Les liens explicites entre

Démocrite, Epicure, Spinoza et Einstein

  d'après un extrait de l'Amour de la Raison Universelle



  Démocrite

           Epicure sur Démocrite: Diogène Laërce rapporte “qu’Epicure s’adonna à la philosophie après avoir lu les livres de Démocrite1. Plutarque nous dit qu’“Epicure lui-même se proclama longtemps démocritéen, ainsi que d’autres le disent et même Léontéus, l’un des plus sublimes disciples d’Epicure, en une lettre qu’il écrivit à Lycophron disant qu’Epicure honorait Démocrite, parce qu’il avait le premier atteint, un peu de loin, la droite et saine intelligence de la vérité, et que généralement tout le traité des choses naturelles s'appelait démocritéen, parce que Démocrite le premier était tombé sur les principes, et avait rencontré les fondements de la nature. Et Métrodore, dit ouvertement de la philosophie: “si Démocrite n’avait pas ouvert et montré le chemin, Epicure ne serait jamais parvenu à la sagesse”2.

        Les fragments de l’ouvrage majeur d’Epicure “De la Nature”, retrouvés à Herculanum, nous font voir qu’il construit explicitement sa pensée à partir de Démocrite qu’il évoque très fréquemment pour le compléter et corriger ce qu’il considère comme des erreurs ou des insuffisances. A examiner leurs différences, il semble qu’Epicure dénonce en fait bien plus les dérives relativistes que Protagoras, Nausiphane, et les sceptiques ont produit à partir de Démocrite que Démocrite lui-même3. La plupart des érudits qui ont étudié et comparé les textes de Démocrite et d’Epicure remarque que leurs physiques, mais également que leurs éthiques partagent une forte proximité, ce qui amène souvent à conclure que Démocrite est la source principale de la morale d’Epicure4. Après avoir rassemblé un nombre considérable de textes anciens qui nous apprennent que les stoïciens ont inventé des mensonges pour discréditer Epicure (dont il se plaignait déjà dans la lettre à Ménécée, et qui sont confirmés par Sénèque et Diogène Laërce), Pierre Gassendi concluait au XVIIe siècle que Démocrite était tenu en estime dans l’école épicurienne5, même s’il était critiqué sur de nombreux points, comme le démontre effectivement très bien le poème de Lucrèce. Depuis cette époque, de nouveaux fragments ont été découverts et sont venus conforter cette conclusion. Le disciple d’Epicure, Philodème de Gadara, cite Démocrite et prend soin de l’introduire en nous annonçant que “Démocrite n’est pas seulement l’auteur qui connaît le mieux la nature parmi les anciens, mais sa curiosité n’a rien à envier à celle des enquêteurs6 et nous dit que la position d’Epicure vis-à-vis de Démocrite était de lui “pardonner ses erreurs à travers ses critiques7. Le disciple d’Epicure, Diogène d’Oenoanda, nous explique que Démocrite a le premier découvert la réelle nature des choses, mais lui reproche de “s’être trompé d’une façon indigne de lui8 lorsqu’il s’est mis à douter de la vérité des sens.
    Extrait de l'Amour de Raison Universelle.
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 Epicure

         Spinoza sur Démocrite et Epicure: En 1674, un des contemporains de Spinoza s’étonne que celui-ci puisse nier l’existence des fantômes alors même que les “grands philosophes” Platon et Aristote y croyaient. Reconnaissant lui-même son appartenance à un courant millénaire, Spinoza lui répondit: “L'autorité de Platon, d'Aristote, etc... n'a pas grand poids pour moi ; j'aurais été surpris si vous aviez allégué Épicure, Démocrite, Lucrèce ou quelqu'un des atomistes ou partisans des atomes. Rien d'étonnant à ce que des hommes qui ont cru aux qualités occultes, aux espèces intentionnelles, aux formes substantielles et mille autres fadaises, aient imaginé des spectres et des esprits et accordé créance aux vieilles femmes pour affaiblir l'autorité de Démocrite. Ils enviaient tant son bon renom qu'ils ont brûlé tous les livres si glorieusement publiés par lui.”9 A son époque, les contemporains de Spinoza l’accusèrent de vouloir faire renaître une forme d’épicurisme, et jusqu’au début du XVIIIe siècle les premiers philosophes des lumières furent parfois appelés les “Epicurei-Spinosisti10.

        Plusieurs études spécialisées reconnaissent aujourd’hui la proximité du spinozisme et de l’épicurisme11. En résumé, au niveau physique, Spinoza et Epicure combattent la conception théologique du monde. Ils partagent l’idée que tout est déterminé par les lois, neutres moralement, de la physique que rien ne saurait jamais interrompre12. Ils croient en l’autosuffisance de la nature et en l’inhérence du mouvement à la matière, contre la cause première et autres arguments créationnistes d’Aristote et des stoïciens13. Au niveau moral, ils font du plaisir-désir le concept central de leurs éthiques14 et, en humanistes, glorifient l’individu en tant que chose singulière, au lieu de le dissoudre dans une super-structure tel le cosmos, l’état, l'histoire, la race...15, ce qui les oppose là encore aux stoïciens, même si comme ces derniers, ils trouvent un apaisement dans la conscience de la nécessité, mais cette position n’a rien à voir avec du fatalisme16. Au niveau politique, ils sont hostiles au prestige des rois et des grands conquérants17, car ils souhaitent un état qui favorise la paix, la tolérance et l’épanouissement de l’individu18. Enfin, ils voient les lois non comme des dogmes absolus et indiscutables, mais comme des contrats passés entre les hommes pour ne pas se nuire, et donc universalisables à tout le genre humain19.

        Même s’ils ont été beaucoup moins remarqués, les parallèles entre Spinoza et Démocrite sont, eux aussi, assez frappants. En particulier, ils identifient la pensée humaine rationnelle à la divinité et sont parmi les premiers, dans leurs époques, à proposer une morale basée sur l’amour de soi: “la satisfaction de soi” chez Spinoza et le “plaisir de soi-même” chez Démocrite.
    Extrait de l'Amour de Raison Universelle.
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Einstein       Einstein sur Démocrite et Epicure: Diogène Laërce raconte qu’Epicure rejeta les mythes homériques et vint à la philosophie à l'âge de 14 (ou 12) ans parce que les professeurs de lettres étaient incapables de lui expliquer d’où venait le chaos d’Hésiode. Dans ses notes autobiographiques, Einstein raconte avoir brutalement rejeté la bible à l’âge de 12 ans, lorsqu’il réalisa son incompatibilité avec la science. En 1923, il rédigea une préface pour le poème de Lucrèce dans laquelle il nous dit que “le livre de Lucrèce enchantera n’importe qui n’est pas encore complètement dominé par l’esprit de notre époque”20. Einstein correspondit toute sa vie avec son ami, le philosophe Maurice Solovine, traducteur de Démocrite et d’Epicure. Dans leurs lettres, il confie: j’ai éprouvé beaucoup de joies à la lecture de votre Epicure. Que cet homme ait dans l’ensemble raison avec son éthique, on peut à peine en douter... il a raison sur ce point que la morale ne doit pas être fondée sur la croyance, c’est-à-dire la superstition. La conception eudémoniste est même certainement juste en première approximation... il me parait cependant qu’il n’épuise pas le sujet... [Einstein discute le concept de bonheur qui ne lui paraît pas assez clair, car] plus on le regarde de près, plus il devient nébuleux”21. Dans une autre lettre où Einstein est questionné sur le sens de l’existence, il répond que, selon lui, le but de la vie est “la satisfaction des désirs22, tout en condamnant les plaisirs vides que les hommes recherchent habituellement dans le luxe et la célébrité, ce qui le rapproche effectivement de l’éthique épicurienne. Einstein disait également qu’il “aimait plus donner que recevoir23, des paroles identiques à celles d’Epicure. D’autres points communs les rapprochent, en particulier, la joie de l’enfant perçue comme un idéal24, la rébellion vis-à-vis des normes sociales25, et l’absence de peur de la mort26.

        Comme les épicuriens, Einstein affirmait ne pas craindre la mort et paraissait inaffecté par l’approche de la sienne, ni par celle des autres. Après le décès de sa sœur, pour consoler sa belle-fille Margot, il lui dit cette phrase énigmatique, que l’on croirait sortie de la bouche d’Epicure: “Etudie attentivement, très attentivement la nature, et tu comprendras tout beaucoup mieux27. Que pensait réellement Einstein ? A la lecture de ses différents textes, il me semble difficile de conclure, toutefois il a laissé quelquefois transparaître des sentiments peu éloignés de ceux produits par l’immortalité matérialiste, probablement sous l’influence de la dernière partie de l’Ethique de Spinoza. Par exemple, alors qu’il était tombé gravement malade et qu’on le croyait sur le point de succomber, son calme stupéfia son entourage. A cette occasion, il déclara: “Je me sens tellement moi-même une partie de tout ce qui vit, que je ne suis pas le moins du monde concerné par le début ou la fin de l’existence concrète d’une personne particulière dans ce flux éternel28. A la mort de son ami Michel Besso, il écrivit: “Voilà qu’il m’a précédé de peu, en quittant ce monde étrange. Cela ne signifie rien. Pour nous, physiciens dans l’âme, cette séparation entre passé, présent et avenir, ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle29.

        Après avoir lu les fragments de Démocrite, Einstein écrivit à Solovine que “parmi ses aphorismes moraux, il y en a un certain nombre qui sont réellement beaux30 et termine sa lettre par une éloge de la confiance de Démocrite en la Causalité universelle: “digne d’admiration est la ferme croyance en la Causalité physique, une Causalité qui ne s’arrête pas devant la volonté de l’Homo sapiens. Autant que je sache, c’est seulement Spinoza qui a encore été si radical et si conséquent30. Quelques mois plus tard, Einstein rédigea son premier texte sur la religiosité cosmique”31, où il nous invite à réaliser que “des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément31 (François d’Assise était un hérétique quasiment panthéiste, en tout cas aux yeux d’Einstein qui s'identifiait aux hérétiques et libres-penseurs, et se réclama aussi de “Giordano Bruno, Spinoza, Voltaire”32 lorsqu’il dénonça les nazis en 1933). A la veille de l’élection d’Hitler, Einstein s’est peut-être souvenu de la maxime de Démocrite lorsque dans un élan anti-nationaliste, il écrivit à une petite fille: “toute la Terre sera ta patrie33. Il cite à nouveau un fragment de Démocrite dans son livre “l'évolution des idées en physique34.

    Extrait de l'Amour de Raison Universelle.
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 Spinoza

     Einstein sur Spinoza: Dans ses notes autobiographiques, Einstein raconte les tourments existentiels ressentis au début de son adolescence, et comment “la contemplation de l’univers raisonna comme une libération35, un parcours qui ressemble fortement à celui dont Spinoza nous fait le récit au début du traité de la réforme de l’entendement36 et qu’il évoque aussi dans sa lettre à Oldenburg où il se démarque de la figure légendaire du Démocrite rieur. Maurice Solovine nous dit que Spinoza était au programme de leur club de lecture “Académie Olympia” (1903-1905). Einstein repris la lecture de Spinoza en 1915 et confia alors: “je crois que l’Ethique va avoir un effet permanent sur moi37. A partir de cette époque, il commença à déclarer se sentir “très proche de Spinoza38. Il fit référence à “l’Amor dei intellectualis de Spinoza39 (amour intellectuel de Dieu) à plusieurs occasions, déclara “croire au Dieu de Spinoza”40, et expliquait qu'il voulait connaître "les pensées de Dieu"41, formule poétique pour dire qu'il ambitionnait de parvenir à la connaissance la plus fondamentale des lois de la physique, elle-même directement inspirée de Spinoza, qui enseigne que "la suprême vertu de l'esprit est de comprendre, autrement dit de connaître, Dieu"42 par la connaissance du troisième genre, autrement dit découvrir la structure du cosmos grâce à la simplicité mathématique, reformulé dans le langage d'Einstein. Après que l’éclipse de 1919 ait confirmé la relativité générale, Einstein se rendit “en pèlerinage” dans l’ancienne maison de celui qu’il vénérait comme “notre maître Spinoza43. A cette occasion, il lui composa un poème qui s’ouvre ainsi: “Combien j’aime cet honnête homme / Plus qu’avec des mots ne puis le dire / Pourtant crains qu’il reste seul / Lui et son auréole rayonnante44. Il relut l'œuvre de Spinoza et sa correspondance en 1928, préfaça l’ouvrage de Dagobert Runes et fit une déclaration à la Spinoza Society of America45. Lorsqu’on le questionna sur sa croyance au Dieu de Spinoza, il répondit: “Je suis fasciné par le panthéisme de Spinoza, mais j'admire plus encore sa contribution à la pensée moderne, parce qu'il est le premier philosophe qui traite l'esprit et le corps comme unité, et non comme deux choses séparées”46. “Spinoza a été le premier à appliquer avec une stricte cohérence l'idée d'un omniprésent déterminisme sur les pensées, les sentiments et les actions humaines”47.

        Alors que beaucoup de physiciens considéraient que la révolution quantique montrait qu’il fallait abandonner l’universalité du principe de Causalité, Einstein répondait qu’il fallait seulement “élargir et affiner notre conception de la Causalité.”48La plupart du malentendu autour de cette question de la Causalité vient du fait que le principe de Causalité a été formulé de façon plutôt rudimentaire jusqu’à présent [Einstein poursuit ce commentaire en critiquant Aristote et Kant]”48. Un an avant sa mort, Einstein réaffirmait qu’“une Causalité limitée n’est plus une Causalité du tout, comme l’a bien reconnu notre merveilleux Spinoza49.

    Extrait de l'Amour de Raison Universelle.
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         ► Présentation Générale de l'essai: « l’Amour de la Raison Universelle »

Einstein: Physique quantique, univers parallèles et leurs significations pour la question du déterminisme

Le principe de Raison dans l'histoire de la philosophie

Spinoza, le premier des lumières

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