La Signification de l’épicurisme
Dans l'antiquité, le philosophe Grec, Epicure avait créé une école dans
son jardin. Sur son portail était inscrit: « Hôte, ici tu seras heureux, le
souverain bien y est le plaisir ». A l'époque, cette affirmation
fit scandale,
et la signification de ce qu'Epicure entendait par plaisir a depuis été
sujet à autant d'interprétations contradictoires...
Nietzsche
parlait "d'idylle héroïque" pour
qualifier la philosophie d'Epicure. Je
reconnais en Nietzsche
l'un des
rares à avoir perçu la signification profonde de l'épicurisme: ce bonheur
lumineux, venant d'un héroïsme existentiel, qui jouit du
triomphe sur les peurs et malheurs de la vie présente.
Erreur
courante: faire d'Epicure un débauché
Erreur des érudits: faire d'Epicure un ascète
Certains commentateurs
sont tombés dans l’excès inverse et
considèrent qu’Epicure réduit le plaisir uniquement aux besoins
minimaux du
corps (boire de l’eau et manger du pain). C’est la thèse que reprend
notamment
Michel Onfray dans sa contre-histoire
de la philosophie. Il est vrai que
certains témoignages peuvent donner l’impression
d’ascétisme, cependant il faut remettre ces sources dans leur contexte.
On
oublie trop souvent de rappeler qu’Epicure a vécu la famine suite
à un siège à Athènes et qu’il a sauvé
ses disciples
en rationnant la nourriture (il aurait compter les fèves d'après
Plutarque, Démétrius, 34), ce qui explique
l’importance de sa théorie sur la suffisance au strict besoin
nécessaire dans
l’adversité, mais qui n’est pas un ascétisme comme but en soi.
Epicure
précise en effet :
A ce propos, on remarque rarement que les textes
moraux dont nous disposons
(la lettre à Ménécée et les citations de Sénèque) sont des défenses
contre
les accusations de débauche. Nous n’avons pas les premiers textes
d’Epicure qui
devaient être plus hédonistes. Autre point litigieux, la version
originale de la maxime
vaticane n°33 ne dit pas que celui qui n’a ni faim, ni soif
« rivalise de
bonheur avec Zeus », mais seulement
« qu’il peut lutter pour le
bonheur » (voir Jean-François Balaudé, Epicure,
p213, note5 et Julien l'apostat, sixième discours contre les cyniques ignorants).
Diogène Laërce nous dit
que selon Epicure "le bonheur se
conçoit en deux sens"
[121] Le bonheur désigne à la fois bonheur constant du sage/dieu et
également le
bonheur qui varie en intensité selon l'adjonction ou la soustraction
des plaisirs. Ainsi: « [Epicure] est en désaccord avec
les Cyrénaïques sur la théorie du plaisir. Ceux-ci mettent le plaisir,
non dans
le repos, mais dans le mouvement. Épicure accepte les deux, qu’il
s’agisse de
l’âme ou du corps…. [Les épicuriens] disent : « Le plaisir, c’est
ce qui est en repos, et ce qui est en mouvement. » Et Épicure dit dans
le livre
du Choix : «
L’ataraxie, l’absence de douleur sont des plaisirs en
repos, la joie et l’allégresse sont des plaisirs en mouvement » [136].
Si
l’épicurisme était un
ascétisme, Epicure aurait seulement accepté les plaisirs en repos
(méditation,
indépendance) et aurait condamné les plaisirs en mouvement, or il
considère les
deux.
Pour mieux montrer l'erreur de l'interprétation
ascétique, je rappelle
les extraits suivants:
« Si les causes qui
produisent les plaisirs des débauchés défaisaient les craintes de la
pensée,
[…] nous n’aurions rien, jamais, à leur reprocher, eux qui seraient
emplis de
tous côtés par les plaisirs […] »
Epicure, Maxime
Vaticane X
« Pour
moi, je ne sais pas ce que je pourrai appeler bien, si j’ôte les
plaisirs de la table, de l’amour, de la conversation, et des belles
choses. »
Epicure, conclusion de son ouvrage perdu des fins, cité par
Diogène Laerce et évoqué aussi par Cicéron dans son "des fins", II, III
et par Plutarque.
«
le Sage doit sans cesse se partager entre le souvenir des plaisirs
qu'il a goûtés, et l'espérance de ceux qu'il attend. »
Epicure d'après Cicéron, Tusculanes. Us 439.
« L’habitude
d’une vie simple et modeste […] permet de mieux goûter une vie
opulente, à
l’occasion […] »
Epicure, lettre à ménécée
« On
ne se prive pas des plaisirs de Vénus »
Lucrèce, Livre V.
« Tout
plaisir est de part sa nature même un bien »
Epicure, lettre à ménécée
« Toi
qui ne seras plus demain, tu diffères la joie, mais la vie périt par le
délai,
et chacun d’entre nous meurt à se priver de loisirs »
Epicure, Maxime
Vaticane 14.
Ici,
l’opposition avec le bouddhisme est saisissante. En effet, pour
Bouddha:
« L'homme qui s'attache à cueillir les plaisirs comme des fleurs,
est
saisi par la mort qui l'emportera comme un torrent débordé emporte un
village
endormi »
Dhammapada
Ce dernier point est
peut-être le plus important. Pour Epicure la vie du sage est remplie du
souvenir des plaisirs cueillis et du bien accompli : « C’est à l’heureux
et dernier
jour de ma vie que je t’écris cette lettre. Mes intestins et ma vessie
me
causent une souffrance inexprimable. Mais pour compenser toutes ces
douleurs,
je puise une grande joie dans le souvenir qui restera de mes ouvrages
et de mes
discours (testament d’Epicure, DL) ». Lucrèce
condamne les insensés qui ne savent pas recueillir
le plaisir et le perde dans un « vase sans fond » (De
la nature, III, 936-939, VI, 17).
Remarquons que chez Lucrèce, la critique des excès du désir touche peu le citoyen commun mais est presque exclusivement dirigée contre les excès des dirigeants politiques. En effet, Lucrèce dénonce le désir de "l'or et la pourpre", "les trônes", "les trésors", "les statues, les honneurs" et toutes les guerres et crimes commis pour acquérir toute cette fausse gloire (II, 1-39, V, 1113-1140, 1422-1435) bref... Lucrèce condamne déjà à son époque le faste monarchique, la courtisanerie, les intrigues de palais et les assassinats politiques qui séviront durant l'empire romain jusqu'à l'avenant des Antonins, les meilleurs empereurs romains, sous influence épicurienne via Plotine (voir ci-dessous).
Ainsi, bien qu’il me semble
incontestable qu’il y avait une volonté
de modération des désirs et de suffisance à soi chez les épicuriens, je
pense toutefois, comme d’autres (Geneviève
Rodis-Lewis, Jean Salem…) que l’interprétation ascétique est
incorrecte. Conclure qu’Epicure demanderait de satisfaire seulement les
désirs
nécessaires du corps serait contradictoire avec sa maxime capitale 21
qui recommande au contraire de « satisfaire les désirs nécessaires et
les désirs naturels »,
mais même ce résumé de la doctrine doit être interprété avec prudence
car la pratique de l'amitié, de la philosophie (et d'autres activités
issus de témoignagnes sur la vie d'Epicure, voir plus bas)
n'apparaissent pas clairement dans cette classification des désirs. Il
y a donc vraisemblablement au moins une certains maladresse de la
part d'Epicure dans l'expositon de sa doctrine, source de biens des
polémiques. A ce propos, il est intéressant de noter que Cicéron
déclare que les
épicuriens "agissent mieux qu'ils
ne parlent"
(des fins, II, XXV), autrement dit différement que ce que les
adversaires ou
une lecture trop rigoriste de leurs principes conduirait à déduire.
Autres erreurs dues à des lectures trop catégoriques
Pour Epicure, le plaisir est notre guide intérieur qui
doit nous
orienter dans nos choix contre les conventions sociales et les opinions
vides. Sa
théorie du plaisir est presque plus un humanisme qu’un hédonisme.
Epicure donne
souvent des recommandations sur ce que doit faire selon lui le
sage, mais il n’édicte pas de lois, car tous les hommes n’ont pas la
même nature. Il n’y a pas d’interdits, ni d’obligations
dans l’épicurisme. Beaucoup de commentateurs ne semblent pas avoir
compris
cela, ce qui me semble être le cœur même de cette philosophie qui juge
tous ses choix sur le plaisir qu'ils produisent et refuse aucune autre
autorité. Voyez par
exemple :
Si Epicure semble penser que le sage ne doit généralement pas se marier ni avoir des
enfants, il pourra néanmoins le faire dans certaines circonstances.
Métrodore, « le second Epicure » était marié, et avait des
enfants,
dont Epicure pris soin après sa mort. Epicure soutient également le
marriage de la fille de Métrodore, suggérant que sa critique du marriage
vaut probablement pour le sage (qui est un éducateur), mais pas pour les individus plus ordinaires. Diogène
Laerce.
Si Epicure rejette le poids institutionnel de la culture: « Je
crache sur ce beau et ceux qui l’admire à vide, si
il ne produit pas le plaisir » « Il faut honorer la noblesse, les
vertus et toutes les choses de cette sorte, si elles produisent le
plaisir. Sinon, non. » (Epicure, d’après Athénée; Us 70),
il ne rejette pas l’art qui produit du plaisir. Ainsi, il
allait dès le matin au théatre pour écouter les joueurs de flûte. Au
jardin, on
réalisait des tableaux des moments mémorables (ex : Colotès à
genoux
vénérant Epicure, d’après Plutarque dans ses traités anti-épicuriens).
Pline
mentionne également un tableau de l’épicurienne Léontium en train de
méditer. Lucrèce
et Philodème ont écrit des poèmes.
Si
Epicure pense que le sage a acquit un bien immortel que rien ne peut
retirer et reste donc heureux en lui, même sous la pire torture, il
précise que "le sage peut
s'attrister en certaines occasions" et "quand on le torture, il peut se
plaindre et gémir" Diogène
Laerce.
Si Epicure
méprise les honneurs et déconseille la politique, il
ajoute : « ceux
qui aime les honneurs et la gloire ne doivent pas rester inactifs mais
suivant
leur nature s’occuper des affaires publiques et gouverner car ils
seront
malheureux si par suite de leur inaction, ils ne peuvent pas obtenir ce
qu’ils
désirent » Us
555. (voir aussi MC VII). De plus pour Epicure, le sage servira un
monarque si l'occasion se présente d'après Diogène
Laerce.
Le même raisonnement s’applique à tous les autres domaines (voir
Pierre Gassendi, « Vie et
mœurs d’Epicure »)
A propos des épicuriens culturels en politique,
voir les exemples de:
- l'épicurien
Atticus, l'ami de Cicéron (biographie par Cornelius Nepos)
-
Cassius, assassin de Jules Caesar, justifiait ce
meurtre par des principes épicuriens ; mais on trouve
aussi beaucoup d'épicuriens qui soutenaient Jules Caesar. Certains analystes décèlent d'ailleurs chez Jules Caesar des idées proches d'Epicure. Enfin, le beau-père de Jules Caesar, et grand père d'Auguste Lucius Calpurnius Piso Caesoninus, consul en -58, fut en même temps le protecteur du philosophe épicurien Philodème de Gadara.
-
l'impératrice Plotine, femme de Trajan, attachée à
la philosophie épicurienne et protectice de cette école (Lettre à Hadrien). Elle inspira la politique sociale de Trajan. Elle
impose Hadrien comme sucesseur à Trajan et est aussi à l'origine du
marriage d'Hadrien avec Vibia Sabina qui refusera de lui donner des
enfants probablement pour en finir avec les caprices des fils
d'empereurs
(les Caligulas, les Nérons...) et obliger au contraire Hadrien à nommer
comme successeur le plus apte. En effet, Hadrien est très soucieux de sa
succession et choisi Marc-Aurèle, mais comme il est encore trop jeune, Antonin ferra la transition mais Hadrien insiste pour qu'Antonin adopte Marc-Aurèle,
permettant ainsi la perpétuation de la sagesse à la tête de l'empire
romain... Ainsi, Marc-Aurèle, l'empereur stoïcien doit indirectement sa
nommination à l'action d'une impératrice épicurienne. Mais Marc-Aurèle est
un stoïcien qui, comme Sénèque, présente des affinités et des compatibilités avec Epicure. Il
crééa d'ailleurs quatre chaires de philosophie à
Rome dont une pour l'épicurisme afin de perpétuer la sagesse antique.
Le Débat Plaisir/Vertu
Depuis
Kant, on simplifie souvent en
disant que les stoïciens défendent le plaisir de
la vertu, alors qu’Epicure
défendrait la vertu seulement parce qu’elle sert à obtenir le plaisir.
En fait,
la situation est plus complexe, car Epicure considère lui aussi qu’il
existe un
pur plaisir de la vertu (par exemple Us544). Sénèque reconnaissait
qu’“Epicure
aussi est d’avis qu’avec la vertu l’homme est heureux” (lettre à Lucilius
n°85).
Cicéron observait que la majorité de ses contemporains considéraient “qu’Epicure
enseigne qu’une action juste et honnête est à elle seule productrice de
joie”
(Des
Fins, I, VII, 25), et effectivement,
l’épicurien Torquatus “applaudit”
la doctrine du plaisir de la vertu des stoïciens (Des Fins, I, XIX, 61). A
propos des épicuriens, Cicéron concède que “le mot vertu est sur leurs lèvres
tout le temps, et ils déclarent que le plaisir est seulement l'objet du
désir
au début, et ensuite l'habitude produit une sorte de seconde nature,
qui
fournit une motivation pour de nombreuses actions ne visant pas du tout
le
plaisir” (Des Fins, V, XXV; Us 398).
Extrait
des notes de l'Amour de la Raison
Universelle
Epicure a souvent pris l’animal comme exemple, pour montrer que le
plaisir est une notion naturelle, partagée par de nombreux êtres
vivants. Il ne fait pas pour autant de la sensibilité animale son idéal
philosophique, comme semble l'avoir compris certains adversaires. En
effet plusieurs textes épicuriens nous disent que
les animaux ne
peuvent pas atteindre l’ataraxie car ils sont privés d’intellect.
Ils
sont condamnés à subir des peurs dont ils ne peuvent se libérer, au
contraire du philosophe (Philodème,
sur les dieux ; Polystrate).
Le Désir Fini et de Désir
d'Infini: La limite d'Epicure ?
"Le
temps illimité et le temps limité contiennent un plaisir égal, dès lors
qu'on a correctement pris la mesure des limites du plaisir par le
raisonnement" (SV 22).
Epicure considère que les désirs absurdes
se perdent dans
l'illimité et que l'homme doit avoir des désirs bornés et se fixer des
objectifs
atteignables (Maximes Capitales XIX, XX, XXI). Si l'on peut saluer l'effort de
rationalisation de l'existence,
Epicure commet à mon avis une erreur en liant forcément le désir
d'infini à la
déraison humaine. Epicure
laisse là un espace dans lequel viendra s'engouffrer le christianisme.
Plutarque fait, sur ce point, une critique pertinente: "le visage de la mort
que tout le monde redoute c'est celui de l'insensibilité, de l'oubli et
de l'anonymat", auquel Plutarque oppose l'espoir d'immortalité "pour subsister dans l'être et ne pas
disparaitre". (qu'il
n'est pas possible de vivre plaisamment selon les principes d'Epicure,
XXVI-fin).
Et pourtant, en opposition avec les principes énoncés dans ses maximes,
Epicure manifeste
paradoxalement lui aussi un désir d'infinitude, une nouvelle
contradition
(au moins apparante) que les adversaires comme Plutarque n'ont pas
manqué de souligner. En effet, Epicure souhaite voir son enseignement
se
poursuivre au-delà sa
mort et ne pas être oublié. Par
ailleurs, il déclare avoir acquit des
"biens immortels" et des
vision
cosmiques de l'éternité (SV n°10.
Lettre à Ménécée). Pour
beaucoup,
cela est très insuffisant face à la promesse chrétienne de résurrection
au paradis, ce qui explique en partie l'échec de l'épicurisme face à la
montée du christianisme. L'épicurisme
était une doctrine qui, comme le stoïcisme,
reposait sur une très forte exigence envers soi et un héroïsme
existentiel naturellement présent dans la culture greco-romaine mais
qui décline à partir du IIIe siècle.
Pourtant si Epicure avait mieux développé l'éternité des essences et la multiplicité de l'existence inhérente à sa théorie de la nature,
il
aurait pu battre ses adversaires religieux sur leur propre terrain,
mais malheureusement il ne l'a pas fait. Aussi, pour qu'un nouvel
épicurisme l'emporte véritablement sur les
religions traditionnelles, il faut reprendre et améliorer cette
doctrine, ce
que nous nous sommes employés de faire dans l'Amour
de la Raison Universelle.
► Epicure: Présentation, ses Dieux,
et Maximes
► La philosophie
du Bonheur et du Souverain Bien: Epicure et Spinoza
► Démocrite,
Epicure, Lucrèce: des idées scientifiques avec 2000 ans d’avance
► Présentation Générale de l'essai: « l’Amour de la Raison Universelle »
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