La corruption de la philosophie par le spiritualisme et la religion
Je
passe ici en revue les grandes figures de la
philosophie occidentale et montre
que chez la plupart, le cœur de leur pensée est contaminé par des idées
irrationnelles,
principalement
des a priori
spiritualistes et religieux.
Platon
Après
avoir été initié à la philosophie dans l’entourage de Socrate, Platon
défend un spiritualisme qui lui est propre et se radicalise au fils de
ses dialogues pour finir en théologien: “Dieu est la
mesure de toute chose” “l'homme n'est qu'une marionnette inventée par Dieu”
(Lois, IV, 716c ; VII, 803c). Platon
reprend la constatation de l’intelligibilité du réel observée par les
philosophes de la nature pour tenter de retourner cet argument contre
eux,
et défendre ses croyances
spiritualistes et religieuses. Platon croit fortement en
l’immortalité
de l’âme, un thème
récurrent dans ses dialogues ; puis après l'évolution de sa métaphysique
avec le dialogue "le Sophiste", il parle également d'un bon
dieu créateur du monde (République, II, 379; Timée 30c-31b). Platon combat l'influence grandissante des matérialistes (Sophiste, 246; Phédon, 97b; Timée, 46d; Lois, X, 886e-887). Face à eux, il est
scandalisé d'avoir à se justifier de l'existence de dieu (Lois, X, 887c). Pour cela, il a toutefois recours à l’argument de la première cause incausée (Lois, X, 895), argument repris par Aristote mais rejeté par les Lumières;
toutefois la patience de Platon face à ceux qui ne sont pas convaincus
par son argument de la cause incausée est très limitée, puisqu’il
réclame leur condamnation à mort par un
tribunal qui préfigure ce que ferra l'inquisition (Lois, X, 909a). On n'est donc guère surpris d'apprendre qu'il voulait également brûler toutes les œuvres de
Démocrite. Partageant la même logique que les intégristes religieux qui veulent interdire les plaisirs terrestres, Platon dénonce l’art et la musique comme
des imitations qui détournent de la contemplation religieuse de son ciel des
idées.
La forte proximité des conceptions de Platon et des vues généralement associées au christianisme et à l'islam a été remarquée par de nombreux auteurs. Dès le IIe siècle, c’était déjà le sentiment du philosophe païen Celse rencontrant les premiers chrétiens (Discours Vrai), et ce fut également l'opinion des lumières. “Je ne vois pas que les théologiens aient jamais enseigné autre chose que les spéculations de Platon ou d’Aristote” observait Spinoza (TTP, préface). “La philosophie de Platon fit le christianisme" concluait Voltaire (Histoire de l’établissement du christianisme, IX). “Le christianisme est du platonisme pour le peuple” écrivait Nietzsche (Par-delà bien et mal, préface). Plus intéressant encore, ce point de vue est également partagé par de nombreux religieux dont le plus célèbre des pères de l'église: “Quel besoin y a-t-il d’examiner les autres philosophes ? Aucun d'eux n'est plus proche de nous que les platoniciens” (Saint-Augustin, La cité de Dieu, 8, 4-5). |
Aristote
Dans
le premier livre de sa Métaphysique, Aristote affiche son mépris pour les
philosophes de la nature qu'il compare notamment à des "soldats inexpérimentés", et juge insuffisantes leurs explications utilisant "la seule cause matérielle", comme son maître Platon. Il se lance alors dans une réécriture des théories physiques
en y introduisant l'action de la providence, sous la forme de sa fameuse causalité finale,
un ajout que Francis Bacon tiendra pour responsable d’avoir “retardé le
progrès des sciences pour 20 siècles” (The Advancement of Learning). Aristote critique ses prédécesseurs tout au long de son œuvre sur ce point précis: “Démocrite omet de traiter de la cause finale, et ramène à la nécessité
toutes les voies de la nature” (De la Génération des animaux,
V, VII). En représentant Aristote désignant la Terre, opposé à Platon montrant le ciel, le tableau de Raphael nous éloigne donc de la vraie opposition. Même si Aristote est certes bien moins spiritualiste que son maître, sur le fond de ses conclusions il reste proche de Platon. Les scholastiques moyenâgeux ne s'y sont pas trompés. Aristote, comme Platon, sont compatibles avec la théologie, et le penseur qui s'oppose véritablement à eux c'est Démocrite. Pour Aristote, non seulement Dieu existe mais il est forcément un pur esprit immatériel: “[Dieu] n’a pas de matière [..] Le principe des êtres, l’être premier imprime le mouvement premier, mouvement éternel et unique. [..] [En plus de cette] essence première et immobile, nous voyons qu’il existe encore d’autres mouvements éternels, ceux des planètes [..] Le but de tout mouvement est donc un de ces corps divins qui se meuvent dans le ciel. [..] Une tradition venue de l’antiquité la plus reculée, et transmise à la postérité sous le voile de la fable, nous apprend que les astres sont des dieux, et que la divinité embrasse toute la nature.” (Metaphysique, XII). On remarquera la rapidité avec laquelle Aristote fait lui-même le lien entre sa réflexion métaphysique et les fables astrologiques et religieuses de son temps, au point de se demander si c'est vraiment une démarche intellectuelle honnête qui l'a guidé vers ces idées erronées, ou si la philosophie n'était pas chez lui déjà rétrogradée à n'être que la servante de la théologie. |
les Stoïciens
Pour les stoïciens, “dieu régit l’immensité qui l’environne et qui suit en lui son modérateur et son chef. L’être actif qui est dieu est plus puissant et plus excellent que la matière passive sous sa main” (Sénèque, Lettres à Lucilius, 65: Opinions de Platon, d’Aristote et des stoïciens sur la cause première). Les stoïciens sont également des partisans d'idées créationnistes qui affirment que la nature est “le produit d’un habile ouvrier et qu’elle n’a pas été faite au hasard” (Entretiens d'Epictète, VI), au contraire des explications naturalistes que proposent Démocrite et Epicure à la même époque. Enfin, la morale stoïcienne s'appuie sur l'autorité de cette providence cosmique pour réclamer l'acceptation fataliste de son sort. Il ne faut pas se révolter, ni chercher à changer l'ordre des choses, car “c'est Dieu qui t'a mis à ce poste” te dit Epictète (Manuel). |
Descartes
René Descartes
fut un progrès important pour son temps, mais il
ne peut être tenu comme le grand représentant du rationalisme, ainsi qu'on
le croit habituellement. Selon Descartes, non seulement le bon Dieu existe, mais il est “incompréhensible”. Il crée arbitrairement des
vérités
éternelles, et il aurait tout aussi bien pu faire que 2 + 2 ne fasse pas 4, une idée
qui
scandalisa même Leibniz (Lettres à Mersenne du 15 avril et 27 mai 1630). Chez Descartes, comme chez les théologiens chrétiens, Dieu n'est pas lui-même soumis au principe de Raison. Ceci illustre la faiblesse du rationalisme de
Descartes et explique comment, malgré
sa pratique du doute, Descartes puisse mettre de côté les “vérités de la foi” (Discours de la Méthode, 3). Descartes soutient également que l’âme est immatérielle, éternelle et peut exister séparée du corps (Discours de la Méthode, 5). Il croit dogmatiquement en la possibilité d’esprits sans corps et se montre incapable d’envisager la conception matérialiste de l'esprit comme l'illustre notament ses échanges avec le néo-épicurien Pierre Gassendi, son contemporain et contradicteur. Si Descartes avait vraiment suivi la méthode qu’il s’était proposé, il aurait dû rompre, ou au moins dû prendre une distance critique avec les dogmes spirituo-religieux de son temps, mais il ne l’a pas fait. |
Locke
John Locke est souvent considéré comme l'un des précurseurs des Lumières pour sa conception de la tolérance et son empirisme, cependant son empirisme ne l'empêche pas de défendre l'existence des miracles au service de la révélation religieuse (discours sur les miracles), et sa tolérance exclut les athées (lettre sur la tolérance). |
Leibniz
Effrayé par le matérialisme et l'athéisme de Spinoza, Gottfried Leibniz initie la réaction théologique contre le rationalisme absolu issu de la frange radicale du cartésianisme qui va donner les Lumières. Leibniz se veut "l’avocat de dieu" transcendant et de la providence (théodicée), et il oppose au matérialisme un idéalisme spiritualiste (monadologie) qui pose les bases pour Hegel et Kant. |
Kant
Kant refuse que la morale puisse avoir seulement
un fondement naturel, et veut l'instauration de ce qu'il apelle lui-même une "théologie morale" (CRP, A814): "La
croyance en un Dieu et en un autre monde est à ce point liée à ma
disposition morale que tout aussi peu suis-je exposé à perdre cette
disposition, tout aussi peu ai-je à craindre de pouvoir jamais me voir
ravir cette croyance [..] Il reste assez de ressources pour qu’il
[l’homme] craigne un être divin et un avenir. Car tout ce qui est
requis pour cela, c’est qu’il ne puisse en tout cas mettre nullement en
avant la certitude qu’il ne se trouve aucun Dieu, ni aucune vie future" (CRP A829-830).
On comprendra donc pourquoi Nietzche s'exclamait: “le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien”. Kant a été
l’inventeur d’une “philosophie des portes de derrière” pour pouvoir “retourner à Dieu”. Il n’aura été qu’un “retardateur” (l’Antéchrist, 10; Le Gai Savoir, 335; Le Crépuscule des idoles, Flâneries
inactuelles, 16). De même, Alain Boyer écrivait: "Kant
n'est pas tout à fait l'Aufklärer que l'on imagine souvent, le
précurseur de la laïcité républicaine, le plus moderne de tous les
philosophes classiques, en avance sur son temps... La récurrence du
thème religieux et de la question des rapports de la science et de la
foi est si flagrante chez lui qu'on m'autorisera peut-être à le voir
plus comme un esprit du Grand Siècle, celui de louis XIV, que comme un
citoyen de celui des lumières, appelé par lui "siècle de Frédéric".
Ainsi le comparer à un Blaise Pascal ne me paraît pas si incongru que
cela." (Hors du Temps, p292 p205).
Le
grand argument de Kant, ce sont les soit-disants contradictions de
la
Raison pure. Kant prétend pouvoir démontrer une thèse et son contraire
afin d'illustrer les soit-disants limites de la Raison pure. Sauf qu'il invoque la cause incausée et des préjugés sur l'espace physique (plat, non-composé de parties simples...) incompatibles avec la physique contemporaine, et
enfin quand il prétend démontrer que le monde ne peut exister depuis
toujours, il constate en effet qu'un univers éternel impliquerait une
série infinie, mais juge que ceci serait impossible selon lui, mais
sans nous expliquer pourquoi ! Ainsi, il nous impose sa conclusion en
parfait sophiste sans avoir rien
démontré. Le logicien Bertrand Russel a analysé les nombreuses erreurs et insuffisances
des antinomies kantienne (Our knowledge of the External World) et a remarquablement souligné qu'en remettant l'observateur au centre, Kant
n'opère nullemment une nouvelle révolution copercienne mais réalise
bien au contraire une "contre-révolution ptolémaïque" (Human knowledge, introduction). En effet, Kant a surtout réussi à donner sa noblesse au spiritualisme intégral initié par Berkeley et Leibniz, toutefois plutôt que de se réclamer du vieux spiritualisme, le mot "idéalisme" est désormais utilisé à la place, mais cette conception “de quelque point de vue qu'on l'envisage, n'est autre
chose que le spiritualisme lui-même” (Paul Janet. Qu’est-ce que l’idéalisme
?). En effet, Kant nous dit: “si je supprime le sujet pensant, c’est tout le
monde des corps qui doit disparaître” (CRP, A383).
Enfin, Kant introduit un retour en force de la loi divine grâce au concept d'impératif catégorique, qui se veut
un commandement absolu et incompréhensible. Kant affirme en effet que la
seule chose que
nous pouvons comprendre de l'impératif catégorique, c'est son “incompréhensibilité”
(Fondements de la métaphysique des mœurs, remarque finale). Nietzsche écrivait à ce sujet: “Comment
a-t-on pu ne pas sentir à quel point l'impératif catégorique de Kant
met la vie en péril ? C'est l'instinct théologique, et lui seul, qui a
pris sa défense.... Une action à laquelle l'instinct de la vie nous
contraint, trouve dans le plaisir qu'elle donne la preuve qu'elle est
une action juste : et ce nihiliste aux entrailles dogmatiquement
chrétiennes a fait du plaisir une objection... Qu'est ce qui détruit
plus rapidement que de travailler, de penser, de sentir sans nécessité
intérieure, sans un choix profondément personnel, sans plaisir, comme
un automate mû par le "devoir" ? C'est tout bonnement la recette
de la décadence, et même de l'idiotie... Kant en est devenu idiot. Et
c'était le contemporain de Goethe ! Et cette funeste araignée passait -
et passe encore ! - pour le philosophe allemand par excellence !” (l’Antéchrist, 11).
Hegel
Après des études de théologie, George Hegel
fait son entrée en philosophie avec une thèse ésotérique où il prétend notamment justifier avec de la numérologie
pourquoi le système solaire doit, selon lui, avoir précisément 7 planètes... sauf que l'on en connaît 8
aujourd’hui. Hegel essaya également de récupérer Spinoza à l'aide d'une
réinterprétation erronée qui tente fallacieusement de le
spiritualiser (Pierre Macherey. Hegel ou Spinoza). Hegel conçoit son système philosophique comme une théodicée perfectionant la proposition de Leinibz, c'est-à-dire une tentative de réconcilier la croyance en un dieu à la fois bon et tout-puissant avec l'existence malgré tout du mal dans le monde. Pour cela, le grand coup de force de Hegel va être de transposer la providence dans l’histoire (la ruse de la Raison), modernisant ainsi la vieille croyance qui veut que le bon dieu se cache derrière les événements et guide le destin. Hegel nous le dit: “le contenu de la philosophie et celui de la religion sont le même” “je suis luthérien et je veux le rester” “la religion chrétienne est celle de la vérité” (Encyclopédie, Papiers posthumes, Philosophie de la religion). Je laisse la conclusion à Ludwig Feuerbach, un de ses célèbres disciples, ensuite devenu très critique: “à moins d’abandonner la philosophie de Hegel, on n’abandonne pas la théologie” (Thèses provisoires en vue d’une réforme de la philosophie, 1842). |
Marx: matérialiste ?
Les
marxistes se sont réclamés du matérialisme bien que la pensée de leur
maître soit pour le moins problématique sur cette question. En effet, dès ses premiers écrits (sa
thèse de doctorat sur Démocrite et Epicure), Karl Marx rejette “la matière absolue” de Démocrite pour un soi-disant “monde des
apparences” chez Epicure (II, 3), une interprétation
très
peu
convaincante de l'épicurisme qui ne semble en fait
motivée que par une volonté de dénaturer le matérialisme authentique
pour le transformer en du spiritualisme. Marx conclut en effet que “l'atome n'est rien d'autre que la forme naturelle de la
conscience de soi abstraite, singulière”
(II, IV). Ce
parti pris pour des absurdités d’inspiration hégélienne et l'impasse
spiritualiste à laquelle elles conduisent réapparait lorsqu'il aborde
la question des origines: “A la question : qui a engendré le premier homme et la nature en général ? Je ne puis que te répondre : ta question est elle-même un produit de l'abstraction. Demande-toi comment tu en arrives à cette question ; demande-toi si ta question n'est pas posée en partant d'un point de vue auquel je ne puis répondre parce qu'il est absurde ? Demande-toi si cette progression existe en tant que telle pour une pensée raisonnable ? Si tu poses la question de la création de la nature et de l'homme, tu fais donc abstraction de l'homme et de la nature. Tu les poses comme n'existant pas et tu veux pourtant que je te démontre qu'ils existent. Je te dis alors : abandonne ton abstraction et tu abandonneras aussi ta question, ou bien si tu veux t'en tenir à ton abstraction, sois conséquent, et si, bien que tu penses l'homme et la nature comme n'étant pas tu penses tout de même, alors pense-toi toi-même comme n'étant pas, puisqu'aussi bien tu es nature et homme. Ne pense pas, ne m'interroge pas, car dès que tu penses et que tu m'interroges, ta façon de faire abstraction de l'être de la nature et de l'homme n'a aucun sens. Ou bien es-tu à ce point égoïste que tu poses tout comme néant et que tu veuilles être toi-même ? Tu peux me répliquer: je ne veux pas poser le néant de la nature, etc. ; je te pose la question de l'acte de sa naissance comme j'interroge l'anatomiste sur les formations osseuses, etc. Mais, pour l'homme socialiste, tout ce qu'on appelle l'histoire universelle n'est rien d'autre que l'engendrement de l'homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l'homme ; il a donc la preuve évidente et irréfutable de son engendrement par lui-même, du processus de sa naissance.” (Manuscrits de 1844, propriété privée et communisme). Comme Marx, Engels et bien d'autres marxistes restent enfermés dans le spiritualisme hégelien ("La dialectique de la nature contre le matérialisme ?" Denis Collin). Ce déni catastrophique de l'existence de la nature et de l'origine biologique de l'homme aboutit au refus de l'existence des gènes dans les chromosomes (affaire Lyssenko en union soviétique) et au relativisme promu par le marxisme culturel (négation des races, théorie du genre ect..). |
Schopenhaueur
Arthur Schopenhaueur
se veut d’abord le successeur de l'idéalisme spiritualiste de Kant, et réaffirme: “point
d’objet sans sujet” “l'hypothèse d'un monde extérieur existant en dehors de la conscience et indépendamment d'elle, est profondément absurde”
(le Monde comme Volonté et comme Représentation, Le point de vue idéaliste). Conscient des problèmes générés par cette postion, il tente de réaliser un dépassement en admettant malgré tout que "le sujet connaissant est un produit de la matière",
tout en continuant de nier l'existence d'un monde matériel externe à la
conscience. Il nous propose ainsi une synthèse prétendument subtile
entre spiritualisme et matérialisme, mais qui en l'absence d'élément
décisif pour soutenir la cohérence d'une telle curiosité
inintelligible, réunit selon moi tous les attributs d'une contradiction dissimulée.
Conséquent avec l'idéalisme spiritualiste, Schopenhaueur conclut que les événements décrits par la science et s'étant déroulés avant toute vie sur Terre ne se sont en fait
jamais produit (Parerga et Paralipomena, Philosophie et science de la nature). Pour Schopenhauer, la réalité est gouvernée par une mystérieuse force vitaliste qu'il appelle "la volonté". Il nous dit à son sujet: “on ne comprendrera jamais la volonté. Elle ne sera jamais ramenée à autre chose, elle ne pourra jamais être expliquée par autre chose. Seul en effet elle est le motif inexplicable de toutes choses, ne procède de rien, tandis que tout procède d'elle” (Sur l’histoire de la philosophie). Ce pseudo-dieu n'est donc qu'une nouvelle variante de la cause incausée. Schopenhauer affirme également l’incapacité de la science à saisir le fond des choses. Pour lui, les phénomènes sont irréductibles et ne peuvent êtres ramenés à des lois plus générales, rejoingnant ici le positivisme d’Auguste Comte. Au XXe siècle, la science réalisa pourtant le dépassement concret de toutes les impossibilités exposées par les positivistes du XIXe. Dans le même temps, Schopenhaueur croyait fortement dans la magie, le spiritisme, le magnétisme animal, les apparitions de spectres... et voyait dans ces superstitions des "confirmations" de sa doctrine (Mémoires sur les sciences occultes; Essai sur les apparitions et les faits qui s’y rattachent). Malgré ces forts relents d'obscurantisme, Schopenhaueur fait toutefois preuve d'une certaine lucidité envers ce que cachent ses contemporains qu'il qualifie de "philosophâtres", en remarquant que "des motifs théologiques exercent une secrète influence sur un bon nombre d'entre eux" (essai sur le libre-arbitre), et dénonce le fait que "l'effort philosophique consiste, depuis près de cinquante ans, en toutes sortes de tentatives pour introduire doucement la théologie" (la philosophie universitaire). En cela, il anonce Nietzsche... |
La condamnation de Nietzsche
“Les allemands me comprendront sans peine si je dis que
la philosophie est corrompue par du sang de théologien... la
philosophie allemande est au fond une théologie dissimulée... Kant,
tout comme Luther, tout comme Leibniz, fut une entrave à la probité
allemande, déjà mal assurée”. “Les allemands n’ont inscrit dans
l’histoire intellectuelle que des noms douteux, ils n’ont jamais
produit que d’inconscients faussaires (ce mot convient à Fichte,
Schelling, Schopenhauer, Hegel, Schleiermacher, tout autant qu’à Kant
et Leibniz).” l’Antéchrist, 10. Ecce Homo, Le cas Wagner (Nietzsche insiste sur l'importance de ce passage dans sa lettre du 8 déc 1888 à A. Strindberg). “J'ai rencontré l'instinct théologique de l'arrogance partout où l'on se prétend « idéaliste » ("idéaliste" signifie ici spiritualiste), partout où au nom d'une origine supérieure, on prétend avoir le droit de considérer la réalité d'en haut et de loin... L'idéaliste, tout comme le prêtre, a en main toutes les grandes idées, et il en joue avec un mépris condescendant contre "l'intelligence", les "sens", les "honneurs", le "bien-être", la "science" : il sent tout cela au-dessous de lui, comme des forces nuisibles et tentatrices, au-dessus duquelles "l'esprit" plane comme un pur sollipsime du pour soi... Cet instinct théologique je l'ai mis à jour un peu près partout : il est la forme la plus répandue, la plus proprement souterraine de fausseté qu'il y ait au monde. Ce qu'un théologien ressent comme vrai doit nécessairement être faux: voilà un critère à peu près infaillible de la vérité.” “Séparer le monde en un monde « réel » et un monde des « apparences », soit à la façon du christianisme, soit à la façon de Kant (un chrétien perfide, en fin de compte), ce n’est là qu’une suggestion de la décadence, un symptôme de la vie déclinante.” “Platon a dévié tous les instincts fondamentaux des Hellènes, je le trouve si imprégné de morale, si chrétien avant la lettre... je suis tenté d'employer à l'égard de tout le phénomène Platon, plutôt que tout autre épithète, celle de "haute fumisterie" ou, si l'on préfère d'idéalisme... Platon est lâche devant la réalité, par conséquent il se réfugie dans l’idéal (spiritualiste)”. “Depuis Platon, tous les théologiens et philosophes suivent la même voie”. “Je suis bien d'avis que tous les maîtres et les meneurs de l'humanité, tous théologiens les uns comme les autres, étaient tous aussi décadents... Zarathoustra est plus sincère que tout autre penseur. Sa doctrine, et sa doctrine seule, a pour suprême vertu la sincérité, c'est-à-dire le contraire de la lâcheté des « idéalistes » qui prennent la fuite devant le réel” l’Antéchrist, 8-9. Le crépuscule des idoles, "La raison dans la philosophie" et "ce que je dois aux anciens, 2". Par-delà bien et mal, 191. Ecce homo, pourquoi je suis une fatalité.
Ainsi, Friedrich Nietzsche est certainement l'auteur qui s’est le plus clairement indigné du fait
que ce qui nous est habituellement présenté comme les "grands philosophes" n’est en fait qu'une bande de théologiens. Le nom de Nietzsche est désormais devenu
célèbre. Sa critique a-t-elle été entendue et écoutée ? Examinons les grands noms de la
philosophie après lui, et voyons si la corruption de la philosophie par le
spiritualisme et la théologie a enfin cessé...
|
Bergson
Plutôt
que de tenter de
résister face aux avancées du matérialisme scientifique, Bergson fait parti des adversaires qui feignent d'accepter le nouveau rapport de force pour
mieux se reconstituer chez l'adversaire. Ainsi, Bergson ne cessera d'essayer de trouver
des qualités spirituelles à
la matière. Au lieu de passer bêtement pour un réactionnaire, il veut apparaître comme celui qui met à jour “l’élan vital”, mais la plus haute intensité de cet élan serait selon lui atteinte par le "mysticisme chrétien" ! Bergson finira par avouer la conclusion de son cheminement: “mes réflexions m'ont amené de
plus en plus près du catholicisme” (testament de 1937). Il s'illustra également par un ouvrage contre la relativité d'Einstein (Durée et Simultanéité). Dans son pamphlet, George Politzer conclut: “le Bergsonisme a été produit par ce mouvement du XIXe siècle qui représente en face du perfectionnement définitif du matérialisme, le retour offensif de l'idéalisme... [Bergson] fait partie de ceux qui voulaient liquider le matérialisme en faveur du christianisme... l'armée des prêtres ne pouvait se reconstituer qu'en toute sécurité. Le néo-kantisme était sa première ligne de défense, le bergsonisme la seconde” (La Fin d'une Parade philosophique, 4). |
Wittgenstein
Le but de Ludwig Wittgenstein est assez similaire à celui de Kant. Wittgenstein affirme qu’il existe des limites au langage pour taire toute discussion critique sur la croyance religieuse. Cela ne l’empêche cependant pas de nous affirmer: “l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale” “il y a assurément de l'indicible. Il se montre, c'est le mystique” “ce qui est mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il soit” “le sens du monde doit se trouver en dehors du monde.” (Tractus Logico-Philosophicus 6-21 6.522, 6.44, 6.41). Le positivisme logique et le tournant linguistique de la philosophie analytique n’ont pas toujours été un tremplin vers plus de rationalité, mais trop souvent une manière de suggérer des idées mystico-religieuses, avec seulement une apparence de scientificité. |
La Phénoménologie
Au
début du XXe siècle, Edmont Husserl créé une nouvelle variante de
spiritualisme appelée phénoménologie: “l’existence de la nature ne peut pas
être la condition de l’existence de la conscience, puisque la nature elle-même
est un corrélât de la conscience” (idées directrices pour une
phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique). Cet arbitraire spiritualiste, responsable un abaissement de la
pensée, enchantait Jean-Paul Sartre qui trouvait au contraire que “la pensée moderne a réalisé un
progrès considérable en réduisant l'existant à la série des apparitions qui le
manifestent”
(L'être et le néant), illustrant ainsi que le spiritualisme n'est pas
seulement l'apanage des religieux mais comment il sert également le
subjectivisme athée, le relativisme déconstructeur et toute la déliquescence post-moderniste à laquelle on a asssité depuis (Impostures intellectuelles. Alan Sokal et Jean Bricmont ; La pensée 68. Luc Ferry et Alain Renaut).
De leur côté, les crypto-théologiens ne sont pas demeuré en reste mais ils ont su profiter de ce contexte de rejet de la Raison et de reniement des lumières pour se reconstituer. Avec Lévinas, Ricœur, Henry, Marion... on a assisté au “tournant théologique de la phénoménologie” constaté par Dominique Janicaud et Mikel Dufrenne, qui correspond en fait à l’inspiration antirationaliste de départ. A la question de savoir quel était le problème fondamental de la philosophie, Husserl avait déjà répondu: “Mais le problème de Dieu, naturellement !” “La vie d’un homme n’est rien d’autre qu’un chemin vers Dieu. J’ai essayé de parvenir au but sans l’idée de la théologie, ses preuves, ses méthodes, en d’autres termes, j’ai voulu atteindre Dieu sans Dieu. Il me fallait éliminer Dieu de ma pensée scientifique pour ouvrir la voie à ceux qui ne connaissaient pas la route sûre de la foi passant par l’Eglise. Je suis conscient du danger que comporte un tel procédé et du risque que j’aurais moi-même couru si je ne m’étais pas senti profondément lié à Dieu et chrétien du fond du coeur.” (Husserl à R. Ingarden et E. Stein). Pour
le plus célèbre des représentants de la phénoménologie, la biographie est
particulièrement instructive. Martin Heidegger a fait des études de théologie
catholique, et se destinait à une chaire de "philosophie catholique". Il se
considère d’ailleurs lui-même comme un “théologien chrétien”
(lettre à
Karl Lôwith, 19 août 1921). Point culminent des anti-lumières qui
aboutissent au nazisme (les anti-Lumières. Zeev Sternhell), avec lui on
retrouve tous les fondamentaux de la réaction théologique contre la modernité: condamnation du rationalisme cartésien, du
progrès, de la science et même rejet de l’humanisme. |
Conclusion: l’état déplorable de la
philosophie
La
théologie et le spiritualisme existent depuis des millénaires,
et je suis réaliste, tout cela ne va pas disparaître. J’aspire
seulement à ce que l’on puisse gagner en maturité, en les dissociant de
la
philosophie. Pendant des siècles, la chimie a été sous l'emprise des
alchimistes. Pendant des millénaire, l'astronomie a été contaminée par
l’astrologie, jusqu’au XVIIe siècle, où l’on est enfin parvenu à les dissocier,
en laissant ces deux disciplines exister chacune séparément, malgré
la présence de points communs ; et nous reconnaissons aujourd’hui sans difficultés que de très
grands
astronomes comme Newton et Kepler ont mélangé les genres, mais nous
savons séparer leurs travaux scientifiques de ce qui ne l’est
pas.
Il serait souhaitable
qu’advienne
plus de sérieux et d’exigence dans notre manière de considérer la
philosophie. Le
pire danger qui menace un idéal n’est pas tant le fait qu’il soit
combattu, ni
même le fait qu'il soit vaincu à un moment de l’histoire, car même dans ce cas, il
continue
au moins d’exister en tant qu’idéal. Le pire qui puisse arriver à
l'idéal philosophique,
c’est de continuer à croire que celui-ci est magnifiquement représenté par des figures comme Platon ou Kant,
alors qu'en fait cet idéal a justement été vaincu
il y a bien longtemps par ces théologiens déguisés en philosophe qui
ont su habillement prétendre incarner l'idéal philosophique pour s'en
emparer, l'éloigner de la quête honnête de la vérité, et le réemployer pour appuyer leurs croyances religieuses...
En
plus de ce problème millénaire de dénaturation par l'irrationnel, la philosophie
est
aujourd’hui menacée d’effacement. Le
positivisme, le marxisme, la phénoménologie, le post-modernisme... ont accompagné l’abaissement général de ses ambitions.
Je ne vais pas discuter ici de l’intérêt ou de la bêtise des différents
penseurs issus de ces écoles. Je souhaiterai seulement que tout cela
cesse
désormais d’être appelé philosophie. Depuis que nos modernes ont
renoncé à
penser le fond des choses, leurs travaux sont au mieux de la psychologie, de la sociologie, de l’économie politique... Platon ou Kant
sont à l'évidence des contre-lumières, mais ils avaient au moins l’intérêt de
susciter
notre pensée face aux grandes questions, même si ils
n’ont su apporter comme éclaircissement que leurs préjugés religieux.
► Les contradictions et problèmes non-résolus des conceptions spiritualistes
► Erreurs et Contradictions dans la critique de la Raison pure
► Freud et la fausse Causalité théologique
►
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