Platon contre Démocrite
Page extraite de "l'Amour de la Raison Universelle"
« Sauf
dans le camp totalitaire, l’influence de Platon et d’Aristote sur
nos vies s’est il vrai largement dissipé, alors que si le nom de
Démocrite est généralement oublié, sa pensée et sa morale demeurent
vivantes
parmi nous »
Karl
Popper, la
société ouverte et ses ennemis, tome II, chapitre 11.
Sur Dieu et l’origine du cosmos
Démocrite est athée: « L'univers est infini parce qu'il n'est l'œuvre d'aucun démiurge » DK A-XXXIX
Platon est un croyant qui veut l'instauration d'un tribunal d'inquisition contre les athées: « Ce monde [...] a été formé par la providence du Dieu, [...] l’auteur n’en a fait ni deux, ni un nombre infini ; il n’est né que ce ciel unique et il n’en naîtra plus d’autre » Timée, 30c-31b « Voici la loi que nous porterons sur l'impiété. Si quelqu'un se montre impie, soit en paroles, soit en actions, celui qui en sera témoin s'y opposera et le dénoncera aux magistrats. Les premiers informés d'entre eux le traduiront conformément aux lois devant le tribunal nommé pour juger ces sortes de crimes. Si un magistrat, après avoir reçu la dénonciation, n'y donne pas suite, il pourra lui-même être poursuivi pour impiété par quiconque voudra venger la loi… les juges condamneront, suivant la loi, ceux qui sont impies par défaut de jugement, mais sans mauvais penchant ni mauvaises moeurs, à passer cinq ans au moins dans la maison de correction. Pendant ce temps, aucun citoyen ne devra frayer avec eux, sauf les magistrats du conseil de nuit, qui l'entretiendront pour son instruction et le salut de son âme. Lorsque son temps de prison sera fini, s'il paraît assagi, il ira vivre avec les citoyens vertueux ; s'il ne l'est pas, et qu'il soit convaincu de nouveau, il sera puni de mort. » Lois, livre X
Sur la nature de l’âme
Démocrite est matérialiste: « Le corps est mû par l’âme, mais l’âme est quelque chose de corporel » DK A-CIVa
Platon
est spiritualiste: «
Le Dieu a fait l’âme avant le
corps et supérieure au corps en âge et en vertu » Timée,
34c. Platon
concède toutefois que le matérialisme est “une doctrine que la plupart
des gens regardent comme la plus ingénieuse de toutes” Lois, X, 888e.
Sur la
nature de la réalité
Démocrite est un réaliste matérialiste: « A l’origine de toutes choses, il y a les atomes et le vide, tout le reste n’est que supposition » DK A-I
Platon est un spiritualiste qui pense
que le monde matériel est une illusion: «
[Les hommes] prennent pour des objets réels les ombres qu'ils voient » République,
VII, 515b (allégorie de la caverne)
Platon
fait en fait du Démocrite inversé, en remplaçant les atomes (matériels)
par la théorie des formes intelligibles (spirituelles).
Sur le rapport
sensible-intelligible
« Les
émules de Platon et de Démocrite supposaient que seuls sont vrais les
intelligibles. Mais, pour Démocrite, c’est parce que n’existe par
nature rien de sensible, étant donné que les atomes, dont la
combinaison forme toutes choses, sont par nature dépourvus de toute
qualité sensible. Pour Platon, en revanche, c’est parce que les
sensibles connaissent un perpétuel devenir, et jamais ne sont
véritablement. »
Sextus Empiricus, Contre
les mathématiciens, VIII, 6. (DK A-LIX).
Sur la vie après la mort
Démocrite ne croit pas à la vie après la mort: « Bien qu’ils ignorent la décomposition de notre nature mortelle, certains hommes, conscients des mauvaises actions dont leur vie est remplie, passent misérablement en troubles et en frayeur le temps qui leur reste à vivre, inventant des fables mensongères sur le temps qui fait suite à la mort » DK B-CCXCVII
Platon
rêve de la vie après la mort: « La mort est
un raccourci qui nous mène au but (séparer
l'âme du corps)» « Si je ne
croyais pas trouver dans l’autre
monde, d’abord d’autres dieux sages et bons, puis des hommes
meilleurs que ceux d’ici, j’aurais tort de n’être pas fâché
de mourir » Phédon,
66b, 63b. Théétète, 176.
Sur le Suicide
Démocrite a volontairement mis fin à ses jours: « Démocrite, lorsque le poids de l'âge l'avertit que les ressorts de la mémoire faiblissaient en lui, alla de lui-même offrir sa tète à la mort » Lucrèce, III ; DK A-I
Platon interdit le suicide: « Il ne faut pas se tuer avant que Dieu nous en impose la nécessité » Phédon, 62c
Sur la place de
l'homme
Démocrite est humaniste: « L’homme sage et savant est la mesure de toute chose » DK B-CCCIX
Platon
parle et pense comme un théologien: « si
Dieu le veut » Lois, I, 632e
« allons à
la grâce de Dieu » Lois,
I, 625c « Personne ne le sait,
excepté
Dieu » Apologie
de Socrate, 42a
« La soumission est juste quand elle s'adresse à Dieu,
excessive
quand elle s'adresse aux hommes. Pour les sages, Dieu c'est la loi, et
pour les insensés c'est le plaisir. » Lettre
VIII, 354e-355a « Dieu
est la vraie mesure
de toutes choses » Lois,
IV, 716c. Platon s'oppose ici à
la fois au matérialisme de Démocrite, et au relativisme de Protagoras, élève de
Démocrite, connu pour avoir dit que "l'homme est la mesure de toute
chose".
Pour Platon, «
Chacun des êtres animés est un jouet ingenieux,
sorti de la main des dieux, soit qu'ils l'aient composé pour
s'amuser, soit qu'ils aient eu quelque dessein sérieux » Lois,
I, 644d « L'homme, comme je l'ai dit plus haut, n'est qu'une
marionette inventée
par Dieu » Lois,
VII, 803c. Platon
fait de cette vue théologique une justification de ses idées politique.
En théocrate, il veut que les hommes soient soumis à la volonté de
Dieu, et qu'ils "passent leur vie,
comme il convient à des êtres qui ne sont guère que des automates".
Comme il anticipe toutefois la désapprobation du lecteur, il fait
réagir son autre personnage, Mégillos: "Tu ravales bien bas la nature humaine",
mais Platon ne retire pas sa conclusion: "Si
j'ai parlé comme je l'ai fait, c'est sous l'impression que me cause la
vue de la divinité. Je te passe donc que le genre humain n'est point
méprisable, si cela te fait plaisir, et qu'il mérite quelque
attention." Lois,
VII, 804b-c.
Sur le plaisir
Démocrite invite à des plaisirs mesurés: « L’heureuse disposition de l’âme naît de la modération du plaisir et de la mesure de la vie » DK B-CXCI « La modération accroît le plaisir, et rend la volupté encore plus grande » DK B-CCXI
Platon méprise les plaisirs corporels: « Le corps est le tombeau de l'âme » Gorgias 493a, Cratyle 400c, Phèdre 250c « Les vrais philosophes se gardent de toutes les passions du corps, leur résistent et ne s’y abandonnent pas » Phédon, 82b « L’âme du philosophe méprise profondément le corps, le fuit et cherche à s’isoler en elle-même » Phédon, 65c « [C'est] à ce but que les vrais philosophes, et eux seuls, aspirent ardemment et constamment ... [le philosophe] s’entraîne à vivre dans un état aussi voisin que possible de la mort » Phédon, 67d.
Sur l’Art
Démocrite a écrit de
nombreux ouvrages sur l’art et la musique: « des
Rythmes et de
l’Harmonie, de la Poésie, de la Beauté épique, de la Consonance et de
la
Dissonance des lettres d’Homère ou de la justesse des vers et des
termes,
du Chant, de la Diction » DK A-I
Platon
veut exclure les artistes de sa cité idéale: « [L’artiste]
est dépourvu de savoir ni d’opinion correcte quand à la beauté et à la
qualité des choses qu’il imite » République,
X, 602a
Sur l'origine des lois
Démocrite considère la loi comme un contrat entre les hommes: « Le droit est une invention des hommes » DK A-I « Les lois n’interdiraient pas à chacun de vivre selon son penchant si les gens ne se faisaient pas tord mutuellement » DK B-CCXLV
Platon veut que les lois soient perçues
comme une lettre venant de Dieu: « Est-ce
un dieu, étrangers, ou un homme à qui vous rapportez l'établissement de
vos lois ? C'est un dieu, étranger, oui, un dieu » Lois,
I, 624a. Ainsi
“L'origine du pouvoir suprême est insondable pour le peuple qui y est
soumis… toute autorité vient de Dieu” Kant (Doctrine du droit, 49) et
Paul de Tarse (nouveau testament, épître aux romains 13.1).
Sur l’éducation
Démocrite veut convaincre
du bien: « Meilleur
guide en matière de vertu
apparaît celui qui use de l’encouragement et de la persuasion verbale
plutôt que de la contrainte de la loi. Car celui que la seule
convention
détourne de l’injustice selon toute probabilité agit mal en cachette
alors que celui que la persuasion convint ne commet selon toute
probabilité
rien de répréhensible ni en cachette, ni ouvertement » DK B-CLXXXI
En complément, voir aussi
(Démocrite DK B-XLI; EP p517 et DK B-CCXXXIX; EP p557).
Platon veut imposer sa loi par l’autorité théologico-politique: « Chez vous, parmi ces lois si bien établies, une des plus belles est celle qui défend aux jeunes gens d'y rechercher ce qu'elles ont de bon et ce qu'elles ont de défectueux ; ils doivent s'accorder à dire d'une seule voix et du même cœur qu'elles ont été parfaitement conçues, puisque les dieux en sont les auteurs, et ils ne doivent en aucun façon supporter qu'on en parle autrement devant eux » Lois, I, 634e « il faut moins se glorifier d'avoir bien commandé que d'avoir bien obéi, d'abord aux lois, parce que c'est obéir aux dieux” Lois, VI, 762e
Sur la vertu
Démocrite invite à faire la justice par amour du bien, et non par peur d’une sanction: « Même lorsque tu es seul, ne dis rien ni ne fais rien de blâmable. Apprends à te respecter beaucoup plus devant ta propre conscience que devant les autres » DK B-CCXLIV. « Ne t'autorise pas du fait que personne ne connaîtra ta conduite à plus mal agir que si ton action était connue de tous. C'est devant soi-même que l'on doit manifester le plus de respect, et il faut instituer ce principe dans ton cœur: n'y laisse rien pénétrer de malhonnête » DK B-CCLXIV « Ce n’est pas la crainte mais le devoir qui doit détourner des fautes » Maxime 7 « Les nature viles ne tiennent pas les serments arrachés sous la contrainte lorsque le danger a disparu » DK B-CCXXXIX
Platon
renonce à l'idée que les hommes puissent faire le bien sans une
surveillance permanente. Les premiers dialogues de Platon défendent
l'idée que le bien est à rechercher pour lui-même (Gorgias et encore République,
II, 358a),
mais cette thèse est par la suite critiquée pour justifier
l'introduction des mesures autoritaires préconisées dans la République
puis dans les Lois: « Personne n'est juste volontairement, mais
par contrainte
» République,
II, 360c « Si quelqu'un
recevait cette licence dont j'ai parlé [le pouvoir
de devenir invisible et d’échapper à la justice],
et ne consentait jamais à commettre l'injustice, ni à toucher au bien
d'autrui, il paraîtrait le plus malheureux des hommes, et le plus
insensé, à ceux qui auraient connaissance de sa conduite » République,
II, 360d
(l’anneau de
Gygès). Pour
Platon,
l’individu n’a pas de libre-arbitre: "personne n’est volontairement méchant"
(Timée, 86-87), d’où l'utopie de prévenir
l'injustice par un état autoritaire qui placera les hommes dans
une société fermée, constament surveillée par des gardiens.
Sur l’esclavage Démocrite dénonce le traitement
inhumain des esclaves: « Les
hommes n’ont pas honte
de se déclarer heureux en [trouvant de l’or] parce qu’ils ont
creusé les profondeurs de la terre par les mains d’esclaves enchaînés
dont les uns périssent sous les éboulements et les autre soumis
pendants des
années à cette nécessité demeurent dans ce châtiment comme dans un exil
» Démocrite d’après pseudo-Hippocrate
lettre n°17. La
position de Démocrite est à relier à celle des sophistes et autres
abdéritains. En effet, Protagoras et Diagoras
auraient été des esclaves instruits et affranchis par Démocrite. Sur ce
sujet on pourra lire également l'avis éclairé de Sénèque (Lettres
à Lucilius n°47). "sans avoir besoin d’esclaves" Diogene D'Onenda. Sur le régime politique Démocrite est favorable à la démocratie:
« La
pauvreté en régime démocratique
l’emporte sur ce que chez les souverains ont appelle à tord le bonheur
pour autant que la liberté l’emporte sur l’esclavage » DK B-CCLI Platon, précurseur du communisme, a
horreur de la démocratie et veut contrôler le peuple avec des méthodes
fascistes : « Ce qui
importe le plus, c'est qu'il n'y ait personne, ni homme ni femme, qui
échappe à l'autorité
d'un chef et qui s'accoutume, soit dans les combats sérieux, soit dans
les jeux
à agir seul et de son chef, mais que toujours, en paix comme en guerre,
tout le
monde ait les yeux sur le chef, le suive et se laisse gouverner par
lui, jusque
dans les plus petites choses ; que, par exemple, lorsqu'il le commande,
on
s'arrête, on marche, on s'exerce, on prenne un bain ou un repas, […] en
un mot qu'on ne prenne pas l'habitude de faire quoi que ce soit seul,
en dehors
des autres, et qu'on ne cherche pas à connaître et qu'on ne sache
absolument
rien sans eux, mais qu'on vive tous et toujours, autant que possible,
groupés
dans une vie commune » Lois,
XII, 942a. « [Il faut] extirper de la vie entière de tout
homme, l'indépendance » Lois,
XII, 942c. Sur l’ouverture au monde Démocrite est ouvert au
monde: « Je
suis assurément de tous mes concitoyens celui qui a le
plus voyagé de tous, de part toute la Terre pour m’instruire,
j’ai vu quantité de cieux et de contrées, j’ai écouté quantité
d’hommes instruits, et nul ne m’a surpassé dans l’art de
composer des écrits accompagnés de démonstrations pas même les
géomètres
égyptiens » DK B-CCXCIX Et Enfin… « Aristoxène (Souvenirs historiques) dit
que Platon voulut
brûler tous les ouvrages de Démocrite qu’il pouvait trouver, mais
qu’il en fut empêché par Amyclas et Clinias, disciples de Pythagore, qui lui dirent
que ce
serait un acte inutile, puisque quantité de gens possédaient déjà ces
livres.
Cette tradition est exacte, car Platon, qui a cité tous les philosophes
anciens, n’a parlé nulle part de Démocrite, même là où il aurait eu
occasion de le contredire, car il savait bien qu’il s’attaquerait
alors au meilleur de tous les philosophes. »
Platon défend l’esclavage brutale et
critique l’adoucissement de cette pratique: « Quand
un esclave
a manqué, il faut le punir et ne pas s'en tenir à de simples
réprimandes comme
on ferrait avec un homme libre, ce qui le rendrait plus insolent. Toute
parole
adressée à un esclave doit être un ordre absolu et il ne faut point
jouer avec
ses esclaves, soit hommes, soit femmes, comme le font beaucoup de gens,
qui
rendent ainsi sottement leurs esclaves plus délicats »
Lois,
VI,
777e-778a « il
ne saurait y avoir d'amitié entre les esclaves et les maîtres, ni
entre les gens de rien et les hommes de mérite » Lois,
VI, 757a « il
n'y a rien de sain dans une âme d'esclave » Lois,
VI, 776e. La
position de Platon est à rapprocher de l'apologie de l'esclavage faite
par son élève Aristote dans « la politique ».
Platon
veut une société fermée: « Qu'il ne
soit permis en aucune
manière à tout citoyen au-dessous de quarante ans de voyager à
l'étranger, quelque part que ce soit, et qu'aucun n'ait le droit de
voyager à
titre privé, mais seulement au nom de l'État, en qualité de héraut,
d'ambassadeur ou de délégué aux fêtes de la Grèce » Lois,
XII, 950d-e
Diogène
Laërce, vie des philosophes
illustres, Démocrite
Note: Les élèves de Démocrite Protagoras et Diagoras "l’athée" de
Mêlos, de même qu’Anaxagore ont également subi des persécutions pour
impiété: arrestation, livres brûlés, exil, condamnation à mort…
Dans
son dialogue, Les Lois, (livre X), Platon
réclame la peine
de mort pour ceux qui prétendent que les choses arrivent selon “la
nature et le
hasard”, cette “doctrine que beaucoup de gens
regardent comme la plus ingénieuse de toutes”. Qui
Platon vise-t-il ? Démocrite ? Empédocle ? ou
tous les philosophes de la nature ?
« Whitehead a dit: "La philosophie se résume à des notes au bas de Platon". Pour moi, c'est le contraire: la philosophie se résume à tout ce qui réfute le platonisme »
Clément Rosset, interview par L'Express le 01/12/1999« C'est perdre son temps que d'étudier la philosophie de Platon »
Diogène de Sinope d'après Diogene Laërce.
► Penser avec Démocrite: présentation générale de
l'essai « l’Amour de la Raison
Universelle »
►
Platon contre
les
philosophes de la nature ► La
corruption de la philosophie par le spiritualisme et la religion ►
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