie est effectivement insuffisante pour comprendre la compatibilité du déterminisme et de la liberté. Pour répondre de façon satisfaisante à cette question, il va nous falloir clarifier d’autres préconceptions erronées qui entourent ce problème et enfin je pourrais te faire entrevoir le mécanisme qui permet à la vraie liberté d’exister dans l’âme du sage.
Le Concept Essentiel d’Ame Matérielle. Les adversaires de la conception matérialiste de l’esprit omettent trop souvent le concept “d’âme matérielle”[212], pourtant chère aux premiers matérialistes et sur laquelle Epicure faisait reposer la “responsabilité causale en nous-mêmes, indépendante des spécificités de notre espèce ou des éléments de notre environnement qui nous entourent et pénètrent en nous”[213]. Pour nous, l’âme existe et dirige le corps, quoi que l’âme soit elle-aussi un corps. C’est une structure physique stable qui n’est pas continuellement remodelée pas des mouvements extérieurs, mais qui sélectionne et retient spécifiquement certains des éléments du flux qui la traverse[214]. Mon identité existe grâce à une configuration matérielle particulière dont la stabilité est garantie à la fois par la longue durée de vie des neurones et par la pérennité des connexions validées. La structure qui me définit, autrement dit mon essence, n’est pas continuellement altérée par des chocs moléculaires mais seulement placée dans diverses conditions d’existence par le monde extérieur. Une fois le sentiment de soi établi dans le cerveau, pendant l’enfance, ses particularités individuelles sont donc immunisées contre la Causalité mécanique issue du mouvement des atomes, car sa spécificité réside dans les rapports qui le constituent et qui demeurent fixés dans la mémoire neuronale. Il est vrai que lorsque certains groupes d’atomes constitutifs de mon âme matérielle seront déplacés, je disparaîtrai ici. Il est possible de me détruire, mais voyez qu’il n’est pas possible de me dénaturer dans ce que je suis. Une essence est toujours elle-même avec ses propriétés internes. Remarquez le parallèle avec la morale du sage. La matérialisation d’une essence peut momentanément disparaître, mais elle ne peut pas être violée ou changée dans ce qu’elle est de plus profonde. Elle a comme quelque chose d’indestructible.
Essence Singulière et Chaîne Causale. Spinoza expliquait qu’il existe deux points de vue possibles: le point de vue global qui fait voir l’homme comme une partie de la nature, et le point de vue fini dans lequel le grand-tout est subdivisé en une infinité de choses singulières possédant chacune ses qualités propres. Si les deux points de vue sont valides, pour comprendre la vraie liberté, Spinoza jugeait nécessaire d’adopter le point de vue des choses singulières[215].
Une des erreurs courantes de ceux qui nient la liberté au nom du déterminisme physique omniprésent provient de leur oubli de l'essence des choses singulières (essence = les propriétés internes de la chose qui la définissent), sous prétexte qu'il y a une chaine causale en amont qui a d'abord conduit à la création de cette chose. Pour ces déterministes antihumanistes, il n'y a que la chaine causale qui compte ; elle est la seule vraie réalité, et selon eux toute valeur singulière accordée au produit final n’est qu’une illusion. Voyons qu’en réalité, c’est tout l'inverse ! Comme il existe des suites causales différentes qui mènent à la constitution du même objet, la chaine causale a en réalité moins d’importance que les propriétés internes du produit final qui est ce qui compte vraiment. Par exemple, en chimie, il existe des voies de synthèses différentes pour parvenir à la même molécule. Il existe donc bien des suites causales différentes qui mènent à la même structure moléculaire ; mais ce qui compte et définit ensuite la capacité de la molécule à agir (à guérir si c’est un médicament), c'est sa structure propre, c'est son essence, pas la voie de synthèse qui a été utilisée. La voie de synthèse changera éventuellement selon les laboratoires. L’essentiel c’est donc avant tout l’essence de la chose singulière. A la limite, son procédé de fabrication, c'est un détail que l’on peut parfois négliger ! Donc la vision humaniste centrée sur l’essence du produit fini est plus juste que la vision antihumaniste globalisante dont les insuffisances ne sauraient être retenues pour nier ou négliger l’essence des choses singulières.
Du fait qu’il peut exister des séquences causales très différentes qui aboutissent à la fabrication de corps absolument identiques, l’essence des choses se trouve dans la structure des choses (dans les produits finaux), et pas dans une série causale historique particulière ayant permis la matérialisation de telle ou telle chose dans un monde particulier. Les propriétés émergentes et supérieures des corps physiques sont irréductibles à leur essence et ne sont pas dans la suite de causes qui les ont engendrés. Ainsi, Spinoza prévenait que l’étude de la succession des causes ne permet pas d’atteindre “l’essence intime des choses”[216] et que par conséquent, il nous faut “estimer les choses suivant leur qualité, non suivant l’agent qui les produit”[217].
Les Essences Libres ou Contraintes ? Dans un univers strictement déterministe, les corps physiques ont tous été entièrement déterminés à être ce qu’ils sont par l’enchainement des causes ayant précédées leur formation. La capacité d’une pierre ou d’une âme matérielle à résister aux causes qui tentent de les écraser dépend en fait totalement des causes physiques antérieures qui ont engendrées leur constitution interne. Ce déterminisme antérieur ne cache-il pas malgré tout nécessairement un programme qui contrôle le produit final comme une marionnette, qui n’a de fait jamais aucune liberté ? Pour résoudre cette difficulté, il nous faut distinguer deux types d’objets: ceux dont l’essence est contrainte et ceux dont l’essence est libre.
Les objets dont l’essence est contrainte sont des corps qui ont été entièrement déterminés à exister par un programme ou une volonté. C’est par exemple le cas des automates, des robots et des marionnettes. Ces objets sont entièrement programmés à être ce qu’ils sont et ils n’ont pas d’existence indépendante. Ils sont en fait une émanation de l’entité qui les a engendrées et qui est le véritable élément à considérer, car c’est d’elle que provient toute la signification de leurs actions.
A l’opposé, les objets dont l’essence est libre sont des corps apparus spontanément à partir d’atomes désorganisés qui virevoltaient sans véhiculer de signification particulière. C’est par exemple, le cas d’une pierre ou d’un nuage. Ces structures apparues spontanément à partir d’atomes désorganisés ont une essence singulière. Seules les corps apparus sans avoir été prédéfinis par une structure extérieure et émergeants par une rencontre entre atomes désordonnés ont un sens propre qui leur appartient totalement et pourront seulement ensuite potentiellement agir librement selon leur faculté à interagir significativement avec leur environnement.
Même si le déterminisme physique est absolu pour le destin de chaque atome, un hasard se manifeste dans la constitution des choses naturelles. En effet, pour Démocrite, l’agitation désordonnée des atomes dans le vide infini produit l’infinité des mondes. Ainsi, toute chose apparait forcément du fait de l’épuisement de tous les possibles réalisés à travers l’univers infini, sans nécessairement un processus prédéterminant en amont. Pour Cournot, le hasard s’explique également par la rencontre fortuite de séquences causales indépendantes. Si nous sommes bien dans un cosmos démocritéen, sans divinité intentionnelle contrôlant le destin, alors les atomes qui se sont rassemblés pour former les pierres ne portaient aucune signification programmée par une structure antérieure. La matière n’est donc pas une cause déterminante de l’essence d’une pierre mais seulement le support de l’existence de cette essence. La série de causes ayant précédée la formation de ce type d’objet ne constitue pas une surdétermination qui programme leurs essences, mais une simple équivalence, c’est-à-dire une sorte de préexistence cachée dans la matière. Nous voyons que toutes les choses actuellement présentes dans notre monde existaient en fait déjà potentiellement dans le passé lointain de l’univers, à travers les atomes éparpillés qui allaient un jour être rassemblés pour les constituer. Toutes les choses existent depuis toujours potentiellement au sein de la matière infinie, qui dans cette vision globale devient assimilable à une substance neutre contenant toutes les essences en sommeil, qui se réveillent ponctuellement en certains lieux et en certains âges, lorsque les circonstances permettent leur matérialisation.
En conclusion, l’existence d’une Causalité physique déterministe, universelle et antérieure à la formation des corps naturels n’abolit généralement pas la singularité de leur essence singulière. Qu’en est-il de l’âme matérielle des êtres humains ? Son essence est-elle libre comme une pierre ou est-elle programmée comme une marionnette ?
L’Individualisme Biologique. Le débat entre l’inné et l’acquis oublie généralement un troisième acteur essentiel: le hasard matériel, tel que le concevait Démocrite[218]. En effet, à l’intérieur d’un être vivant, certains groupes d’atomes organisés transportent des informations génétiques (l’inné: la mémoire de l’espèce) ou environnementales (l’acquis: la mémoire du vécu individuel obtenue via les sens), toutefois un grand nombre d’atomes désordonnés ne portent pas ce genre de contraintes conférant à chaque individu une singularité qui lui est propre (chaos déterministe).
A température physiologique, les molécules d’eau ont une énergie cinétique qui les fait se heurter en elles et communiquer un mouvement (brownien) aléatoire aux macromolécules biologiques. Toutes les molécules biologiques les plus fondamentales de la vie sont ainsi constamment secouées au sein de cette tempête moléculaire qui altère l’état singulier de chaque macromolécule biologique. Cette agitation est ultimement à l’origine de la dynamique conformationnelle et de l’hétérogénéité du repliement des ARNs et des protéines[219], des dissemblances dans leurs modifications post-transcriptionnelles et post-traductionnelles, ainsi que des mutations somatiques de l’ADN, des variations épigénétiques ou encore de l’activation des transposons[220].
Cette variabilité aléatoire présente à l’échelle moléculaire se retrouve ensuite à l’échelle cellulaire[221], et influence le développement final des tissus et des organes. Elle est particulièrement manifeste dans le système immunitaire, lorsque celui-ci produit des anticorps contre un agent pathogène. En effet, même parmi des animaux génétiquement identiques et vivant dans le même environnement, chaque individu produit des anticorps qui diffèrent de par leur séquence, leur capacité thérapeutique, leur affinité et effets agonistes/antagonistes sur leur cible[222]. Pareillement, même la mémoire qui pourrait apparaitre comme l’un des meilleurs exemples d’objet déterminé ne l’est pas complètement dans le détail, à cause du processus de fabrication du souvenir qui fait que l’idée d’un même objet est différente selon les individus[223]. Cette variabilité biologique individuelle oblige donc à considérer presque tout être vivant comme un cas unique, même parfois pour des aspects fortement contraints par la génétique ou l’environnement. Cette conclusion est régulièrement mise en évidence, lors de l’étude de clones élevés dans un milieu identique, où il est constaté que chaque être vivant possède, malgré tout, une singularité individuelle aux tests effectués[224]. Chez tous les êtres vivants, l’influence combinée de la génétique et de l’environnement maitrisable ne contient pas l’information suffisante pour déterminer la forme définitive de tous les détails du corps et du comportement. Par exemple, les empreintes digitales de vrais jumeaux diffèrent suffisamment pour qu’on puisse facilement identifier chaque individu[225]. Partout où la combinaison du déterminisme génétique et des informations recueillies par les sens est insuffisante à imposer un schéma d’organisation complet, le désordre atomique, moléculaire, cellulaire... comble le vide et produit des effets aléatoires.
Le Sentiment de Soi est-il un Objet Libre ? A la recherche d’une explication à sa personnalité, il est commun de vouloir satisfaire son désir de Causalité, et d’invoquer des explications telle que la famille, le milieu social... et de fabriquer des illusions rétrospectives à partir d’éléments qui ont certainement eu une influence, mais qui n’ont vraisemblablement pas le pouvoir de détermination du cœur de notre être. En effet, les enfants issus d’un même milieu, et ayant reçu une éducation similaire, présentent souvent des caractères très différents ce qui trahie la part d’aléatoire qui a lieu pendant notre développement.
L’étude de jumeaux suggère que la génétique a généralement plus d’importance que l’environnement familial-éducatif dans la constitution de la personnalité, toutefois ces deux facteurs cumulés ne semblent expliquer qu’environ la moitié de la spécificité observée dans chaque individu[226], ce qui suggère l’existence d’au moins un troisième facteur essentiel: le hasard moléculaire.
Les humains se distinguent des autres animaux par leur très grande immaturité à la naissance et durant leurs premières années d’enfance, ce qui nous permet d’acquérir secondairement une plus grande perfectibilité. Si les grandes lignes de notre anatomie sont définies par notre génétique, la majeure partie des neurones du cerveau d’un bébé forment les premiers réseaux sans instruction précise. Pareillement à des segments se mouvant de façon désorganisée, et finissant par se rencontrer pour dessiner de multiples figures aux propriétés géométriques variées, les propriétés de ces premières structures sont totalement émergentes et n’ont pas pu être fixées par l’information contenue dans d’autres cartes neuronales, comme ce sera ensuite le cas, lorsque les connections et les échanges entre réseaux neuronaux se seront suffisamment développées pour que ces cartes soient modelées par des informations significatives reçues par les sens. Bien plus tard, lorsque le cerveau humain parvient à un niveau suffisant d'intelligibilité entre les différents concepts élaborés par la mémoire, l’idée-sentiment de soi apparaît. Ce sentiment s’organise vraisemblablement à partir de diverses données non encore reliées entre elles d’une manière complètement cohérente. Il se constitue à partir d’un flot d’émotions pré-psychologiques sous-jacentes provenant du corps (sensations intestinales, perceptions des mains...), qui s’assemblent en un tout capable d’interagir désormais logiquement avec d’autres concepts dans l’entendement. Etant donné la vraisemblable complexité du sentiment de soi et la variabilité intrinsèque de l’élagage synaptique[227], les particularités définitives de ce sentiment émergent forcément sous l’influence significative de la variabilité biologique de l’individu.
Si le sentiment de soi est bien une propriété émergente produite par les capacités logiques et sémantiques d’Homo sapiens, il n’a jamais existé nulle part auparavant aucun programme pour le définir à l’avance. Avant l’apparition du sentiment de soi, il n’y avait dans la nature, aucune structure ou combinaison de structures, contenant déjà l’information intelligible pour lui conférer sa signification. Avant la formation de ce sentiment, les éléments pré-psychologiques qui allaient le constituer ne contenaient pas l’information pour en définir le sens. Pour que des causes puissent influencer une psychologie de façon significative et organisée, et pas seulement par simple hasard de rencontre, le cerveau doit avoir lui-même déjà développé des capacités suffisantes d'intelligibilité ; de la même façon que les paroles d’un étranger peuvent au mieux susciter des émotions primaires, souvent erronées, mais ne sauraient atteindre votre pensée quand vous ne comprenez pas sa langue. Aussi, même si des structures sociales sophistiquées entourent et affectent le corps de l’esprit en formation, avant la constitution de l’entendement, ces causes produisent au mieux des effets flous dont la signification est atténuée ou complètement déformée.
Il ne peut pas y avoir d’effet causal pleinement déterminant entre des valeurs hiérarchisées sur les plans différents, mais seulement une Causalité non-significative ressemblant à un hasard de rencontre, ayant seulement réuni les conditions de possibilités nécessaires à l’émergence de valeurs supérieures. Ce principe matérialiste se réactualise en fait lors de la transition de n'importe quelle échelle: atomique/moléculaire, chimique/biologique, cellulaire/tissulaire, réflexes/émotions primaires, mémoire non-intelligibles/concepts clairs et ordonnés par l’entendement. A chaque étape, ce n’est qu’après la rencontre aléatoire entres atomes, molécules, neurones, émotions, concepts... qu’apparaît une structure nouvelle avec des propriétés émergentes qui n’ont de signification qu’à son niveau et donc uniquement en elle-même. En conclusion, la genèse, ici supposée, du sentiment de soi à partir d’émotions pré-psychologiques éparses, présente bien une similitude avec l’apparition spontanée d’un corps matériel, formé par des atomes qui virevoltaient de manière désordonnée, et qui se sont agrégés au hasard. Le sentiment de soi ainsi constitué répondrait donc bien à la définition d’un objet dont l’essence est libre.
L’Essence de l’Ame et le Sens de l’Existence. Le sens profond des choses dont l’essence est libre n’est pas à aller chercher dans les causes physiques qui les ont produites mais dans leur essence, c’est-à-dire dans leurs propriétés internes singulières. Au-delà de l’influence d’instincts hérités et de souvenirs acquis, l’essence intime de l’individu se constitue au hasard. Le sens de la vie n’est donc pas donné par le monde externe, ni même par la philosophie, mais c’est quelque chose qui s’éprouve seulement en soi. Le sens de la vie est une propriété interne au sentiment de soi qui varie selon les individus. La nature ne donne pas de sens à l'existence humaine, mais produit seulement divers sentiments d'exister qui contiennent en eux-mêmes le sens que chacun, selon son caractère, ressentira de la vie.
La Raison et la Liberté. Reconnaître l’existence d’une singularité unique dans l’âme matérielle de chaque individu, garantie par le matérialisme biologique, constitue le prérequis nécessaire à la compréhension du fonctionnement de la vraie liberté. Pour que l’individu devienne maintenant effectivement libre, il faut qu’un mécanisme rende possible le passage en actes significatifs de la singularité contenue en lui. Sans un tel pouvoir, ses propriétés internes resteraient figées.
Dans la petite analogie d’ouverture, je suis allé jusqu’à considérer qu’une pierre était “libre” d’imposer sa “volonté” au cours d’eau, toutefois une pierre n’est évidemment pas libre. Afin d’assurer une bonne compréhension, il me semble important de souligner que la grande limite de cette analogie réside dans le fait que la Causalité mécanique aveugle de la pierre sur l’eau n’est pas une Causalité psychologique significative. Ainsi, dans un cerveau n’ayant pas la faculté d’élaborer et d’associer logiquement des concepts, l’émotion animale du soi restera isolée ou produira seulement des effets non-significatifs. Pareillement à la forme de la pierre, les influences d’une telle subjectivité ne véhiculent pas ou très peu de sens, et ne sont pas à proprement parler l’expression d’une authentique liberté. Ce n’est que grâce à l’entendement, autrement dit grâce aux facultés rationnelles de l’esprit, que le sentiment de soi est devenu une idée élaborée, capable d'interagir significativement avec les conditions offertes par le corps, dans cette situation historique, et d’engendrer des raisons intimes, c’est à dire des sentiments, des choix, et des actions personnelles augmentant éventuellement en retour le sentiment d’existence. C’est grâce à l’entendement humain que le sentiment de soi est devenu une idée capable de moduler d’autres idées.
Dans la tradition humaniste (Protagoras, Pic de la Mirandole, Erasme, Rousseau…), seul l’homme jouit de la liberté, contrairement à l’animal qui reste déterminé par la nature ; or nous voyons ici que la différence majeure qui confère à l’homme sa liberté ne provient pas seulement d’un indéterminisme biologique plus prononcé, mais surtout de la possession de la Raison. A ce jour, l’esprit humain est la seule entité connue capable de véritablement transformer sa singularité individuelle en causes significatives, qui veulent se graver dans la réalité. La capacité logique d’associer l’idée-sentiment de soi à d’autres idées et sentiments est la faculté qui permet à l’esprit de produire des raisons intimes et d’influencer personnellement l’ordre du monde. Sans l’entendement, la liberté humaine n’existerait donc pas, car le sentiment de soi ne pourrait se structurer, se manifester, et s’exprimer significativement en actes. Ainsi, même s’il existe un proto-soi et une pré-psychologie chez certains mammifères, la liberté n’est véritablement manifeste que chez les êtres doués de Raison. Contre l’impression que la Raison serait une contrainte s’opposant à notre liberté, nous voyons ici que la Raison est au contraire la faculté qui permet de faire vivre le potentiel de liberté contenu dans la conscience. La Raison humaine (la faculté d’intelligibilité de l’esprit) est intrinsèquement liée à la Raison intime (le sens éprouvé de l’existence dans l’âme), car elle en est le principe organisateur[228].
Le Mécanisme de la Liberté Humaine. Dans notre modèle de l’esprit, l’idée-sentiment de soi se mêle constamment aux émotions, calculs et inclinaisons, pendant le fonctionnement de la conscience, et en transforme une partie en désirs intimes. Les particularités individuelles du sentiment d’exister sont ainsi à l’origine de désirs libres, faisant vivre l’essence de l’individu. Au contraire des instincts prédéfinis par les gènes ou par du conditionnement social, les désirs intimes sont des causes libres, car ils proviennent de la nécessité interne du sentiment de soi, et sont cette liberté dont au moins certains hommes éprouvent la présence dans leur conscience. Le sentiment de soi contenant une unicité apparue par hasard, l’esprit n’est pas programmé par une Causalité externe, comme une marionnette, mais le sentiment d’exister est la source définitive de la Causalité psychologique intime.
Bien que l’âme humaine soit totalement immergée dans la Causalité universelle, pour Spinoza, elle n’en demeure pas moins gouvernée par les “lois de sa nature”[229]. Aussi, elle ne doit pas être vue comme un objet passif, totalement commandé par des causes extérieures, mais comme une chose qui “agit” lorsqu’elle a des “idées adéquates”, c’est-à-dire des idées cohérentes qui se comprennent par elles-mêmes et qui expriment “l'essence de cette âme”[230]. Pour nous, être libre c’est simplement agir selon sa nature. Lorsque les idées qui viennent à un esprit sont en phase avec son essence, le sujet peut être dit libre. Dans cette configuration particulière, il y a une superposition de la Causalité personnelle avec la Causalité universelle (la Causalité physique sous-jacente), autrement dit une compatibilité du déterminisme physique et de la liberté individuelle.
Au niveau neurobiologique, acquérir cette disposition implique que la liberté de l’individu se manifeste après que l’information contenue dans la carte neuronale du sentiment de soi ait imposée par cycles de sélections successives, sa marque aux cartes codant pour d’autres sentiments. Pendant la conscience du présent, le sentiment de soi se voit heurté par les idées négatives qui le traversent ce qui suscite en lui un désir de résistance, ou au contraire, il approuve d’autres idées et facilite leur développement. Plus le sentiment de soi est fort et structuré, plus il peut instaurer cette instance de délibération intérieure qui suspend les jugements en attendant que le flot de sélection des connexions tombe sur une solution qui s’accorde avec son essence.
La liberté n'existe que par degré. Le degré de liberté découle du rapport entre la force propre de la carte neuronale du sentiment de soi et les autres cartes neuronales codant pour les éléments de l'environnement en permanence conceptualisés dans la conscience et qui interagissent dynamiquement avec le sentiment de soi dans la prise de décision. Dans les moments où le sentiment de soi est très dominant l’être est très libre, tandis que lorsqu’il ne réfléchît pas et se soumet à l’autorité par bêtise, par facilité, par conformisme, par lâcheté... alors il est aliéné. Le degré de liberté est ainsi un rapport de force dynamique entre les cartes neuronales associées au sentiment de soi et les autres cartes, sous l’influence d’éléments extérieurs, qui limitent ou contraignent l’effet du soi. Voyez donc bien pourquoi l’amour de soi renforce et manifeste l’existence de la liberté. Dans sa version maximale, cet état psychologique correspondrait à la situation où la carte du sentiment de soi dominerait complètement son environnement, et où l’individu serait réellement psychologiquement tout-puissant. Le sage représente le cas idéalisé de la conscience qui a complètement organisé sa pensée grâce à son intellect et est parvenu à la complète cohérence de ses sentiments et de ses actions. Son sentiment de soi est devenu comme le roc immuable dans la rivière. Il fait tout dévier autour de lui.
La Rationalité Psychologique et la Sagesse. Le sentiment de soi s’éprouve d’abord comme une qualité sensible, avant de devenir un concept plus intelligible. De la même façon que les artistes n'ont pas attendu que les qualités sensibles aient été rendues pleinement intelligibles par la science pour savoir les combiner, une psychologie n'a pas besoin d’étudier son sentiment de soi pour penser, désirer et agir. En effet, le peintre et le musicien n'ont pas besoin de comprendre scientifiquement les ondes sonores et les ondes électromagnétiques pour savoir associer les sons et les couleurs harmonieusement. Pareillement, Newton n'a pas eu besoin de comprendre ce qui se cache derrière la mystérieuse force d'attraction universelle, pour découvrir la position future des planètes avec une très grande efficacité. Il s’est contenté du concept empirique d'attraction universelle. Une intelligence pragmatique peut ainsi parvenir à des résultats très justes sans une parfaite compréhension des concepts manipulés.
Ainsi dès sa naissance, l’esprit a déjà le pouvoir d’établir des raisons intimes. Toutefois, contrairement à nos adversaires qui croient que l’élévation de l’âme passe par l’ouverture à l’irrationnel, la présente doctrine implique que c’est au contraire grâce à une rationalité mieux organisée que l’âme peut se perfectionner, que l’art de vivre peut s’affiner et devenir plus juste, plus précis et plus sage.
La conversion à la sagesse consiste justement à se créer un sentiment de soi plus intelligible que le sentiment de soi primaire. C’est ce que nous avons appelé la conscience élargie (de niveau trois), établie au-dessus de la conscience d’être conscient (la conscience secondaire des humains), reposant elle-même sur la conscience non-réflexible commune aux vertébrés supérieurs (la conscience primaire). La conscience du sage est une structure tertiaire qui se développe via l'amour de la Raison. La conscience de niveau trois établit des désirs compréhensibles, c’est-à-dire des idéaux de la Raison. Cette conscience morale du sage forme un double fond dans la conscience humaine dont la partie organisée par l’intellect supérieure est moins dépendante de la réalité sensible, permettant de maintenir l’équilibre de l’esprit, même lorsque le monde externe, qui ne dépend pas entièrement de soi, interdit ou abolit la joie sensible. “L’esprit a le privilège de penser par lui-même et pour lui, et aussi de se réjouir en soi”[231] expliquaient les épicuriens et les stoïciens, après avoir constaté leur capacité nouvelle de se détacher de la souffrance matérielle et de maintenir leur liberté même dans l’adversité.
L’Erreur du Simplisme Causal. Au contraire de la Causalité linéaire qui voit à chaque effet unique découlé une conséquence unique, les événements de la vie humaine ne sont pas le produit d’une mono-causalité, mais sont créés par une imbrication de multiples causes entrelacées, et représentées dans le cerveau par diverses cartes neuronales interagissant dynamiquement entre elles. Dans ce faisceau de causes, la liberté d’un être est seulement la Causalité émanant du sentiment de soi et les idées construites par complète sincérité intellectuelle qui lui sont rattachées.
Si je prétends aimer, certains m’objecteront que je ne suis pas libre de désirer et qu’en amour j’ai été programmé à mon insu par mes gènes à réaliser les fonctions de l’espèce. Certes, je conviens que la survie et la reproduction sont des impératifs communs au monde vivant et des domaines où la détermination biologique sur nos existences est certainement la plus forte, mais même de tels instincts biologiques n’empêchent pas l’action, dans le cerveau, d’autres causes psychologiques qui iront avec ou contre la direction dictée par les instincts les plus élémentaires. Il y a des causes qui fixent le décor et parfois même qui définissent le but, mais il reste dans la conscience une Causalité par liberté qui influe sur la manière d’interpréter le rôle imposé, voire qui peut s’opposer en refusant de jouer la scène écrite par un autre. Ainsi, ce n’est jamais l’ignorance des causes qui nous déterminent qui permet la liberté, mais c'est paradoxalement quand on est conscient des causes qui agissent sur soi que la pensée acquière le mieux la possibilité de consentir ou rejeter certaines orientations, c’est-à-dire exercer son libre arbitre.
Le degré de liberté s’évalue en fonction de la qualité de la relation causale que le sujet parvient à établir avec les objets qui l’entourent. Plus l’intériorité du soi établit une pensée et une action cohérente sur les objets du monde extérieur, plus il en est la “cause adéquate”[232] et vit des moments de liberté. Être capable de mesurer objectivement la qualité de cette cohérence relationnelle entre des entités aussi complexes nécessiterait toutefois des capacités d'analyse qui dépassent celles de la science actuelle.
L’Erreur de la Causalité Théologique. L’incompatibilité entre le déterminisme et la liberté est fréquemment rejetée à cause d’une conception erronée de la Causalité. Une des autres erreurs très répandues est liée à la conservation d’une forme de “Causalité théologique” dans la façon de raisonner de nombreux penseurs, même athées, qui veulent systématiquement expliquer l’ordre humain en réduisant sa signification par des structures en amont. Cette méthode qui a l’apparence de la science, car elle repose sur l’idée qu’il faut trouver les causes, réplique en fait l’erreur originelle des théologiens, lorsque ceux-ci cherchaient à expliquer le lieu où s’est abattu la foudre en invoquant les fautes morales commises par les hommes. Tout a une cause, certes, mais tout n’a pas une cause significative pour l’ordre humain. Etant donné que dans le cosmos matériel, il y a une échelle dans l’organisation des différents types de choses (matière, vie, conscience), il faut bien aussi reconnaître une limite au sens véhiculable par la Causalité.
La pensée conceptuelle humaine est le sommet de l’évolution sur Terre, et par conséquent, elle est seulement une pointe émergée au milieu d’un océan de non-sens. La pensée humaine beigne dans un immense inconscient physique, biologique, pré-psychologique, et est aussi traversée par des idées tronquées ou mal associées. Les doctrines qui postulent que toute idée apparaissant dans la conscience a nécessairement toujours une signification cachée au sein d’un inconscient entièrement intelligible est un présupposé qui mène à une extrapolation abusive de la Causalité et à des pseudo-explications aberrantes et psychologisantes, fréquentes chez des auteurs comme Marx, Nietzsche et Freud[233].
Lorsque je peins un tableau et y traduis un sentiment, l’image que je peins exprime une partie de mon être, et contient une information partiellement intelligible, qui influencera les émotions d’autres esprits qui viendront regarder mon tableau; mais dans un futur lointain lorsque ce tableau sera tombé en poussière et que toute civilisation et toute intelligence aura disparue, aucun effet intelligible de mon œuvre n’aura encore d’effet sur le monde; même si l’impulsion des coups de pinceau que j’avais jadis donné, aura placé de nombreux atomes dans des positions qui auront encore des répercutions sur l’ordre de la matière. Dans cet exemple, on voit clairement que s’il y a des conséquences potentiellement infinies de mes actes sur la configuration future de la matière, il y a en revanche une limite au sens que je peux transmettre. Ce qui est vrai pour le futur de l'influence de mon être est également vrai pour son passé. De la même façon que la signification de mes actions finit par se diluer, même s’il y aura toujours des effets causals non significatifs, l’esprit apparaît d’abord à partir de causes non-significatives, avant que l’intelligibilité n’émerge en lui. L’intelligibilité n’est pas initialement présente dans le corps depuis le stade embryonnaire, mais elle émerge lentement, parallèlement au raffinement continuel de l’appareil conceptuel et de l’apprentissage de sa langue maternelle. Lors de cette genèse, un passage entre le monde physico-biologique et l’ordre humain a lieu, et cette transition produit une irréductibilité du sens à l’échelle humaine. C’est donc abuser de la recherche des causes que de vouloir toujours trouver une explication significative aux caractères humains. Vouloir systématiquement rendre compte de l’essence des choses par une raison externe du même ordre, c’est là l’erreur fondamentale des théologiens et de tous ceux qui partagent cette façon abusive d’invoquer la Causalité.
Durant des décennies, les scientifiques ont recherché les causes du cancer chez l’homme dans les comportements humains, avant de finir par comprendre que les tumeurs sont principalement provoquées par le hasard des mutations se produisant par erreur lors de la réplication de l’ADN[234]. Durant des millénaires, des générations de théologiens, comme Hegel, ont recherché une raison au nombre de planètes dans le système solaire, alors qu’il n’y a pas de signification supérieure à ce nombre. Démocrite voyait que l’univers est soumis à un hasard (de sens) et à la nécessité (mécaniste). Tout a une cause physique, mais il n’y a pas de raison particulière au nombre de planètes dans le système solaire. Il pourrait très bien y en avoir plus ou moins. Peut-être certains paramètres sont-ils indispensables à l’existence d’une vie évoluée, comme par exemple la présence d’une planète géante pour attirer l’excès de météorites, mais l’essentiel reste le fruit du hasard, ainsi que l’illustre aujourd’hui l’observation d’autres systèmes planétaires. La Causalité physique engendre des objets sans ordre préétabli et les propriétés des choses sont parfois constitutives des choses elles-mêmes et ne sont pas à aller chercher dans une quelconque raison externe. Dans bien des cas, les objets n’ont pas de raison supérieure d’être ce qu’ils sont, et leur sens n’est réductible qu’à leur nécessité interne. Il est donc erroné d’imaginer une complétude préexistante dans le réel, qui les réduirait entièrement aux causes qui les ont produites.
Une partie du désir de Causalité ne peut être satisfait, car il est illégitime. Trois traits ne font pas un triangle ; et pourtant un triangle n’est formé que de trois traits. Les théologiens s’étonneront éternellement devant le vide conceptuel qui sépare trois traits de la notion de triangle, car la nécessité non-comprise par eux est perçue comme un manque que leur imagination cherche sans cesse à combler, et les amène à imaginer une cause externe au lieu de s’émerveiller devant la perfection de la nécessité interne. Ceci était pourtant déjà bien compris par Démocrite qui utilisait l’analogie entre les atomes et l’alphabet pour faire remarquer que si les mots sont tous composés par le même jeu de lettres, chaque mot possède malgré tout “un sens et une harmonie distincte”[235].
La conception théologique de la Causalité contient l’idée implicite que l’enchainement des causes transporte le sens des choses. Cette conception erronée appliquée à la conception matérialiste de l’esprit conduit soit à nier la possibilité de la liberté, soit à rejeter l’universalité de la Causalité pour tenter maladroitement de sauver la liberté. Au contraire de la Causalité théologique, le déterminisme physique ne transportant pas nécessairement du sens, cette Causalité ne fixe pas systématiquement la signification de ce qu’elle touche, et donc les valeurs des objets émergents souvent spontanément comme des propriétés internes des choses. Une fois que la Causalité matérialiste, démocritéenne, non-finaliste a été intégrée dans sa façon de voir le monde, on cesse de transformer les conditions de possibilités nécessaires en du finalisme prédestinant, et il n’y a désormais plus d’incompatibilité entre une Causalité physique omniprésente et l’existence de propriétés singulières dans les êtres finis, formant le socle d’une liberté individuelle qui se déploie ensuite grâce aux capacités du cerveau humain.
La Liberté Quantique ? Nous avons proposé ici une explication raisonnable de la liberté en utilisant une physique classique, parfaitement déterministe, sans recourir au hasard fondamental produit par la physique quantique. Contrairement à l’école épicurienne, je pense qu’une indétermination fondamentale dans le mouvement des atomes n’est pas nécessaire à la liberté humaine. L’existence du hasard véritable suggéré par la physique quantique a certes une implication capitale pour la question du destin, mais ce hasard ne change pas le problème de la liberté humaine. Que l’homme soit formé d’atomes au mouvement déterminé (physique classique) ou partiellement indéterminé (physique quantique), l’unicité de chaque esprit est déjà le fruit d’un hasard de rencontre dans le modèle que nous avons proposé. Donc, qu’un hasard véritable existe dans la nature grâce au quantique n’ajoute pas plus de liberté aux décisions prises par la conscience.
La Liberté Absolue ? Certains critiqueront ma conception de la liberté car elle n’est pas une liberté absolue, mais seulement l’autonomie du sujet. L’individu n’a pas choisi qui il est, ni ses origines et il n’a pas ensuite un pouvoir absolu de se déterminer soi-même. En effet, celui qui essaie de se changer soi-même, ne peut le faire qu’à partir de ce qu’il est déjà. Au mieux, il transformera sa personnalité, mais seulement en fonction du pouvoir accordé par ses déterminismes initiaux. Certains moralistes cherchent donc une liberté supérieure, en imaginant l’existence d’une sorte de force transcendante que jamais rien n’aurait déterminée et qui aurait tout pouvoir. Ainsi à la suite de sa troisième antinomie, Kant prétend fonder la liberté humaine en invoquant une cause incausée provenant d’au-delà de l’espace et du temps. Normalement, je devrais immédiatement rejeter une telle élucubration au nom de l’universalité du principe de Raison et m’interdire de la discuter, sans quoi tout discours et toute critique que l’on peut en faire perd sa légitimité, mais par curiosité j’accepte de mettre un temps de côté mon principe fondamental, afin d’aller explorer les éventuelles ouvertures offertes par une telle étrangeté. Essayons donc d’imaginer, au-delà de la nature, une cause incausée qu’absolument rien n’aurait déterminé et qui pénétrerait jusque dans mon esprit pour me rendre libre. Si cette cause est une entité, que jamais rien n’a déterminé en aucune manière, pas même ses propriétés internes, elle serait donc un indéterminisme absolu. Cette liberté s’apparente donc à du hasard total. Pour autant que je sois parvenu à m’imaginer une cause incausée transcendant la nature, tout ce que j’ai pu entrevoir dans cette absurdité, c’est qu’elle n’introduirait finalement qu’une forme de hasard dans le monde physique, comme le fait déjà le mouvement aléatoire des atomes imaginés par Epicure et décrits par la physique quantique, et qui ne changent d’ailleurs rien à la question. Je ne vois donc pas en quoi cette cause incausée apporterait une plus grande liberté à l’individu.
Voyez donc que la dignité de l’être humain ne gagne rien à fuir le monde matériel pour aller se réfugier dans de pareilles inepties. Au contraire, nous nous perdons à sacrifier notre Raison pour crédibiliser des fables aussi inintelligibles. Comme l’essentiel des autres idées défendues dans cet essai, nos conclusions n’ont rien à envier à celles des spiritualistes, des mystiques et des adversaires du matérialisme en général. La plus grande liberté imaginable est celle dont je viens d’esquisser le fonctionnement sur des bases strictement rationnelles, avec des concepts compatibles avec les sciences contemporaines.
Le Jugement Moral. Certains objecteront que, malgré tout, la dignité de l’être humain est affectée, car sans liberté transcendante, nous ne devrions pas avoir plus d’admiration pour un génie que pour un ignorant, qui n’est pas plus responsable de qui il est. D’après eux, si j’étais cohérent, je ne devrais pas plus en vouloir à un criminel qu’à une inondation.
Remarquons déjà que même si cette conclusion était vraie, cela n'enlèverait rien au fait qu’il faudrait isoler les criminels, comme il est nécessaire de fabriquer des digues pour se prévenir des inondations. La condamnation du coupable se justifie également par l’effet dissuasif que la peine provoque sur tous ceux qui pourraient être tentés par le crime. Ensuite, une vision naturaliste de l’âme humaine où il n’y a pas d’essence du bien, ni de mal absolu, qui s’incarne dans les individus, pour en faire des anges ou des démons, prévient les excès puritains inspirés par les morales théologiques. Personne n’a choisi qui il est, donc l’individu n’est pas lui-même infiniment responsable de sa nature profonde ; mais en même temps, il est aussi irréductible à cette nature. Si son essence est libre, il porte une valeur propre dont il n’y aurait aucun sens à vouloir l’expliquer ou l’excuser totalement par l’argument des causes extérieures. Le cœur de chaque individu est une entité complète sans un processus significatif en amont. La seule manière de le voir, c’est de le regarder comme une entité autonome. Ainsi, tout en disqualifiant la culpabilité et le repentir infini, nous pouvons regarder le monde en naturaliste, constatant qu’il existe de belles âmes, d’autres moins belles, et cette seule observation justifie une appréciation morale différente entre les catastrophes naturelles et les plus affreux des hommes.
En effet, le mal provoqué par un ouragan ou la foudre est seulement une rencontre fortuite et accidentelle de ce phénomène naturel avec l’ordre humain. Bien qu’également naturel, le mal produit par un virus mortel nous conduit déjà à une appréciation différente, car l’essence du virus est de nous parasiter, ce qui justifie la détestation qu’il nous inspire. Enfin, les criminels pleinement conscients de leurs actes méritent le sentiment d’horreur qu’ils suscitent car ils trahissent le contrat social et les règles de l’ordre humain auxquels ils appartiennent, contrairement aux virus. Ainsi, même si leur caractère est entièrement causé par la nature aveugle, on peut quand même les juger comme des êtres dysfonctionnels du point de vue humain.
La nature produit également des esprits avec un sentiment de soi impuissant qui les conduit au ressentiment et les prédispose aux plus basses œuvres, indépendamment de leurs histoires et des rapports ponctuels qu’ils entretiennent avec l’ordre extérieur. Bien que la conduite de tout individu dépende aussi du contexte socio-historique dans lequel il naît et évolue, la théorie de la liberté exposée ici indique que nos actes et nos sentiments manifestent, au moins en partie, notre liberté intérieure, car le sentiment de soi participe activement à la formation de nos choix. Elle prédit donc que même si l’on vous faisait naître et grandir dans un contexte socio-historique absolument identique à celui d’un héros ou d’un tyran connu, vous n’auriez certainement pas réalisé les mêmes bienfaits ou méfaits que lui. Un vice profond dans la nature de certains êtres est la source de leur surprenante volonté de se venger du réel, qui se manifeste par ce plaisir gratuit de martyriser un inconnu ou de se mortifier eux-mêmes. Ainsi, l’aversion que l’on peut parfois ressentir vis-à-vis de certains individus n’est pas toujours injustifiée. L’inverse est aussi vrai, et l’admiration que suscite la grandeur d’âme tient à quelque chose qui dépasse les seules circonstances ayant contribuées à ce génie. Nous sentons qu’elle provient viscéralement de la liberté intérieure, c’est-à-dire de l’essence profonde et singulière de l’individu. Par sa conscience de soi, chaque esprit fait vivre une nature propre que tout autre est libre de juger selon les manifestations qu’il perçoit. Ainsi, il est légitime d’admirer la grandeur d’âme de ceux que l’on ressent comme des génies moraux et d’éprouver de l’aversion pour la faiblesse humaine. Contrairement à Spinoza, qui sur ce point n’a pas suffisamment rompu avec le déni stoïcien de l’existence du mal dans le monde[236], les jugements moraux négatifs m’apparaissent possibles et certainement parfois pleinement valides. En conclusion, vous pouvez constater que cette liberté matérialiste possède bien les qualités d’une authentique liberté, avec toutes ses conséquences morales pour la dignité humaine.
Les Circonstances Atténuantes ou Aggravantes. Ayant montré la possibilité du jugement morale, précisons maintenant que dans les cas individuels, il faut compléter l’analyse par la prise en compte du contexte avant de finaliser de tels jugements. Le fond de la conscience donne naissance à des raisons intimes qui se développent grâce au concours de l’intellect et de l’expérience acquise, par conséquent la forme finale que prennent les désirs intimes dépend en grande partie des conditions offertes par nombres d’autres facultés du cerveau, et par diverses influences présentes dans les couches externes de sa psychologie. Ainsi, bien que l’esprit soit effectivement doté d’une liberté au fond de lui, dans la vie réelle, cette liberté ne résume pas à elle seule toutes les raisons qui déterminent ses sentiments, ses choix et ses actes. En conséquence, même s’il est légitime de retenir contre un individu sa mauvaise volonté et son incapacité à vouloir des efforts sincères, il nous faut également penser qu’un grand nombre d’individus égarés ici, auraient pu évoluer différemment s’ils avaient eu la chance de vivre dans un autre contexte, d’où la volonté du sage de bâtir des conditions favorables à l’épanouissement de l’existence. Ainsi, sans renier l’idée de liberté, nos jugements moraux doivent être modérés ou aggravés par l’observation des circonstances. Bien qu’il soit erroné d’invoquer systématiquement l’environnement pour supprimer la légitimité de tout jugement moral, l’environnement doit être constamment utilisé pour affiner de tels jugements. Enfin, dans certains cas, les causes externes à l’individu peuvent évidemment être tenues comme seul responsable, par exemple, lorsqu’un individu souffrant d’un dysfonctionnement de sa conscience n’a désormais plus du tout la capacité d’exercer sa liberté, c’est-à-dire d’exprimer des choix qui viennent de son cœur. Puisqu’il ne sait plus ce qu’il fait, c’est seulement l’ordre aveugle de la nature qui s’est abattu sur ses victimes.
L’Ame Aliénée. Le sentiment de soi existe sous diverses formes, dont la plus réussie se manifeste par la puissance glorifiante qui se suffit à elle-même et se sent l'égal des dieux bienheureux ; et à l'opposé par une détresse maladive qui réclame de la compassion et s'épuise dans l’abnégation et l’oubli de soi. Face au défi que constitue notre condition humaine, l’esprit peut évoluer selon deux grandes directions opposées. Soit, en son cœur, sa joie intérieure terrasse la tristesse, domine l’injustice et l’élève en dieu-vivant s’imposant au monde, voulant vivre, goûter, réaliser toutes les belles choses inspirées par sa subjectivité, et agir selon les désirs nés de sa nature intime ; soit sa tristesse l’emporte, ses idéaux périclitent, et l’esprit demeure impuissant face à un ordre dont il va chercher à fuir la réalité. Tous nos désirs, choix et sentiments profonds ont leur origine dans ses deux orientations fondamentales et ennemies: la Raison glorieuse qui exalte les désirs de l’homme libéré de l’ordre du cosmos, et cette même Raison vaincue qui se cache dans l’ignorance, et dégénère dans le fatalisme, l’humilité ou l’arrogance compensatrice, de telle sorte que “celui qui se rabaisse est tout proche de l'orgueilleux”[237] notait Spinoza, qui rejetait ensemble l’humilité et la vanité comme deux produits de l’impuissance de l’âme.
Soit la Causalité intime est assez forte pour perdurer en elle-même, et l’individu saura résister aux causes extérieures qui tenteront de l’asservir. Il mènera alors une existence libérée de l’ordre aveugle du cosmos. Soit la Raison intime s’autodétruit face à son sort. Vidé de sa substance, l’être perd alors toute véritable raison intérieure d’exister et meurt de son vivant. Il n’est plus que l’ombre de lui-même, agité par les causes qui l’entourent et sombre dans l’esclavage du monde extérieur. L’esprit devient une épave dévorée de l’intérieur par ses propres faiblesses. Vidé du fond de son être, le corps poursuit alors une existence agitée par des instincts primaires, du ressentiment et des désirs refoulés. L’âme du fataliste a renoncé à elle-même et erre dans l’existence. Souffrante et désorientée, l’âme vaincue va réclamer un sens à sa vie. Perdue avec elle-même, elle se raccroche alors à un ordre qui lui donne une place et un sens. Comme elle est détruite de l’intérieur, elle va puiser ses valeurs dans les choses extérieures. L’âme vaincue va retrouver une vitalité parfois fanatique en s’aliénant à une cause de substitution. Elle se soumet à un système qui lui dit quoi être et quoi faire, et qu’elle défend dès lors de toutes ses forces. L’âme impuissante se fond dans le fondamentalisme religieux ou une autre idéologie, parfois politique, qui se substitue à l’individualité qui lui fait défaut. Elle s’attache démesurément aux conventions de son temps, aux traditions, elle donne une importance insensée aux regards et opinions des autres, à la mode du moment qui devient alors pilier de ce qu’elle est ; sens de ce qu’elle vit. Elle se réidentifie à travers le sentiment de sa race. Elle se soumet au destin cosmique, à l’ordre de la nature, ou encore à la prétendue volonté de Dieu. L’âme impuissante entretient un rapport théologique avec le monde car elle a besoin de se comprendre par rapport à un ordre extérieur. Incapable d’exister par elle-même, elle voit le fond de son secret partout dans diverses choses extérieures... partout sauf en elle-même.
Pour se raccrocher à l’univers mental qui la console, l’âme aliénée doit souvent nier les faits, et entre rapidement en conflit avec la réalité qu’elle a fui. Elle craint ce retour de la vérité qui la menace à tout instant. Devenue la chose du monde, elle redoute l’extérieur qui l’affecte d’autant plus fortement. Cependant, comme le réconfort psychologique a désormais une plus grande force que l’amour de la vérité en son cœur, son aveuglement, ses mensonges, et sa mauvaise foi finissent par l’emporter.
Divinisant souvent l’irrationnel dans lequel elle est tombée, l’âme aliénée se met à divaguer dans des transcendances peu claires pour elle-même, qui fonderaient le fond de ses sentiments, la valeur profonde de l'art, le véritable sens de sa spiritualité... Malgré tout ce que les chimères de son imagination lui inspirent, personne n’élèvera jamais son âme de cette façon. Hors de sa rationalité intime, tout esprit se condamne nécessairement à l'esclavage des causes extérieures qu’il ignore, qu’il ne sait comprendre, ou qu’il refuse de voir parce qu’elles l’ont vaincu.
L’Inversion des Valeurs. Le Désir non réalisé continue d’exister selon deux grands types d’orientation: soit sublimé dans des idéaux ou des rêves qui le font renaître et grandir sous une forme magnifiée, soit refoulé dans un inconscient qui enfle et déborde de frustrations et de ressentiments. Or, à l’évidence, la première orientation favorise la liberté, tandis que la seconde manifeste son extinction. De ces deux types d’orientation du Désir a découlé deux grandes formes de morale, de religiosité et de façon d’aimer: celle des caractères anoblis, et celle des âmes impuissantes qui inversent les valeurs en substituant la superbe du philosophe par l'humilité du croyant ; le plaisir pris à soi-même par la détestation du moi ; l’exigence envers soi par l’attente envers les autres ; l’amour héroïque et le don sans retour par le besoin de compassion généralisée ; l'amitié élective par l'amour indifférencié du prochain ; la glorification de ce qui est puissant, majestueux et triomphant par l’apitoiement et la passion pour tout ce qui est faible et miséreux ; l’idéal d’un monde équitable, juste et solidaire par le règne de la pitié, de la charité et de la pleurnicherie permanente ; la méritocratie républicaine par l’égalitarisme communiste ; le culte des héros vertueux par le culte des éternels opprimés ; la lutte contre l’injustice par l’héroïsation victimaire ; le surpassement du tragique par l'optimisme providentialiste ou le pessimisme ontologique ; le sentiment de supériorité qui légitime son désir de dépassement par le conformisme et la soumission à l’autorité ; la force de se conserver par le pacifisme suicidaire ; la puissance de vaincre par la culpabilisation des forts ; la quête de la vérité par la croyance dogmatique ou le nihilisme sceptique des ignorants ; l’amour de la Raison par la haine superstitieuse de la rationalité ; la cohérence interne, autosuffisante, qui met sa volonté dans les choses par l'insuffisance psychologique de la foi qui réclame un sens aux choses ; l’exaltation des sens par la détestation du corps et des plaisirs sensuels ; le merveilleux spectacle de la nature par la condamnation du naturel et le désenchantement du monde ; la volonté de construire un paradis sur Terre par la fable de l’au-delà ; la magnificence d’exister par la détresse de sa condition de mortel ; la fidélité au divin en soi par la soumission à un démiurge externe ; bref, la morale humaniste païenne (gréco-romaine, confucéenne…) par la morale théologico-fataliste des religieux (bouddhistes, judéo-islamo-chrétiens[238]…).
Psychologie et Environnement. Plus les particularités dérivées du sentiment de soi forment des désirs intimes puissants, plus ceux-ci pèsent sur les actes, puis se gravent dans le monde, et plus l’individu sera dit libre. J’ai donc défini la liberté comme la capacité de l’individu à former puis à imposer les désirs associés au sentiment de soi sur le monde. Le degré initial de liberté se joue donc dans le rapport dynamique entre les cartes du sentiment de soi et les autres cartes neuronales. La liberté finale dépend d’abord de la puissance intérieure du désir né au fond de la conscience, puis ensuite de diverses contraintes psychologiques, et enfin de la résistance du monde extérieur. Muni de cette définition de la liberté, il n’y a pas de contradiction à soutenir que d’autres causes puissent favoriser la liberté. Ces causes extérieures n’agissent pas sur le premier temps de la liberté, mais seulement sur les étapes ultérieures en modulant des instincts, en détruisant des barrières psychologiques ou des obstacles physiques qui freinaient le plein développement du désir, et sa capacité à s’affirmer puis à triompher sur le monde.
Hormis les moments de méditation, le soi s’exprime toujours dans un contexte déterminé avec un ensemble de causes biologiques, sociales, historiques.... La quête d’indépendance du sage ne consiste nullement à nier ses origines ni le contexte, d’autant qu’il y en aura toujours un. Si dans un premier temps, le désir de liberté produit une volonté de détachement de son corps, du monde, de la culture circonstancielle de cette époque et de ce lieu, il s’agit dans un deuxième temps, une fois la conversion philosophique achevée, d’utiliser au mieux son incarnation dans ce contexte donné et d’y trouver les meilleures opportunités de se réaliser.
De même qu’une vraie philosophie aide au développement de soi, les normes culturelles et sociales ont une influence bénéfique ou néfaste sur la liberté des individus, selon qu’elles encouragent la réflexion individuelle, l’épanouissement de l’être singulier et la vie héroïque ou qu’elles légitiment les doctrines religieuses et codes moraux issus de l’inversion des valeurs qui entravent le plein développement de l’individu.
Du plaisir d'exister découle naturellement le désir de conserver la vie, de la transmettre et de faire perdurer les belles choses dont on a pu gouter grâce au travail des générations passées. Même si la singularité de l’individu n’est pas réductible aux conditions particulières ayant permis son émergence, toute existence a été possible seulement grâce à un certain environnement favorable que l’individu peut donc en retour vouloir défendre et conserver. Ainsi, l’homme libre peut vouloir préserver et améliorer les qualités d’une culture, d’une certaine éducation, d’une langue, d’un pays voire d’une civilisation par rapport à d’autres, pour les aspects qui lui semblent plus favorables à l’épanouissement de sa nature, de la philosophie et de la vie heureuse. C’est pourquoi l’internationalisme et le pacifisme d’Einstein s’articulent aussi avec des sentiments d’appartenance civilisationnelle, voire parfois même de préférence et de défense nationale[239]. Pareillement, le jardin d’Epicure était ouvert à tous, y-compris aux étrangers, car le message humaniste s’adressait à l’individu au-delà de ses particularismes, et était valable pour tous les hommes, sans toutefois nier l’existence de différences moyennes entre les peuples et les cultures[240].
La Raison est la Juste Mesure de Toute Chose. Dans le cosmos matériel, le sens des choses apparaît progressivement avec la complexité. Il existe ainsi une hiérarchie naturelle au pouvoir de généralité de chaque idée. Il y a toute une stratification du domaine d’application de chaque valeur correspondant à son ordre d’apparition au cours de l’évolution de la matière. Certaines notions n’ont de signification que pour les corps physiques, d’autres valent pour tous les êtres vivants, d’autres encore seulement pour le genre humain ou seulement quelques civilisations et enfin certaines sont limitées à l’individu singulier.
Certaines valeurs morales contractuelles, telle la règle d’or, ont une validité qui dépasse non seulement les cultures mais également le genre humain, et sont vraisemblablement aussi valables entre d’autres formes d’intelligence extra-terrestres. Au contraire, certaines valeurs comportementales changent avec les époques et les civilisations. Enfin, le goût culinaire ou esthétique varie grandement selon les individus. L’existence de valeurs à l’échelle individuelle permet ainsi à des énoncés opposés d’être vrais pour des individus différents, toutefois ces apparentes contradictions ne constituent donc dans ce cas nullement une violation du principe de Raison. De plus, si des jugements de goût opposés sont certes tout à fait possibles et valable parce qu’ils sont émis par des êtres ayant des sensibilités différentes, n’importe quel jugement n’a pas pour autant la même qualité qu’un autre. En effet, l’opinion de l’expert qui sait reconnaître à l’aveugle mille saveurs vaut plus que celle de l’ignorant en la matière. Ainsi, les goûts individuels sont des valeurs construites sur des raisons conscientes ou inconscientes, et même là le relativisme n’est pas absolu.
Parce qu’une vision mathématico-matérialiste du réel invite à comprendre l’origine des valeurs que nous ressentons, elle permet, grâce à l’étude, de donner leur juste place aux choses, en leur accordant le bon dosage d’absolu et de relatif. Ceci évite à la fois l’arbitraire dogmatique des théologiens, et les excès du relativisme généralisé. Ces deux camps s’opposent, mais ils partagent en fait la condition commune de ne pas comprendre l’origine des valeurs qu’ils perçoivent, et se trompent sur leurs vraies places. Les théologiens étendent les valeurs là où elles n’ont aucun sens, et les sceptiques les réduisent à de simples conventions même lorsqu’elles ont une portée bien plus large. Seul l’effort de compréhension, à travers une théorie de la nature, permet de donner sa juste place aux choses.
Histoire et Politique Rationnelle. Les hommes ne sont pas guidés par la Raison. Ils remplacent l’effort intellectuel qui doit nécessairement être fourni en politique par de simples principes moraux généraux issus du souvenir d’excès passés. L’histoire des hommes est ainsi une répétition d’excès qui s’engendrent les uns les autres. A une expérience historique traumatisante, les hommes instaurent une morale qui se trouve ensuite inappropriée dans une autre configuration historique et produit la catastrophe opposée. Ainsi, l’impérialisme agressif engendre des guerres dont l’horreur inspire en retour un pacifisme naïf qui facilite des invasions et produit de nouvelles réactions nationalistes. L’excès d’autoritarisme engendre un laxisme et un chaos qui créé les conditions du retour d’un nouvel autoritarisme. L’intolérance des différences va, en réaction, jusqu’à produire la tolérance des intolérants qui sèment le germe de l’intolérance future. Le manque de régulation engendre les excès d’étatisme et vice-versa…
Seule la Raison permet de dépasser cette infernale dialectique pour tendre vers l’optimum rationnel, le juste équilibre entre conservation et progrès. La pensée politique ne peut donc se résumer à des recommandations figées, comme les commandements bibliques. Les hommes ne peuvent s’affranchir d’une analyse rationnelle du temps présent, avec toutes ses spécificités. La politique ne peut pas reposer sur des principes moraux intemporels, hérités du souvenir d’expériences historiques traumatisantes. La politique doit reposer sur une compréhension rationnelle de l’origine des valeurs permettant ensuite de les adapter et de les réajuster. La complexité du réel est telle qu’il n’y a d’autre principe en politique que ceux contextuellement justifiés par la saine Raison au service de la maximisation d’un bonheur durable.
L’histoire des trois derniers millénaires montre que la philosophie de la nature initie les progrès des civilisations, et que son recul coïncide avec leurs régressions, tout simplement parce que c’est notre image du monde qui structure notre éthique et conditionne ensuite nos politiques. Notre vision naturaliste permet de donner leur vraie place aux notions de bien et de mal, en les voyant ni comme des dogmes transcendants, ni comme du relativisme culturel, mais comme les conséquences logiques de l'existence de l’esprit dans le monde matériel. Mais sans philosophie de la nature pour interpréter précisément, construire et réactualiser chaque valeur dans chaque cas précis, l’homme ne dispose pas d’un cadre conceptuel lui permettant de résoudre les défis qu’il rencontre. Dès lors, il ne sait affiner ses concepts et, au bout du compte, toutes les réflexions, débats et discussions qu’il peut bien mener, même dans les plus parfaites règles démocratiques, se perdent inexorablement dans le relativisme ou l’arbitraire. Ce n’est qu’à partir du courant des vraies Lumières, en utilisant une philosophie de la nature renouvelée et perfectionnée par le génie de philosophe-scientifiques, que l’éthique et la politique peuvent ensuite se fonder sur des principes naturels, universellement reconnaissables par tous les esprits rationnels, qu’apparaît alors une base légitime, seule capable de servir de fondement à une véritable république[241].
Eloge de la Complexité. Une
dernière mise en garde contre les éventuelles extrapolations ou
utilisations abusives des idées exposées dans cet essai me semble
nécessaire. Bien que j’aie la conviction que cette façon de voir soit
souvent pertinente, j’invite à garder à l’esprit que tout modèle
théorique reposant sur des catégories empiriques ne constitue qu’une
approximation, et a donc, au mieux, seulement un domaine de validité
limité. Cette réserve s’applique à toute théorie. Aucune idée de cet
essai ne fait exception. Par conséquent, même si le cadre conceptuel
que je vous ai proposé nous a permis de proposer des réponses simples
et claires aux grandes questions morales et métaphysiques, ainsi que de
décrire la force qui sait faire triompher l’existence et enfin de
percevoir la clef du fonctionnement d’une authentique liberté, il n’est
pas du tout dit que ce cadre sera suffisamment puissant pour penser
d’autres questions ou pour approfondir les réponses qui ont été
esquissées ici. Dans certains cas, il faudra le compléter par d’autres
concepts encore à découvrir, ou affiner les catégories déjà présentes.
Par exemple, dans le cas d’un individu concret, le sentiment de soi est
évidemment quelque chose de beaucoup plus subtil à apprécier que ce que
laisse entrevoir les cas idéalisés fort/faible présentés ici, dans un
réductionnisme binaire auquel je me suis livré pour des raisons de
simplicité. Dans les cas concrets, la situation est bien plus nuancée
et complexe. Comme toutes les autres pensées de cet essai, ces
explications restent donc au mieux d’affreuses simplifications par
rapport à l’extraordinaire complexité du réel, qu’il serait pourtant
indispensable de pouvoir prendre en compte, mais que nous ne pouvons
qu’approcher.
Les liens entre
Démocrite, Epicure, Spinoza et Einstein
Parler d’un courant millénaire du rationalisme intégral est une manière de rendre compte de la proximité entre ces quatre penseurs, sans volonté d’atténuer l’originalité, ni les particularités propres à chacun, qui ont été, pour moi, une intarissable source pour affiner ma réflexion. Se réclamer d’un socle commun, c’est revendiquer ce qui nous uni, sans se sentir obliger de nier les différences, ni avoir à assumer les erreurs, ici ou là, de n’importe quel représentant de ma tradition philosophique. En me positionnant de la sorte, j’affirme donc n’avoir été le disciple de personne, et je veux bien envisager que même mes quatre penseurs de prédilection n'auraient peut-être pas adhéré à certains prolongements que je propose à nombre de leurs idées. La discussion détaillée de nos points communs et de nos différences, à mon avis souvent réductible à des nuances après analyse, mériterait à elle seule une étude approfondie qui sort du cadre de cet essai ; toutefois je remarque que cette discussion serait finalement très difficile à conduire étant donné que la compréhension de leur véritable position est souvent limitée par le fait que nous ne possédons que quelques fragments de leurs textes, ou que leurs différents écrits ne dessinent pas toujours une doctrine parfaitement cohérente, sûrement à cause de maladresses ou parce que leurs idées, ou la manière dont ils les ont défendues, a un peu évolué avec les circonstances. Aussi, je remarque qu’il n’y a pas de consensus sur l’interprétation de leur position exacte. Par prudence, et pour éviter de m’embourber dans ces problèmes, j’assume seul les propos de cet essai et je me contente de la formule vague de courant pour définir mes prédécesseurs, afin de ne pas avoir à trancher dans le détail. Selon l’idée que vous vous faites de tel ou tel point de leur pensée, vous les jugerez parfois plus ou moins proches entre eux ou avec moi. Je me suis contenté de relever nos points de rencontre les plus forts, cette formulation de ma doctrine ayant l’avantage d’illustrer sa cohérence, de renforcer sa lisibilité extérieure, tout en accroissant l’intérêt et la portée du texte. Enfin, je sais qu’elle incitera certains à prendre au sérieux mes thèses, dont au moins une version proche est également défendue par ces figures majeures.
Après ces réserves, qu’il me semblait indispensable d’avoir exprimées, je voudrais rapidement raconter comment j’ai acquis la conviction d’une forte proximité entre moi et ces quatre penseurs. Dès mes premières lectures de leurs écrits respectifs, j’ai eu l’impression foudroyante de retrouver mes idées dans l’écrasante majorité de leurs pensées, une sensation très rare, que je n’ai rencontré presque nulle part ailleurs. Par la suite, ce sentiment d’une sorte d’unité entre moi et chacun d’eux s’est vue objectivement confortée, lorsque j’ai eu l'extraordinaire surprise de trouver progressivement dans leurs textes des avis explicites, plutôt positifs, voire parfois très positifs, les rapprochant entre eux. Dans de tels moments, j’ai éprouvé le sentiment de vivre des instants extraordinaires, fasciné d’avoir découvert un trésor caché qui contient, enfoui, toute ma vérité. Aussi, j’ai fini par me convaincre que j’avais correctement perçu les liens unissant un courant millénaire, au point d’utiliser cette impression de fond comme décor pour présenter ma doctrine philosophique. Ce sentiment reposant sur ma lecture personnelle de leurs écrits, afin de conclure, je vous propose ci-dessous, la retranscription des avis qu’ils ont exprimé sur eux, accompagnés de brefs commentaires. Ainsi, au cas où vous douteriez encore de l’existence de réels liens les rapprochant, ces remarques explicites doivent participer à contraindre les diverses interprétations possibles, en montrant au minimum, qu’il n’était pas aberrant de les avoir présentés ensemble.
Epicure sur Démocrite: Diogène Laërce rapporte qu’“Epicure s’adonna à la philosophie après avoir lu les livres de Démocrite”[242]. Plutarque nous dit qu’“Epicure lui-même se proclama longtemps démocritéen, ainsi que d’autres le disent et même Léontéus, l’un des plus sublimes disciples d’Epicure, en une lettre qu’il écrivit à Lycophron disant qu’Epicure honorait Démocrite, parce qu’il avait le premier atteint, un peu de loin, la droite et saine intelligence de la vérité, et que généralement tout le traité des choses naturelles s'appelait démocritéen, parce que Démocrite le premier était tombé sur les principes, et avait rencontré les fondements de la nature. Et Métrodore, dit ouvertement de la philosophie: si Démocrite n’avait pas ouvert et montré le chemin, Epicure ne serait jamais parvenu à la sagesse”[243].
La plupart des érudits qui ont étudié et comparé les textes de Démocrite et d’Epicure remarquent que leurs physiques, mais également que leurs éthiques partagent une forte proximité[244], ce qui amène à conclure que Démocrite est bien la source principale de la pensée d’Epicure. Dans ses controverses, Epicure combat en fait les dérives relativistes et fatalistes que Protagoras, les sceptiques et les pseudo-démocritéens comme Nausiphane ont produites à partir de Démocrite, et que Démocrite avait déjà commencé à contrer[245], même si ces errements ont été rendus possibles par les insuffisances du système de Démocrite qu’Epicure entreprend donc de corriger.
Après avoir rassemblé un nombre considérable de textes anciens qui démontrent que certains stoïciens ont inventé des mensonges pour discréditer Epicure, Pierre Gassendi concluait au XVIIe siècle que Démocrite était tenu en estime dans l’école épicurienne[246], même s’il était critiqué sur de nombreux points, comme le démontre effectivement très bien les occurrences de Démocrite dans le poème de Lucrèce. Depuis les travaux de Gassendi, de nouveaux textes ont été découverts et sont venus conforter cette conclusion. Dans les fragments retrouvés à Herculanum, Epicure évoque Leucippe et Démocrite comme “les premiers à avoir donné une théorie satisfaisante des causes bien supérieure à tous leurs prédécesseurs et successeurs”[247], tandis que l’épicurien Philodème de Gadara cite Démocrite en prenant soin de l’introduire: “Démocrite n’est pas seulement l’auteur qui connaît le mieux la nature parmi les anciens, mais sa curiosité n’a rien à envier à celle des enquêteurs”[248] et il nous dit que la position d’Epicure vis-à-vis de Démocrite était de lui “pardonner ses erreurs à travers ses critiques”[249]. L’épicurien Diogène d’Oenoanda explique également que Démocrite a, le premier, découvert la réelle nature des choses, mais il lui reproche de “s’être trompé d’une façon indigne de lui”[250] lorsqu’il s’est mis à douter de la vérité des sens.
Spinoza sur Démocrite et Epicure: En 1674, un des contemporains de Spinoza s’étonne que celui-ci puisse nier l’existence des fantômes, alors même que les “grands philosophes” Platon et Aristote y croyaient. Reconnaissant lui-même son appartenance à un courant millénaire, Spinoza lui répondit: “L'autorité de Platon, d'Aristote, etc... n'a pas grand poids pour moi ; j'aurais été surpris si vous aviez allégué Épicure, Démocrite, Lucrèce ou quelqu'un des atomistes ou partisans des atomes. Rien d'étonnant à ce que des hommes qui ont cru aux qualités occultes, aux espèces intentionnelles, aux formes substantielles et mille autres fadaises, aient imaginé des spectres et des esprits et accordé créance aux vieilles femmes pour affaiblir l'autorité de Démocrite. Ils enviaient tant son bon renom qu'ils ont brûlé tous les livres si glorieusement publiés par lui”[251]. La morale et le matérialisme d’Epicure sont également loués dans le “traité des trois imposteurs” écrit par un disciple de Spinoza, tandis que les adversaires de Spinoza l’accusèrent de promouvoir une sorte d’épicurisme[252]. Ainsi, au début du XVIIIe siècle, les premiers partisans de ce que l’on appellera plus tard, les Lumières, étaient alors désignés sous le terme d’“Epicurei-Spinosisti”[253].
Les spécialistes reconnaissent généralement une proximité entre spinozisme et épicurisme[254]. En résumé, au niveau physique, Spinoza et Epicure combattent la conception théologique du monde et spiritualiste de l’âme. Ils partagent l’idée que tout est déterminé par les lois, neutres moralement, de la nature que rien ne saurait jamais interrompre[255]. Ils croient en l’autosuffisance de la nature et en l’inhérence du mouvement à la matière, contre la cause première, les causes finales et autres arguments créationnistes de Platon, Aristote et des stoïciens[256]. Au niveau moral, ils ont une conception positive du désir et du plaisir[257] et font de la permanence de la joie intérieure un acquis de leurs sagesses, qui amènent à la tranquillité de l’âme contre l’agitation des causes extérieures. En humanistes, ils glorifient l’individu singulier au lieu de le dissoudre dans le grand-tout ou toute autre superstructure telle que l’histoire, l’état, la nation... ce qui les éloigne là encore des stoïciens, même si comme ces derniers, ils trouvent un apaisement dans la compréhension de la nécessité[258], mais sans tomber dans leur fatalisme[259]. Au niveau politique, ils sont hostiles au prestige des rois et des grands conquérants[260] car ils souhaitent un état qui favorise avant tout la paix, la tolérance et l’épanouissement de l’individu[261]. Enfin, ils voient les lois non comme des dogmes absolus et indiscutables, mais comme des contrats passés entre les hommes pour ne pas se nuire, et donc potentiellement universalisables à tout le genre humain[262].
Même s’ils ont été moins étudiés, les parallèles entre Spinoza et Démocrite sont, eux aussi, assez frappants. En particulier, ils sont parmi les premiers, dans leurs époques, à proposer une morale basée sur l’amour de soi: “la satisfaction de soi” chez Spinoza et le “plaisir de soi-même” chez Démocrite. Enfin, ils identifient la pensée humaine rationnelle à la divinité, et concluent leur philosophie sur une unité[263].
Einstein sur Démocrite et Epicure: Epicure rejeta les mythes homériques et vint à la philosophie à l'âge de 14 (ou 12) ans, lorsqu’il réalisa que les professeurs de lettres étaient incapables de lui expliquer d’où venait le chaos d’Hésiode[264]. Dans ses notes autobiographiques, Einstein raconte avoir brutalement rejeté la bible à l’âge de 12 ans, lorsqu’il réalisa son incompatibilité avec la science. En 1923, Einstein rédigea une préface pour le poème de Lucrèce dans laquelle il nous dit que “la ferme conviction que Lucrèce, fidèle disciple de Démocrite et d'Epicure, place dans l'intelligibilité, en d'autres termes, dans la connexion causale de tout ce qui se passe dans le monde, doit créer une forte impression”[265]. Pour les 200 ans de Newton, Einstein écrivit: “Newton a transformé en réalité les rêves des grands philosophes matérialistes de l'Antiquité, Démocrite et Épicure, selon lesquels une causalité complète et homogène des événements physiques devrait exister”[266]. Einstein correspondit toute sa vie avec son ami le philosophe Maurice Solovine, traducteur de Démocrite et d’Epicure. En 1947, dans leurs lettres, il confie: “j’ai éprouvé beaucoup de joies à la lecture de votre Epicure. Que cet homme ait dans l’ensemble raison avec son éthique, on peut à peine en douter... il a raison sur ce point que la morale ne doit pas être fondée sur la croyance, c’est-à-dire la superstition. La conception eudémoniste est même certainement juste en première approximation... il me parait cependant qu’il n’épuise pas le sujet... [Einstein discute le concept de bonheur qui ne lui paraît pas assez clair, car] plus on le regarde de près, plus il devient nébuleux”[267]. Dans une tout autre lettre où Einstein est questionné sur le sens de l’existence, il répond que, selon lui, le but de la vie est “la satisfaction des désirs”[268], tout en condamnant les plaisirs vides que les hommes recherchent habituellement dans le luxe et la célébrité, ce qui le rapproche effectivement de l’éthique épicurienne. Einstein disait également qu’il “aimait plus donner que recevoir”[269], des paroles identiques à celles d’Epicure. D’autres points communs les rapprochent, en particulier, le rire matérialiste[270], la joie de l’enfant perçue comme un idéal[271], la rébellion vis-à-vis des normes sociales[272], et l’absence de peur de la mort[273].
Comme les épicuriens, Einstein affirmait ne pas craindre la mort et paraissait inaffecté par l’approche de la sienne, ni par celle des autres. Après le décès de sa sœur, pour consoler sa belle-fille Margot, il lui dit cette phrase énigmatique, que l’on croirait sortie de la bouche d’Epicure: “Etudie attentivement, très attentivement la nature, et tu comprendras tout beaucoup mieux”[274]. Que pensait réellement Einstein ? A la lecture de ses différents textes, il me semble difficile de conclure, toutefois il a laissé quelquefois transparaître des sentiments peu éloignés de ceux produits par l’immortalité matérialiste. Par exemple, alors qu’il était tombé gravement malade et qu’on le croyait sur le point de succomber, son calme stupéfia son entourage. A cette occasion, il déclara: “Je me sens tellement moi-même une partie de tout ce qui vit, que je ne suis pas le moins du monde concerné par le début ou la fin de l’existence concrète d’une personne particulière dans ce flux éternel”[275]. A la mort de son ami Michel Besso, il écrivit: “Voilà qu’il m’a précédé de peu, en quittant ce monde étrange. Cela ne signifie rien. Pour nous, physiciens convaincus, cette séparation entre passé, présent et avenir, ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle”[276].
Après avoir lu les fragments de Démocrite, Einstein écrivit à Solovine que “parmi ses aphorismes moraux, il y en a un certain nombre qui sont réellement beaux” et termine cette lettre par un éloge de la confiance de Démocrite en la Causalité universelle : “digne d’admiration est la ferme croyance en la Causalité physique, une Causalité qui ne s’arrête pas devant la volonté de l’Homo sapiens. Autant que je sache, c’est seulement Spinoza qui a encore été si radical et si conséquent”[277]. Quelques mois plus tard, Einstein rédigea son premier texte sur “la religiosité cosmique”, où il nous invite à réaliser que “des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément”[278] (Einstein avait lu un ouvrage qui présentait François d’Assise comme un hérétique panthéiste, peut-être influencé par David de Dinant). Einstein s'identifiait aux hérétiques et libres-penseurs, et se réclama de “Giordano Bruno, Spinoza, Voltaire”[279] lorsqu’il dénonça les nazis en 1933. A la veille de l’élection d’Hitler, Einstein s’est peut-être souvenu de la maxime de Démocrite lorsque dans un élan anti-nationaliste, il écrivit à une petite fille: “toute la Terre sera ta patrie”[280]. Il cite à nouveau un fragment de Démocrite dans son livre “l'évolution des idées en physique”[281].
Après la mort d’Einstein, Solovine écrivit en épitaphe: “Il vivra dans la mémoire des générations futures non seulement comme un génie scientifique d’une grandeur exceptionnelle, mais encore comme un homme qui a incarné l’élévation morale au plus haut degré. Son image est profondément gravée dans mon âme et, étrangement ému, je murmure ces paroles d’Epicure: Doux est le souvenir de l’ami disparu”[282]
Einstein sur Spinoza: Dans ses notes autobiographiques, Einstein raconte les tourments existentiels ressentis au début de son adolescence, puis comment “la contemplation de l’univers raisonna comme une libération”[283], un parcours qui ressemble fortement à celui dont Spinoza nous fait le récit au début du traité de la réforme de l’entendement[284] et qu’il évoque également dans sa lettre à Oldenburg où il se démarque de la figure légendaire du Démocrite rieur. Maurice Solovine nous dit que Spinoza était au programme de leur club de lecture “Académie Olympia” (1903-1905). Einstein repris la lecture de Spinoza en 1915 et confia alors: “je crois que l’Ethique va avoir un effet permanent sur moi”[285], accomplissant par-là la prophétie d’un disciple de Spinoza qui avait annoncé à sa mort: “il vivra dans le souvenir des vrais savants, et dans leur esprit, qui est le temple de l'immortalité”[286]. A partir de cette époque, Einstein commença à déclarer se sentir “très proche de Spinoza”[287]. Il fit référence à “l’Amor dei intellectualis”[288] de Spinoza (amour intellectuel de Dieu) à plusieurs occasions, déclara “croire au Dieu de Spinoza”[289], et expliquait qu’il voulait connaître “les pensées de Dieu”[290], formule poétique pour dire qu’il ambitionnait de parvenir à la connaissance la plus fondamentale des lois de la physique, elle-même directement inspirée par la doctrine de Spinoza, qui enseigne que “la suprême vertu de l’esprit est de comprendre, autrement dit de connaître, Dieu”[291] par la connaissance du troisième genre, autrement dit découvrir la structure du cosmos grâce à la simplicité mathématique, reformulé dans le langage d’Einstein. Après que l’éclipse de 1919 ait confirmé la relativité générale, Einstein se rendit en pèlerinage dans l’ancienne maison de celui qu’il vénérait comme “notre maître Spinoza”[292]. A cette occasion, il lui composa un poème qui s’ouvre ainsi: “Combien j’aime cet honnête homme / Plus qu’avec des mots ne puis le dire / Pourtant crains qu’il reste seul / Lui et son auréole rayonnante”[293]. Il relut l'œuvre de Spinoza et sa correspondance en 1928, préfaça l’ouvrage de Dagobert Runes et fit une déclaration à la Spinoza Society of America[294]. Lorsqu’on le questionna sur sa croyance au Dieu de Spinoza, il répondit: “Je suis fasciné par le panthéisme de Spinoza, mais j'admire plus encore sa contribution à la pensée moderne, parce qu'il est le premier philosophe qui traite l'esprit et le corps comme unité, et non comme deux choses séparées”[295]. “Spinoza a été le premier à appliquer avec une stricte cohérence l'idée d'un omniprésent déterminisme sur les pensées, les sentiments et les actions humaines”[296].
Alors que certains physiciens considéraient que la révolution quantique montrait qu’il fallait abandonner l’universalité du principe de Causalité, Einstein répondait qu’il fallait seulement “élargir et affiner notre conception de la Causalité. […] La plupart du malentendu autour de cette question de la Causalité vient du fait que le principe de Causalité a été formulé de façon plutôt rudimentaire jusqu’à présent [Einstein poursuit ce commentaire en critiquant Aristote et Kant]”[297]. Un an avant sa mort, Einstein réaffirmait qu’“une Causalité limitée n’est plus une Causalité du tout, comme l’a bien reconnu notre merveilleux Spinoza”[298].
Conclusion: Enfin,
le lien central qui unit ces quatre penseurs et qui a été le fil
directeur de cet essai est le rationalisme cosmique. Nos systèmes
philosophiques se caractérisent par la présence d’un principe
métaphysique ultime[299] qui
donne un socle à la pensée humaine en lui permettant de ne plus tourner
à vide, noyée dans une infinité de concepts arbitraires, mais peut
désormais prendre pied et entrevoir la totalité du réel depuis
l'intérieur. Pour nous, le principe métaphysique ultime n’est pas
inaccessible à l’esprit humain, mais il est juste là, en nous et devant
nous, ce qui a pour effet de produire un athéisme aux élans
quasi-religieux. Voilà pourquoi chacun de nous est pris de visions
cosmiques[note II], utilise le vocabulaire religieux dans un sens poétique[note III], et parle d’un bien immortel obtenu grâce à l’étude rationnelle de la nature[note IV].
I. Le Bonheur par la Philosophie. “La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements nous procure la vie heureuse” “Il nous faut méditer sur ce qui procure le bonheur, puisque, que quand il est là, nous avons tout, et, quand il est absent, nous faisons tout pour l'obtenir” “Une fois parvenu à l’ataraxie (=la plénitude de l’âme), tous les orages de l’âme se dispersent, l’être vivant n’ayant plus alors à marcher vers quelque chose qu’il n’a pas, ni à rechercher autre chose qui puisse parfaire le bonheur de l’âme et du corps” “Il n’a plus rien de commun avec les mortels, l’homme qui vit au milieu de biens immortels” Epicure[300]. “J'ai pris enfin la résolution de rechercher s'il existe un bien véritable et capable de se communiquer aux hommes, un bien qui puisse remplir seul l'âme tout entière, après qu'elle a rejeté tous les autres biens, en un mot, un bien qui donne à l'âme, quand elle le trouve et le possède, l’éternel et suprême bonheur”. “L'amour qui a pour objet quelque chose d'éternel et d'infini nourrit notre âme d'une joie pure et sans aucun mélange de tristesse, et c'est vers ce bien si digne d'envie que doivent tendre tous nos efforts.” “[La philosophie doit] nous conduire comme par la main à la connaissance de l’esprit humain et de sa suprême béatitude” Spinoza[301]
II. Les Visions Cosmiques. “[Démocrite] estimait que la vision fait obstacle à la pénétration de l’esprit, alors que d’autres souvent ne voient même pas ce qui est sous leurs pas, lui voyageait de par tout l’infini, sans se heurter à aucune limite”[302]. Pour Démocrite, les sens produisent une connaissance bâtarde, alors que la “vision intellectuelle” est légitime et permet de percevoir la totalité de l’univers au-delà de ce que nous apprennent nos sens. On retrouve ces visions cosmiques chez Epicure[303], une faculté qu’Homère prêtait aux dieux. Pareillement, Spinoza nous parle d’une perception rationnelle distincte de la perception sensorielle/mémorielle: "l'esprit en effet, ne sent pas moins les choses qu'il conçoit par l'entendement que celles qu'il a dans la mémoire. Les yeux de l’esprit, ces yeux qui lui font voir et observer les choses, ce sont les démonstrations"[304]. Einstein rêvassait fréquemment, et les idées à la base de ses théories physiques lui sont apparues pendant ces moments où son esprit vagabond explorait librement l’univers.
III. La Religiosité Naturelle. Chez Epicure et Spinoza, le religieux est à la fois un athéisme dissimulé[305] et une réinterprétation de la piété sous une forme compatible avec la philosophie[306]. “Epicure observait toutes les formes de culte et enjoignait ses amis de les observer, non seulement en raison des lois, mais pour des causes naturelles”[307]. Il parlait fréquemment des dieux, en particulier d’Apollon. Démocrite parlait aussi métaphoriquement “des œuvres de la divinité”[308] pour désigner les animaux. “Le rationalisme ionien se plait à faire usage de termes religieux aussi longtemps qu'ils peuvent être adaptés aux exigences de la logique naturaliste, et qu'ils n'interdisent pas la critique rationaliste de la magie. Appelez "divine", si tel est votre bon plaisir, la maladie "sacrée", déclare en substance le traité hippocratique, mais comprenez ses causes naturelles et faites en sorte que la symbolique religieuse ne vous remettre pas entre les mains des purificateurs et autres charlatans qui tous exercent sous les auspices de la religion”[309]. Lucrèce qui avait lui-même commencé son poème par un hymne à Vénus, nous explique que “si l'on veut appeler la mer Neptune, et les moissons Cérès, si l'on se plaît à employer abusivement le nom de Bacchus au lieu du terme propre qui désigne le vin, on est maître aussi de donner à la terre le titre de Mère des dieux, pourvu qu'en réalité on préserve son esprit de la souillure honteuse de la superstition”[310]. Rappelons que le mot dieu provient du latin deus, or le polythéisme antique était en fait un panthéisme à tendance naturaliste qui admettait déjà que le grand Dieu est la nature[311], que les dieux ne sont que divers noms pour les forces de la nature (Zeus pour la foudre ; Minerve pour l’air…)[312], forces qui se sont aussi manifestées à travers de grands hommes, dont le souvenir a été mythifié expliquait Évhémère. “[Les anciens Romains] n’adoraient pas Jupiter, comme s’il était la divinité, mais ils adoraient la divinité telle qu’elle était dans Jupiter” expliquait Giordano Bruno (l’expulsion de la bête triomphante, III, II). “Dieu est dans la partie autant que dans le tout” [313] poursuivait Spinoza. Après deux millénaires de dénaturation du mot “dieu” par le monothéisme abrahamique, Bruno, Spinoza et Einstein se le sont donc réapproprié dans un sens plus proche de sa signification païenne originelle. Ainsi notre religiosité cosmique reconquière l’idée d’absolu, de célébration, de morale, de béatitude et même les mots “âme”, “miracle” et “dieu” ; et elle n’abandonne à nos adversaires que l’inversion des valeurs (la trinité satanique: haine de la nature, haine de soi, haine de la Raison). Nous déifions tout ce qui manifeste le sublime, et adorons le principe ultime qui s’incarne dans le vrai, le juste et parfois aussi le beau. Ce paganisme éclairé a puissance de religion, tout en étant conceptuellement un athéisme. L’épicuro-spinozisme est une antireligion, c’est une contre-religion. C’est la plus ferme condamnation de la croyance dans l’irrationnel et le surnaturel, tout en étant aussi une religion, mais dans le sens noble du terme. La conception du réel qui, selon vous, décrit la vérité, ou définit au moins votre rapport au vrai, est votre religion. En ce sens, nous avons donc tous bien une religion, qui nous permet de nous relier et de mieux fonctionner avec ceux qui adhèrent à la même conception de la réalité (le mot religion provient du latin religare=relier), ce pourquoi la religion de chacun dicte son appartenance civilisationnelle.
IV. Un Bien Immortel obtenu par la Connaissance Rationnelle. “Démocrite faisait résider le bonheur dans la connaissance des choses”[314], car selon lui, “pour parvenir au bonheur il ne faut pas faire résider les plaisirs dans les choses mortelles”[315]. Epicure poursuit: “Je recommande l’étude constante de la nature, grâce à laquelle je jouis dans ma vie d’une sérénité parfaite”[316]. Lucrèce développe: “l'homme est un malade qui ne sait pas la cause de son mal. S'il la pouvait trouver, il s'appliquerait avant tout, laissant là tout le reste, à étudier la nature ; car c'est d'éternité qu'il est question, non pas d'une seule heure ; il s'agit de connaître ce qui attend les mortels dans cette durée sans fin qui s'étend au-delà de la mort”[317]. Spinoza explique que le “souverain bien” provient de “la connaissance de l'union de l'âme humaine avec la nature tout entière”[318]. Einstein disait: “les équations sont plus importantes que la politique selon moi, car la politique c’est pour le présent alors que les équations est quelque chose pour l’éternité”[319].
La Corruption de la Philosophie par le Spiritualisme et la Religion
Dans ce cinquième commentaire, je passe en revue les principaux représentants de la philosophie occidentale et montre que le cœur de leurs pensées est irrationnel, complètement contaminé par des a priori spiritualistes et/ou théologiques. De plus, je fais voir qu’historiquement, ils sont souvent des réactions contre les avancées de la rationalité et de la science. Des réactions similaires dominent également l’histoire perse, arabe, indienne, chinoise…[320] et ont régulièrement provoqué le déclin des civilisations, illustrant l’universel et éternel combat de l’obscurantisme contre les Lumières.
Comme une confrontation contre des adversaires permet parfois de clarifier et préciser ses pensées, cette brève présentation de ces auteurs influents est l’occasion de vous inviter à réfléchir à votre propre position, et de vous inciter à vous libérer du poids de ces autorités qui égarent les âmes réellement philosophiques de la noble quête de la vérité.
Platon. A la fin du Vème siècle avant notre ère, la philosophie de la nature atteint son apogée en Grèce avec Démocrite, toutefois les profondes implications de cette nouvelle conception de la réalité pour les croyances religieuses en place suscitent une réaction théologico-spiritualiste d’un élève éloigné de Socrate. Platon promeut les tentatives de justification des croyances religieuses par une nouvelle discipline qu’il appelle la “théo-logie”[321], qui dissocie de fait Théos (dieu) du Logos (cohérence sous-jacente, raison, logique, énoncé, démonstration, intellect), au contraire de la vraie philosophie pour qui théos = logos = le principe ordonnant le cosmos. A travers son œuvre, Platon développe toute l'armature conceptuelle sur laquelle repose habituellement les religions. Platon croit en l’immortalité de l’âme immatérielle, un thème récurrent dans ses dialogues et également en un bon dieu quasi-transcendant et architecte du monde[322]. Dans le même temps, Platon combat les matérialistes[323] et s’appuie sur l’intelligibilité du réel, constatée par les philosophes de la nature avant lui, pour essayer de retourner cet argument contre eux, et défendre ses vues spiritualistes. Confronté à l’incroyance des matérialistes athées, Platon est tout d’abord scandalisé d'avoir à se justifier de l'existence de son bon dieu[324], mais pour persuader ses adversaires, il a recours à l’argument de la cause première incausée[325]. Toutefois, Platon perd rapidement patience envers ceux qui ne sont pas convaincus par ce faux-concept, puisqu’il réclame leur condamnation à mort par un tribunal qui préfigure l'inquisition[326]. Au fils des années et de ses dialogues, Platon s’est radicalisé en intégriste totalitaire. Il veut censurer les “blasphèmes” d’Homère, proclame que: “[le bon] Dieu [transcendant] est la mesure de toute chose… [que] l'homme n'est qu'une marionnette inventée par Dieu… [et que] l'indépendance sera extirpée de la vie entière de tout homme”[327]. On n'est donc guère surpris d'apprendre qu’il voulait également brûler toutes les œuvres de Démocrite[328]. Partageant la même logique que les fanatiques religieux qui interdisent les plaisirs terrestres, Platon dénonce l’art et la musique comme des imitations qui détournent de la contemplation religieuse de son ciel des idées.
Les influences néfastes du platonisme furent contenues durant 7 siècles, mais au IIIe siècle, le néoplatonisme devient la forme exclusive de philosophie dans l’empire romain et ouvrit la voie au monothéisme abrahamique. La proximité des premiers chrétiens avec Platon fut tout de suite remarquée par le crypto-épicurien Celse[329], et cette opinion fut généralement celle des Lumières. “Je ne vois pas que les théologiens aient jamais enseigné autre chose que les spéculations de Platon ou d’Aristote”[330] observait Spinoza. “La philosophie de Platon fit le christianisme”[331] concluait Voltaire. “Le christianisme est du platonisme pour le peuple”[332] écrivait Nietzsche. Plus convaincant encore, ce point de vue est également partagé par de nombreux chrétiens dont Augustin d’Hippone: “Quel besoin y a-t-il d’examiner les autres philosophes ? Aucun d'eux n'est plus proche de nous que les platoniciens”[333].
Aristote. Dans le premier livre de sa Métaphysique, Aristote affiche son mépris pour les philosophes de la nature qu'il compare notamment à des “soldats inexpérimentés”, et juge insuffisantes leurs explications utilisant “la seule cause matérielle”, comme son maître Platon. Toutefois, constatant l’échec du spiritualisme de Platon à réfuter Démocrite, Aristote se lance dans une réécriture des théories physiques en y introduisant l'action de la providence divine, sous la forme de sa fameuse Causalité finale, un ajout que Francis Bacon tiendra pour responsable d’avoir retardé le progrès des sciences pour 20 siècles[334]. Aristote critique ses prédécesseurs tout au long de son œuvre sur ce point précis: “Démocrite omet de traiter de la cause finale, et ramène à la nécessité toutes les voies de la nature”[335].
En représentant Aristote désignant la Terre, opposé à Platon montrant le ciel, le célèbre tableau de Raphael nous éloigne donc de la véritable opposition. Même si Aristote est, certes, bien moins spiritualiste que son maître, sur le fond, il travaille au même but que Platon. Les scolastiques moyenâgeux ne s'y sont pas trompés. Aristote et Platon sont compatibles avec la théologie, et le penseur qui s'opposait véritablement à eux c'était Démocrite.
Pour Aristote, non seulement Dieu existe mais il est forcément un pur esprit immatériel: “[Dieu] n’a pas de matière [..] Le principe des êtres, l’être premier imprime le mouvement premier, mouvement éternel et unique. [..] [En plus de cette] essence première et immobile, nous voyons qu’il existe encore d’autres mouvements éternels, ceux des planètes [..] Le but de tout mouvement est donc un de ces corps divins qui se meuvent dans le ciel. [..] Une tradition venue de l’antiquité la plus reculée, et transmise à la postérité sous le voile de la fable, nous apprend que les astres sont des dieux”[336]. On remarquera la rapidité avec laquelle Aristote fait lui-même le lien entre sa réflexion métaphysique et les fables astrologiques et religieuses de son temps, au point de se demander si c'est vraiment une démarche intellectuelle honnête qui l'a guidé vers ces idées erronées, ou si la philosophie n'était pas, chez lui, déjà rétrogradée à n'être que la servante de la théologie.
Les Stoïciens. Bien que panthéistes, matérialistes et se considérant comme des fragments de la Raison universelle, les stoïciens souscrivent à l’opinion de Platon et d’Aristote sur la cause première[337], et défendent une vision créationniste qui affirme que la nature est “le produit d’un habile ouvrier et qu’elle n’a pas été faite au hasard”[338], au contraire des explications naturalistes proposées par Démocrite et Epicure à la même époque. La morale stoïcienne s'appuie sur l'autorité de cette providence cosmique pour réclamer l'acceptation de son sort. Il ne faut pas se révolter, ni chercher à renverser l’organisation des choses, car “c'est Dieu qui t'a mis à ce poste”[339] te dit Epictète. Descartes reprendra cette morale fataliste qui invite “toujours à changer mes désirs que l'ordre du monde”[340].
La Scolastique. Au XIIe siècle, l’amauricien David de Dinant rétablit un panthéisme matérialiste. Après sa condamnation, et afin de prévenir la résurgence d’hérésies, Thomas d’Aquin réhabilite la philosophie naturelle dans un cadre strictement aristotélicien.
Descartes. La révolution copernicienne ayant discrédité la scolastique, Descartes se propose d’en accepter les conséquences, sans remettre le fond en cause. Ainsi, bien qu’il fût un progrès important pour son époque, Descartes ne peut pas être tenu comme le grand représentant du rationalisme. Selon Descartes, non seulement le bon dieu existe, mais il est “incompréhensible”[341]. Il crée arbitrairement des vérités éternelles, et il aurait tout aussi bien pu faire que 2 + 2 ne fasse pas 4, une affirmation qui scandalisa même Leibniz[342]. Chez Descartes, comme chez les théologiens chrétiens, Dieu n'est pas lui-même soumis au principe de Raison. Ceci illustre la faiblesse du rationalisme de Descartes et explique comment, malgré sa pratique du doute, Descartes puisse mettre de côté les “vérités de la foi”[343].
Descartes soutient également que l’âme est immatérielle, éternelle et peut exister séparée du corps[344]. Il croit dogmatiquement en la possibilité d’esprits sans corps et se montre incapable d’envisager la conception matérialiste de l'esprit comme l'illustre notamment ses échanges avec le demi-épicurien Pierre Gassendi. Si Descartes avait vraiment suivi la méthode qu’il s’était proposé, il aurait dû rompre, ou au moins dû prendre une distance critique avec les dogmes spirituo-religieux de son temps, mais il ne l’a pas fait.
Locke. Malgré sa théorie empiriste, John Locke défend l'existence des miracles au service de la révélation religieuse (discours sur les miracles), et refuse de tolérer les athées (lettre sur la tolérance).
Leibniz. Effrayé par les conséquences matérialistes et athées de la philosophie de Spinoza, Gottfried Leibniz initie la réaction spirituo-théologique contre les Lumières. Leibniz se veut “l’avocat de dieu” transcendant. Il restaure la finalité, la providence (théodicée) et oppose au matérialisme un idéalisme spiritualiste (monadologie). Il pose ainsi les bases pour Hegel et Kant, dont l’effort va consister à subvertir la Raison pour tenter de la rendre à nouveau compatible avec la théologie.
Kant. A la fin du XVIIIe siècle, il apparait que la science conduit au matérialisme athée et détruit la croyance religieuse. Pour tous ceux qui sont incapable d’accepter cette vérité et veulent conserver leur foi, il faut trouver une échappatoire. Kant arrive alors avec sa Critique de la Raison Pure, dans laquelle il déclare avoir découvert des limites à la Raison qui permettent de “couper les racines du matérialisme, du déterminisme, de l'athéisme, de l'incrédulité des esprits forts”[345]. En cela, Kant ne diffère guère de l'évêque Berkeley qui écrivait déjà dans sa préface aux dialogues d'Hylas et de Philonoüs: “si ces principes sont acceptés et regardés comme vrais, il s'ensuit que l'athéisme et le scepticisme sont du même coup complètement abattus”. Kant nous avoue encore plus clairement ses intentions lorsqu’il nous explique qu'il a dû “supprimer le savoir pour lui substituer la croyance”[346], car “une foi raisonnable, seule possible à nous, sera estimée suffisante (peut-être plus salutaire encore que le savoir) pour nos besoins”[347]. Ainsi, Kant conclut son œuvre majeure en affirmant qu’il a établi un “rempart”, afin que la Raison humaine soit “bridée” et que le monde soit préservé “des dévastations que sinon une raison spéculative susciterait dans la religion”[348]. Il souligne que “ce n’est pas non plus un service de peu d’importance que celui [que son œuvre] rend à la théologie, puisqu’elle l’affranchit du jugement de la spéculation dogmatique, et la met en parfaite sécurité contre toutes les attaques de ces sortes d’adversaires”[349]. “La croyance en un Dieu et en un autre monde est à ce point liée à ma disposition morale que tout aussi peu suis-je exposé à perdre cette disposition, tout aussi peu ai-je à craindre de pouvoir jamais me voir ravir cette croyance [..] Il reste assez de ressources pour [que l’homme] craigne un être divin et un avenir. Car tout ce qui est requis pour cela, c’est qu’il ne puisse en tout cas mettre nullement en avant la certitude qu’il ne se trouve aucun Dieu, ni aucune vie future”[350].
On comprendra donc pourquoi Nietzche s'exclamait: “le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien”[351]. Kant a été l’inventeur d’une “philosophie des portes de derrière”[352] pour pouvoir “retourner à Dieu”[353]. Il n’aura été qu’un retardateur. Alain Boyer constate aussi que “Kant n'est pas tout à fait l'Aufklärer que l'on imagine souvent, le précurseur de la laïcité républicaine, le plus moderne de tous les philosophes classiques, en avance sur son temps... La récurrence du thème religieux et de la question des rapports de la science et de la foi est si flagrante chez lui qu'on m'autorisera peut-être à le voir plus comme un esprit du Grand Siècle, celui de louis XIV, que comme un citoyen de celui des lumières... Ainsi le comparer à un Blaise Pascal ne me paraît pas si incongru que cela”[354].
Kant affirme que “les concepts de réalité, de substance, de causalité, voire celui de la nécessité sont des intitulés vides quand on s’aventure à sortir du champ qui correspond aux sens”[355]. “Le principe de causalité ne s'applique aux choses que dans le premier sens, c'est-à-dire en tant qu'elles sont des objets d'expérience, tandis que, dans le second sens (la réalité non-perçue par nos sens), ces mêmes choses ne lui sont pas soumises”[356]. Pour soutenir des telles affirmations, le grand argument de Kant, ce sont les soi-disant contradictions de la Raison pure. Kant prétend pouvoir démontrer une thèse et son contraire afin d'illustrer les limites de la Raison. Sauf que dans ses pseudo-démonstrations, il utilise le concept irrationnel de cause incausée et part de postulats sur l'espace physique incompatibles avec la physique actuelle (euclidien, non composé de parties simples...). Enfin, quand il prétend démontrer que le monde ne peut exister depuis toujours, il constate qu'un univers éternel impliquerait une série infinie dans le passé, et considère que ceci serait impossible, mais sans nous expliquer pourquoi[357] ! Ainsi, il nous impose des conclusions en parfait sophiste, sans avoir rien démontré. Le logicien Bertrand Russell a analysé les nombreuses erreurs et insuffisances des antinomies kantienne[358] et a aussi remarquablement pointé qu'en remettant l'observateur au centre, Kant n’opère nullement une révolution copernicienne mais réalise bien au contraire une “contre-révolution ptolémaïque”[359]. En effet, Kant est également connu pour avoir donné sa noblesse au spiritualisme intégral initié par Berkeley et Leibniz, qu’il perfectionne pour se prémunir de ce qu’il appelle “le danger matérialiste”[360], toutefois plutôt que de se réclamer du vieux spiritualisme, le mot "idéalisme" est désormais utilisé à la place, mais cette conception “de quelque point de vue qu'on l'envisage, n'est autre chose que le spiritualisme lui-même”[361]. En effet, Kant nous dit: “si je supprime le sujet pensant, c’est tout le monde des corps qui doit disparaître”[362] .
Après avoir rejeté la Raison universelle, Kant est désormais libre de faire ce qu'il appelle lui-même de la “théologie philosophique”[363] pour restaurer une “théologie morale”[364]. Contre la tradition qui fait reposer le désir de faire le bien sur le développement de l’amour de soi (Démocrite, Marc-Aurèle, Rousseau), chez Kant la morale est fondée sur une forme sécularisée de la soumission au dieu du monothéisme: “le respect de la loi morale est la représentation d'une valeur qui porte préjudice à mon amour-propre. Par conséquent, c'est quelque chose qui [présente une analogie avec un objet d’inclination et de crainte]”[365]. Kant introduit un retour en force du commandement de dieu grâce au concept d'impératif catégorique, qui se veut un ordre absolu et incompréhensible. Kant affirme en effet que la seule chose que nous pouvons comprendre de l'impératif catégorique, c'est son “incompréhensibilité”[366]. Il conclut sous le ciel étoilé en se réjouissant que “le spectacle d'une multitude innombrable de mondes anéantit, pour ainsi dire, mon importance”[367], un sentiment d’humilité inverse au sentiment de gloire intérieure qui fonde la vertu du sage chez Spinoza.
Nietzsche écrivait: “Comment a-t-on pu ne pas sentir à quel point l'impératif catégorique de Kant met la vie en péril ? C'est l'instinct théologique, et lui seul, qui a pris sa défense.... Une action à laquelle l'instinct de la vie nous contraint, trouve dans le plaisir qu'elle donne la preuve qu'elle est une action juste ; et ce nihiliste aux entrailles dogmatiquement chrétiennes a fait du plaisir une objection... Qu'est ce qui détruit plus rapidement que de travailler, de penser, de sentir sans nécessité intérieure, sans un choix profondément personnel, sans plaisir, comme un automate mû par le "devoir" ? C'est tout bonnement la recette de la décadence, et même de l'idiotie... Kant en est devenu idiot. Et c'était le contemporain de Goethe ! Et cette funeste araignée passait - et passe encore ! - pour le philosophe allemand par excellence !”[368].
Après avoir refondé la morale sur la croyance religieuse et l’obéissance aveugle à la loi, Kant rétablit le théologico-politique: “l'origine du pouvoir suprême est insondable pour le peuple qui y est soumis… toute autorité vient de Dieu”[369] et dévoile les exigences fanatiques de sa théologie morale: “le crime ne peut rester impuni ; si le châtiment ne frappe pas le criminel, ce sont ces descendants qui devront payer… la dette du péché doit être acquittée, un parfait innocent dû-il pour cela s’offrir en victime expiatoire”[370].
Hegel. Suite à l’échec politique de la révolution française, les théologiens profitent de la situation pour se reconstituer. Après une formation religieuse, Georg Hegel fait son entrée en philosophie avec une thèse ésotérique où il prétend justifier avec de la numérologie pourquoi le système solaire doit, selon lui, avoir précisément 7 planètes... sauf que l'on en connaît 8 aujourd’hui. La philosophie de la nature de Hegel est truffée d’aberrations de ce genre. Aussi, lorsque Hegel nous dit que “le réel est rationnel”[371], il faut au contraire comprendre qu’il veut nous inculquer qu’il ne l’est pas, tout en nous retirant les mots[372] qui nous permettraient de nous opposer à sa substitution de la Causalité logique par de la Causalité théologique. Hegel imposa pareillement une interprétation fallacieuse de Spinoza (et également de Démocrite), qui cherche à le spiritualiser et à effacer l’importance des choses singulières au profit de la seule totalité[373].
Hegel conçoit son système comme une “théodicée”[374], c'est-à-dire une tentative d’explication du mal malgré le bon dieu tout-puissant. Pour cela, le grand coup de force de Hegel a été de transposer la volonté de Dieu dans l’histoire (“la ruse de la Raison”), réintroduisant en fait seulement la vieille croyance augustinienne qui veut que le bon dieu se cache derrière les événements et guide le destin. Je laisse la conclusion à Ludwig Feuerbach, un de ses disciples, ensuite devenu très critique: “à moins d’abandonner la philosophie de Hegel, on n’abandonne pas la théologie” (thèses provisoires en vue d’une réforme de la philosophie).
Marx, le faux-matérialiste. Dans sa thèse de doctorat sur Démocrite et Epicure, Karl Marx rejette “la matière absolue” de Démocrite pour un soi-disant “monde des apparences”(II,3) chez Epicure, une interprétation fausse de l'épicurisme, en fait seulement motivée par une volonté de dénaturer le matérialisme authentique pour le transformer en du spiritualisme. Marx conclut en effet que “l'atome n'est rien d'autre que la forme naturelle de la conscience de soi abstraite, singulière”(II, IV). Ce parti pris pour des absurdités d’inspiration hégélienne et l'impasse spiritualiste à laquelle elles conduisent réapparait lorsque Marx aborde la question des origines de l’homme:
“A la question : qui a engendré le premier homme et la nature en général ? Je ne puis que te répondre : ta question est elle-même un produit de l'abstraction. Demande-toi comment tu en arrives à cette question ; demande-toi si ta question n'est pas posée en partant d'un point de vue auquel je ne puis répondre parce qu'il est absurde ? Demande-toi si cette progression existe en tant que telle pour une pensée raisonnable ? Si tu poses la question de la création de la nature et de l'homme, tu fais donc abstraction de l'homme et de la nature. Tu les poses comme n'existant pas et tu veux pourtant que je te démontre qu'ils existent. Je te dis alors : abandonne ton abstraction et tu abandonneras aussi ta question, ou bien si tu veux t'en tenir à ton abstraction, sois conséquent, et si, bien que tu penses l'homme et la nature comme n'étant pas tu penses tout de même, alors pense-toi toi-même comme n'étant pas, puisqu'aussi bien tu es nature et homme. Ne pense pas, ne m'interroge pas, car dès que tu penses et que tu m'interroges, ta façon de faire abstraction de l'être de la nature et de l'homme n'a aucun sens. Ou bien es-tu à ce point égoïste que tu poses tout comme néant et que tu veuilles être toi-même ?
Tu peux me répliquer: je ne veux pas poser le néant de la nature, etc. ; je te pose la question de l'acte de sa naissance comme j'interroge l'anatomiste sur les formations osseuses, etc. Mais, pour l'homme socialiste, tout ce qu'on appelle l'histoire universelle n'est rien d'autre que l'engendrement de l'homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l'homme ; il a donc la preuve évidente et irréfutable de son engendrement par lui-même, du processus de sa naissance”[375].
Bien qu’ils se soient réclamés du matérialisme, Marx, Engels et bon nombre de marxistes sont en fait restés enfermés dans le spiritualisme hégélien[376] et dans sa “philosophie de l’histoire qui n’est rien d’autre que la théologie de l’histoire sécularisée”[377]. Leur refus de l'origine biologique de l'être humain aboutit plus tard au refus de l'existence des gènes dans les chromosomes (affaire Lyssenko en union soviétique). Ce déni de la nature les conduit à un antihumanisme qui mène logiquement au totalitarisme. En effet, Marx rejette le matérialisme naturaliste de Feuerbach parce que celui-ci reconnait une essence à “l’individu humain isolé”. Au contraire, Marx affirme que “l’essence humaine n’est pas […] inhérente à l’individu singulier, mais que c’est l’ensemble des rapports sociaux”[378]. “Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience”[379].
Schopenhauer. Rejetant explicitement la Raison universelle, Arthur Schopenhauer fonde au contraire sa doctrine sur le principe de Raison limité: “Ma dissertation sur le principe de Raison a justement pour but d’établir que... l’objet suppose perpétuellement le sujet comme son corrélatif nécessaire: celui-ci reste donc toujours en dehors de la juridiction du principe de Raison.... Il faut avant tout avoir compris, avec l’aide de cet écrit, ce que c’est que le principe de Raison suffisante, ce qu’il signifie, à quoi il s’étend et à quoi il ne s’applique pas, et enfin qu’il ne préexiste pas avant toutes choses, en telle manière que le monde entier existerait seulement en conséquence de ce principe et en conformité avec lui”[380].
Schopenhauer se veut le successeur du spiritualisme de Kant. Cependant conscient des problèmes engendrés par cette conception, il tente de réaliser un dépassement en admettant que “le sujet connaissant est un produit de la matière”, tout en continuant de nier l'existence d'un monde matériel externe à la conscience: “point d’objet sans sujet” “l'hypothèse d'un monde extérieur existant en dehors de la conscience et indépendamment d'elle, est profondément absurde”[381]. Il nous propose ainsi une synthèse prétendument subtile entre spiritualisme et matérialisme, mais qui en l'absence d'élément décisif pour soutenir la cohérence d'une telle curiosité inintelligible est seulement une contradiction dissimulée. Assumant les conséquences de son idéalisme spiritualiste, il exclut la possibilité d’événements géologiques ayant précédé toute vie sur Terre[382].
Pour Schopenhauer, la réalité est gouvernée par une mystérieuse force vitaliste qu'il appelle “la volonté”. Il nous dit à son sujet: “on ne comprendra jamais la volonté. Elle ne sera jamais ramenée à autre chose, elle ne pourra jamais être expliquée par autre chose. Seul en effet elle est le motif inexplicable de toutes choses”[383]. Ce pseudo-dieu n'est donc qu'une nouvelle variante de la cause incausée. Dans la même ligne, Schopenhauer affirme l’incapacité de la science à saisir le fond des choses. Selon lui, les phénomènes sont irréductibles et ne peuvent être ramenés à des lois plus générales, rejoignant ici le positivisme d’Auguste Comte. Au XXe siècle, la science réalisa pourtant le dépassement concret de pratiquement toutes les impossibilités exposées par ces pseudo-philosophes du XIXe. Dans le même temps, Schopenhauer croyait fortement dans la magie, le spiritisme, le magnétisme animal, les apparitions de spectres... et voyait dans ces superstitions des “confirmations” de sa doctrine (Mémoires sur les sciences occultes ; Essai sur les apparitions et les faits qui s’y rattachent).
Malgré ces forts relents d'obscurantisme, Schopenhauer fait preuve d'une certaine lucidité envers ce que cachent ses contemporains qu'il qualifie assez justement de “philosophâtres”, en remarquant que “des motifs théologiques exercent une secrète influence sur un bon nombre d'entre eux”[384], et dénonce le fait que “l'effort philosophique consiste, depuis près de cinquante ans, en toutes sortes de tentatives pour introduire doucement la théologie”[385]. En cela, il annonce Nietzsche...
La condamnation de Nietzsche. “Les allemands me comprendront sans peine si je dis que la philosophie est corrompue par du sang de théologien... la philosophie allemande est au fond une théologie dissimulée... Kant, tout comme Luther, tout comme Leibniz, fut une entrave à la probité allemande, déjà mal assurée”[386]. “Les allemands n’ont inscrit dans l’histoire intellectuelle que des noms douteux, ils n’ont jamais produit que d’inconscients faussaires (ce mot convient à Fichte, Schelling, Schopenhauer, Hegel, Schleiermacher, tout autant qu’à Kant et Leibniz)”[387].
“J'ai rencontré l'instinct théologique de l'arrogance partout où l'on se prétend « idéaliste » ("idéaliste" signifie ici spiritualiste), partout où au nom d'une origine supérieure, on prétend avoir le droit de considérer la réalité d'en haut et de loin... L'idéaliste, tout comme le prêtre, a en main toutes les grandes idées, et il en joue avec un mépris condescendant contre "l'intelligence", les "sens", les "honneurs", le "bien-être", la "science" : il sent tout cela au-dessous de lui, comme des forces nuisibles et tentatrices, au-dessus desquelles "l'esprit" plane comme un pur solipsisme du pour soi... Cet instinct théologique je l'ai mis à jour un peu près partout : il est la forme la plus répandue, la plus proprement souterraine de fausseté qu'il y ait au monde. Ce qu'un théologien ressent comme vrai doit nécessairement être faux: voilà un critère à peu près infaillible de la vérité.”[388]
“Séparer le monde en un monde « réel » et un monde des « apparences », soit à la façon du christianisme, soit à la façon de Kant (un chrétien perfide, en fin de compte), ce n’est là qu’une suggestion de la décadence, un symptôme de la vie déclinante.”[389]
“Platon a dévié tous les instincts fondamentaux des Hellènes, je le trouve si imprégné de morale, si chrétien avant la lettre... je suis tenté d'employer à l'égard de tout le phénomène Platon, plutôt que tout autre épithète, celle de "haute fumisterie" ou, si l'on préfère d'idéalisme... Platon est lâche devant la réalité, par conséquent il se réfugie dans l’idéal (« idéal » signifie en fait ici le spiritualisme)”[390].
“Depuis Platon, tous les théologiens et philosophes suivent la même voie”[391]. “Je suis bien d'avis que tous les maîtres et les meneurs de l'humanité, tous théologiens les uns comme les autres, étaient tous aussi décadents... Zarathoustra est plus sincère que tout autre penseur. Sa doctrine, et sa doctrine seule, a pour suprême vertu la sincérité, c'est-à-dire le contraire de la lâcheté des “idéalistes” qui prennent la fuite devant le réel”[392].
Ainsi, Friedrich Nietzsche est certainement l'auteur qui a le plus clairement dénoncé que ce qui nous est habituellement présenté comme les "grands philosophes" n’est en fait qu'une bande de théologiens. Le nom de Nietzsche est désormais devenu célèbre. Sa critique a-t-elle été entendue et écoutée ? Examinons les grands noms de la philosophie après lui, et voyons si la corruption de la philosophie par le spiritualisme et la théologie a enfin cessé...
Bergson. Plutôt que de tenter de résister face aux avancées du matérialisme scientifique, Bergson fait partie des adversaires qui feignent d'accepter le nouveau rapport de force pour mieux se reconstituer chez l’ennemi. Ainsi, Bergson ne cessera d'essayer de trouver des qualités spirituelles à la matière. Au lieu de passer bêtement pour un réactionnaire, il veut apparaître comme celui qui met à jour “l’élan vital”, mais la plus haute intensité de cet élan serait, selon lui, atteinte par le “mysticisme chrétien”[393] ! Bergson finira par avouer la conclusion de son cheminement: “mes réflexions m'ont amené de plus en plus près du catholicisme” (testament de 1937). Il s'illustra également par un ouvrage contre la relativité d'Einstein (Durée et Simultanéité).
Dans son pamphlet, George Politzer conclut: “le bergsonisme a été produit par ce mouvement du XIXe siècle qui représente en face du perfectionnement définitif du matérialisme, le retour offensif de l'idéalisme... [Bergson] fait partie de ceux qui voulaient liquider le matérialisme en faveur du christianisme... l'armée des prêtres ne pouvait se reconstituer qu'en toute sécurité. Le néo-kantisme était sa première ligne de défense, le bergsonisme la seconde”[394].
Wittgenstein. Le but de Ludwig Wittgenstein est assez similaire à celui de Kant. Wittgenstein affirme qu’il existe des limites au langage pour taire toute discussion critique sur la croyance religieuse. Cela ne l’empêche cependant pas d’affirmer: “l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale” “il y a assurément de l'indicible. Il se montre, c'est le mystique” “ce qui est mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il soit” “le sens du monde doit se trouver en dehors du monde”[395]. Le positivisme logique et le tournant linguistique de la philosophie analytique n’ont pas toujours été un tremplin vers plus de rationalité, mais trop souvent une manière de suggérer des idées mystico-religieuses, avec seulement une apparence de scientificité.
La Phénoménologie. Au début du XXe siècle, Edmond Husserl créé une nouvelle variante de spiritualisme appelée phénoménologie: “l’existence de la nature ne peut pas être la condition de l’existence de la conscience, puisque la nature elle-même est un corrélât de la conscience”[396]. L’arbitraire spiritualiste des phénoménologues a été responsable d’un abaissement de la pensée qui enchantait Jean-Paul Sartre, lui qui trouvait au contraire que “la pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant à la série des apparitions qui le manifestent”[397], illustrant à nouveau que le spiritualisme n'est pas seulement l'apanage des crypto-théologiens, mais souvent aussi des idéologues marxisants. Avec Lévinas, Ricœur, Henry, Marion... on a ensuite assisté au “tournant théologique de la phénoménologie”[398], qui rejoint en fait l’inspiration antirationaliste de départ. A la question de savoir quel était le problème fondamental de la philosophie, Husserl avait déjà répondu: “Mais le problème de Dieu, naturellement !” “La vie d’un homme n’est rien d’autre qu’un chemin vers Dieu. J’ai essayé de parvenir au but sans l’idée de la théologie, ses preuves, ses méthodes, en d’autres termes, j’ai voulu atteindre Dieu sans Dieu. Il me fallait éliminer Dieu de ma pensée scientifique pour ouvrir la voie à ceux qui ne connaissaient pas la route sûre de la foi passant par l’Eglise. Je suis conscient du danger que comporte un tel procédé et du risque que j’aurais moi-même couru si je ne m’étais pas senti profondément lié à Dieu et chrétien du fond du cœur”[399].
Pour le plus important des représentants de cette école, la biographie est particulièrement instructive. Martin Heidegger a fait des études de théologie catholique, et se destinait à une chaire de “philosophie catholique”. Il se considère d’ailleurs lui-même comme un “théologien chrétien”[400] et admet que “sans cette provenance théologique, je ne serais jamais parvenu sur mon chemin de pensée”[401]. Point culminent des anti-lumières qui aboutissent au nazisme[402], avec lui on retrouve tous les fondamentaux de la réaction théologique contre la modernité: condamnation du rationalisme cartésien, du progrès, de la science, des penseurs matérialistes et même de l’humanisme.
La recette des ennemis de la Raison a presque toujours été la même: il faut briser l’unité de la rationalité qui lui confère son universalité. Plutôt que d’attaquer de front, il est plus efficace de procéder de façon sournoise en prétextant dévoiler une subtilité ignorée jusque-là. Pour échapper au rationalisme démocritéen, Platon distingua deux types de causes prétendument totalement indépendantes (la cause intellectuelle et la cause matérielle) et Aristote en inventa quatre[403]. De même, pour échapper au rationalisme cartésien et spinoziste, Jacobi affirma l’existence d’une distinction fondamentale entre la Raison intuitive (vernunft) et l'entendement (verstand), tandis que Leibniz, Wolf et Schopenhauer distinguèrent eux absolument la cause de la raison[404]. La séparation heideggérienne de l'être et de l'étant ne fut qu’une énième manière de s’opposer à l’universalité de la Raison. En effet, d’après Heidegger, “seul l’étant a une raison […] l’être au contraire demeure sans raison, c’est-à-dire maintenant sans pourquoi”[405]. Heidegger mène ainsi une “guerre à couteau tiré au rationalisme”[406], et se convainc que “la science ne pense pas”[407].
Le Relativisme Déconstructeur. Déstabilisés par leurs échecs, les judéo-chrétiens et les marxistes trouvent dans le relativisme l’espace d’une survivance et un nouveau moyen de s’affranchir de la Raison pour promouvoir leurs valeurs. Dans les années 1920, la relativité d’Einstein est tellement invoquée pour favoriser le relativisme culturel que cet usage abusif fait presque regretter à Einstein de ne pas l’avoir appelée théorie des invariants[408]. Afin de détruire les valeurs classiques, l’école de Francfort attaque la Raison jugée “dictatoriale, totalitaire”[409], tandis que les postmodernes rejettent également son primat et la voient comme une norme machiste à dépasser. L’idéologie relativiste qui s’était déjà répandue dans les milieux artistiques, et avait aboli le beau en art (Picasso, Duchamp, Dali…), prend le pouvoir en Occident vers 1960-1970 pour détruire le vrai. Cette dégénérescence atteint son paroxysme avec Michel Foucault, communiant avec les théologiens dans la condamnation de la “Raison occidentale”[410], réhabilitant la folie et rouvrant le bal des impostures intellectuelles[411]. Là, les judéo-christiano-marxistes se réconcilient avec les droits de l’homme qu’ils condamnaient auparavant[412], et pervertissent l’héritage des Lumières.
L’égalité juridique proclamée par l’article Ier des droits de l’homme de 1789 n’admet de distinctions sociales entre les citoyens que celles justifiées par de réelles différences liées à l’utilité commune ; mais cette conception inspirée par le matérialisme cosmique et la méritocratie romaine[413] n’est donc pas un égalitarisme absolu des individus en tout point qui, s’il pouvait s’accomplir, serait une uniformisation généralisée, qui produirait un monde inintéressant. Or, la réinterprétation spiritualo-christiano-marxiste des droits de l’homme a propagé le mensonge d’une égalité absolue entre les êtres, et cette nouvelle religion rejette, contre la science, l’existence des races, le rôle de la génétique dans l’orientation sexuelle, proclame l’égalité de toutes les civilisations dans l’histoire, relativise toute vérité à la culture, et abolit la prééminence de la Raison menant à l’indifférenciation de l’homme et de l’animal. Pour l’accomplissement de ses utopies égalitaristes, le marxisme sociétal nie l’existence d’écarts statistiques moyens entre les sexes, les races, les classes sociales ou tout autre type de groupe humain. Face aux différences malgré tout constatées, la morale judéo-chrétienne vengeuse et culpabilisatrice dénonce un éternel oppresseur, au lieu de reconnaitre que ces différences sont en partie dues à des variations biologiques naturelles et qu’il faut chercher à progresser, y compris en tant que groupes, par des politiques familiales favorisant légèrement la natalité des meilleurs, pour poursuivre, en douceur, l’amélioration progressive des différentes composantes de l’humanité.
Pareillement, l’universalisme de la Raison est d’abord un universalisme du philosophe qui découvre ce qui est vrai dans la nature et dans l’humanité, au-delà de sa culture d’origine. Ceci crée une communauté de compréhension et de valeurs morales entre philosophe-scientifiques provenant d’horizons variés, et favorise l’entente entre les différents peuples ; mais cet universalisme philosophique n’a donc pas de sens appliqué aux non-philosophes, qui ne se sont pas élevés au culte de la Raison, mais restent essentiellement structurés par leurs particularismes culturels et leur religion d’origine. Par conséquent, l’universalisme relativiste, avec son chaos multiculturaliste, est un dévoiement de l’universalisme philosophique et un renoncement au combat des Lumières pour libérer les hommes de l’emprise des religions.
Depuis Kant, le christianisme s’est sécularisé. Devenu invisible, il reste pourtant omniprésent. En l’absence d’une véritable renaissance païenne pour refonder une religion de l’intelligence, les valeurs judéo-chrétiennes perdurent et alimentent la déraison. Après l'échec politique des réactionnaires anti-Lumières, l'aile droite du christianisme s'est certes effondrée, mais sans prise du pouvoir des vraies Lumières, c'est mécaniquement toute l'aile gauche du christianisme qui s’est trouvée favorisée. Les vieilles valeurs droitières autoritaires de l'église (foi aveugle, croyance, obéissance, intolérance des autres dieux, théocratie, absolutisme dogmatique, platonisme anti-progrès, conservatisme social, natalisme conquérant) laissent place aux folies gauchistes évangéliques (pacifisme suicidaire, haine de la puissance et de la richesse, égalitarisme communiste, antinatalisme monastique, immigrationnisme, inversion des valeurs, héroïsation victimaire, culpabilisation antiraciste, féministe, wokiste… du marxisme culturel).
Au XXIe siècle, la haine de la Raison a provoqué, pour une seconde fois, le déclin de l’Occident. La situation rappelle celle décrite par Celse, au IIe siècle, conscient que l’empire romain tirait son antique puissance de la supériorité de la “Raison grecque”[414] sur l’irrationalisme barbare, mais qui redoutait la chute future de sa civilisation si un terme n’était pas rapidement mis à la diffusion du christianisme. L’Occident de la Renaissance et des Lumières, auparavant phare des progrès de la rationalité dans le monde, s’est laissé gangréné de l’intérieur par le poison du relativisme généralisé et s’achemine vers la décadence ou la dissolution, avant peut-être un rebond ou quelque part, un jour, une autre renaissance…
L’état déplorable de la philosophie. La haine de la Raison, les religions et le spiritualisme pourrissent la philosophie depuis des millénaires, et je suis réaliste, tout cela ne va pas disparaître prochainement. J’aspire seulement à ce que l’on puisse gagner en maturité, en dissociant la philosophie de la théologie. Pendant des siècles, la chimie a été sous l'emprise des alchimistes. Pendant des millénaire, l'astronomie a été contaminée par l’astrologie, jusqu’au XVIIe siècle, où l’on est enfin parvenu à les dissocier, en laissant ces disciplines exister séparément, malgré la présence de points communs. Tant que les théologiens passeront pour des philosophes, c’est que l’on ne sait pas faire pas la différence entre les sages et les charlatans. Tant que les ennemis de la Raison continueront de passer pour les grands esprits, il n’y aura pas de renaissance possible pour la vraie philosophie. J’aspire à ce qu’advienne plus d’exigence dans notre manière de considérer la philosophie. Le pire danger qui menace un idéal n’est pas tant le fait qu’il soit combattu, ni même le fait qu'il soit vaincu à un moment de l’histoire, car même dans ce cas, il continue au moins d’exister en tant qu’idéal. Le pire qui puisse arriver à l'idéal philosophique, c’est de continuer à faire croire que celui-ci est magnifiquement représenté par des figures comme Platon ou Kant, alors qu'en fait il a justement été vaincu, il y a bien longtemps, par ces théologiens déguisés en philosophe qui ont su habilement prétendre incarner cet idéal pour s'en emparer, l'éloigner de la quête honnête de la vérité, et le réemployer pour appuyer leurs croyances religieuses.
En
plus de ce problème millénaire de dénaturation par l'irrationnel,
l’abaissement général des ambitions des nouveaux intellectuels a
conduit à l’effacement de la philosophie. Depuis que nos modernes ont
renoncé à penser le fond des choses, leurs travaux sont au mieux
de la psychologie, de la sociologie, de l’économie
politique... Platon et Kant sont à l'évidence des contre-lumières, mais
ils avaient au moins l’intérêt de susciter notre réflexion face aux
grandes questions, même s’ils n’ont su apporter comme éclaircissement
que leurs préjugés religieux.
Sources d’Inspiration
Des poèmes, romans, musiques, films... ont inspiré l’écriture de cet essai. Aussi, j’ai parfois intégré au texte principal diverses formules, soit dans leur version originale, soit après les avoir plus ou moins réécrites, en raison de leur qualité propre, mais aussi parfois en marque de reconnaissance, pour les beaux moments que ces œuvres m’ont fait passer.
“Honore ce qu'il y a de plus puissant dans le monde : c'est ce qui gouverne toutes les choses et les pénètrent toutes. De même, honore aussi ce qu'il y a en toi de plus puissant car ceci est de même ordre que le principe universel” “Ce Genius, [le dieu intérieur] c'est l’entendement et la raison de chacun”[415] Marc-Aurèle.
“Si l'on reconnaît la suprématie de la Raison et qu’on l'applique de manière cohérente, tout le reste suit”[416] Ayn Rand.
“Je déploie mes ailes confiantes à l'air et ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, je fends les cieux et m'élève à l'infini. Et tandis que de mon globe, je jaillis vers d'autres mondes et que je pénètre toujours plus à travers les champs éthérés, j'abandonne derrière moi ce que les hommes voient de loin