La corruption de la philosophie par le spiritualisme et la religion
Je
passe ici en revue les grandes figures de la
philosophie occidentale et montre
que chez la plupart, le cœur de leur pensée est contaminé par des idées
irrationnelles,
principalement
des a priori
spiritualistes et religieux.
Platon
![]() La forte proximité des conceptions de Platon et des vues généralement associées au monothéisme a été remarquée par de nombreux auteurs. Dès le IIe siècle, c’était déjà le sentiment du philosophe païen Celse rencontrant les premiers chrétiens (Discours Vrai), et ce fut également l'avis des lumières. “Je ne vois pas que les théologiens aient jamais enseigné autre chose que les spéculations de Platon ou d’Aristote” observait Spinoza (TTP, préface). “La philosophie de Platon fit le christianisme" concluait Voltaire (Histoire de l’établissement du christianisme, IX). “Le christianisme est du platonisme pour le peuple” écrivait Nietzsche (Par-delà bien et mal, préface). Plus intéressant encore, ce point de vue est également partagé par de nombreux religieux dont le plus célèbre des pères de l'église: “Quel besoin y a-t-il d’examiner les autres philosophes ? Aucun d'eux n'est plus proche de nous que les platoniciens” (Saint-Augustin, La cité de Dieu, 8, 4-5). |
Aristote
Dans
le premier livre de sa Métaphysique, Aristote affiche son mépris pour l![]() Selon Aristote, “Dieu [est] un être éternel, parfait. [..] Le principe des êtres, l’être premier imprime le mouvement premier, mouvement éternel et unique. [..] [il] n’a pas de matière [..] [En plus de cette] essence première et immobile, nous voyons qu’il existe encore d’autres mouvements éternels, ceux des planètes [..] Le but de tout mouvement est donc un de ces corps divins qui se meuvent dans le ciel. [..] Une tradition venue de l’antiquité la plus reculée, et transmise à la postérité sous le voile de la fable, nous apprend que les astres sont des dieux, et que la divinité embrasse toute la nature.” (Metaphysique, XII). On remarquera la rapidité avec laquelle Aristote fait lui-même le lien entre sa réflexion métaphysique et les fables astrologiques et religieuses de son temps, au point de se demander si c'est vraiment une démarche intellectuelle honnête qui l'a guidé vers ces idées erronées, ou si la philosophie n'était pas chez lui déjà rétrogradée à n'être que la servante de la théologie. |
le Stoïcisme
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Descartes
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Locke
John Locke est considéré comme l'un des précurseurs des Lumières pour sa tolérance et sa théorie empiriste. Notons, toutefois, que son empirisme ne l'empêche pas de défendre l'existence des miracles au service de la révélation religieuse (discours sur les miracles), et que sa tolérance exclut les athées (lettre sur la tolérance). |
Leibniz
Au delà de ses qualités de scientifique, en philosophie Gottfried Leibniz s’est d’abord voulu "l’avocat de dieu", de la providence (théodicée), et affirma dogmatiquement l’existence d’esprits sans corps (monadologie). |
Kant
Kant refuse que la morale puisse avoir seulement
un fondement naturel, et veut l'instauration de ce qu'il apelle lui-même une "théologie morale" (CRP, A814): "La
croyance en un Dieu et en un autre monde est à ce point liée à ma
disposition morale que tout aussi peu suis-je exposé à perdre cette
disposition, tout aussi peu ai-je à craindre de pouvoir jamais me voir
ravir cette croyance [..] Il reste assez de ressources pour qu’il
[l’homme] craigne un être divin et un avenir. Car tout ce qui est
requis pour cela, c’est qu’il ne puisse en tout cas mettre nullement en
avant la certitude qu’il ne se trouve aucun Dieu, ni aucune vie future" (CRP A829-830).
Dans la Critique de la Raison Pure, Emmanuel Kant nous explique que l'objectif de son entreprise philosophique est de nous prémunir
de ce qu'il appelle “le danger matérialiste” (CRP A383). En prétendant avoir trouvé des limites à la Raison, il pense que sa doctrine permettra de “couper les racines du
matérialisme, du déterminisme, de l'athéisme, de l'incrédulité des esprits
forts” (CRP préface). En cela, Kant ne diffère guère de l'évêque Berkeley qui écrivait déjà dans sa préface aux dialogues d'Hylas et de Philonoüs: "si
ces principes sont acceptés et regardés comme vrais, il s'ensuit que
l'athéisme et le scepticisme sont du même coup complètement abattus". Kant se dévoile encore plus clairement en expliquant qu'il a dû “supprimer le savoir pour lui substituer la croyance” (CRP, préface), car selon lui "une
foi raisonnable, seule possible à nous, sera estimée suffisante (peut-être plus salutaire encore que le savoir) pour nos besoins" (Prolégomènes
à toute métaphysique future). Kant conclue son oeuvre majeure en affirmant qu’il a établi un “rempart”, afin que la raison humaine soit
“bridée” et que le monde soit préservé “des dévastations que sinon
une raison spéculative susciterait dans la religion” (CRP, A849). "Ce n’est pas non plus un service de peu d’importance que celui qu’elle (l'œuvre de Kant)
rend à la théologie, puisqu’elle l’affranchit du jugement de la
spéculation dogmatique, et la met en parfaite sécurité contre toutes
les attaques de ces sortes d’adversaires (Prolégomènes
à toute métaphysique future).
On comprendra donc pourquoi Nietzche s'exclamait: “le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien”. Kant a été
l’inventeur d’une “philosophie des portes de derrière” pour pouvoir “retourner à Dieu”. Il n’aura été qu’un “retardateur” (l’Antéchrist, 10 ; Le Gai Savoir, 335 ; Le Crépuscule des idoles, Flâneries
inactuelles, 16). De même, Alain Boyer écrivait: "Kant
n'est pas tout à fait l'Aufklärer que l'on imagine souvent, le
précurseur de la laïcité républicaine, le plus moderne de tous les
philosophes classiques, en avance sur son temps... La récurrence du
thème religieux et de la question des rapports de la science et de la
foi est si flagrante chez lui qu'on m'autorisera peut-être à le voir
plus comme un esprit du Grand Siècle, celui de louis XIV, que comme un
citoyen de celui des lumières, appelé par lui "siècle de Frédéric".
Ainsi le comparer à un Blaise Pascal ne me paraît pas si incongru que
cela." (Hors du Temps p292 p205).
Le grand argument de Kant, ce sont les soit-disants contradictions de
la
Raison pure. Kant réutilise la cause incausée, la question de la bordure de l’espace en cas d’univers fini, ou encore le paradoxe de Zénon pourtant résolu depuis le XVII° siècle par l'invention du calcul infinitésimal.
Le logicien Bertrand Russel a pointé les nombreuses erreurs et insuffisances des antinomies kantienne (Our knowledge of the External World). Toutefois, Kant va quand même réussir à donner sa noblesse au spiritualisme intégral initié par Berkeley et Leibniz. Plutôt que de se réclamer du vieux spiritualisme, le mot "idéalisme" sera désormais utilisé à la place, mais cette conception “de quelque point de vue qu'on l'envisage, n'est autre
chose que le spiritualisme lui-même” (Paul Janet. Qu’est-ce que l’idéalisme
?). En effet, Kant nous dit: “si je supprime le sujet pensant, c’est tout le
monde des corps qui doit disparaître” (CRP, A383).
Enfin, Kant introduit un retour en force de la loi divine grâce au concept d'impératif catégorique, qui se veut
un commandement absolu et incompréhensible. Kant affirme en effet lui-même que la
seule chose que
nous pouvons comprendre de l'impératif catégorique, c'est son “incompréhensibilité”
(Fondements de la métaphysique des mœurs, remarque finale). Nietzsche écrivait à ce sujet: “Comment
a-t-on pu ne pas sentir à quel point l'impératif catégorique de Kant
met la vie en péril ? C'est l'instinct théologique, et lui seul, qui a
pris sa défense.... Une action à laquelle l'instinct de la vie nous
contraint, trouve dans le plaisir qu'elle donne la preuve qu'elle est
une action juste : et ce nihiliste aux entrailles dogmatiquement
chrétiennes a fait du plaisir une objection... Qu'est ce qui détruit
plus rapidement que de travailler, de penser, de sentir sans nécessité
intérieure, sans un choix profondément personnel, sans plaisir,
comme un automate mû par le "devoir" ? C'est tout bonnement la recette
de la décadence, et même de l'idiotie... Kant en est devenu idiot. Et
c'était le contemporain de Goethe ! Et cette funeste araignée passait -
et passe encore ! - pour le philosophe allemand par excellence !” (l’Antéchrist, 11).
Hegel
![]() |
Marx: matérialiste ?
![]() “A la question : qui a engendré le premier homme et la nature en général ? Je ne puis que te répondre : ta question est elle-même un produit de l'abstraction. Demande-toi comment tu en arrives à cette question ; demande-toi si ta question n'est pas posée en partant d'un point de vue auquel je ne puis répondre parce qu'il est absurde ? Demande-toi si cette progression existe en tant que telle pour une pensée raisonnable ? Si tu poses la question de la création de la nature et de l'homme, tu fais donc abstraction de l'homme et de la nature. Tu les poses comme n'existant pas et tu veux pourtant que je te démontre qu'ils existent. Je te dis alors : abandonne ton abstraction et tu abandonneras aussi ta question, ou bien si tu veux t'en tenir à ton abstraction, sois conséquent, et si, bien que tu penses l'homme et la nature comme n'étant pas tu penses tout de même, alors pense-toi toi-même comme n'étant pas, puisqu'aussi bien tu es nature et homme. Ne pense pas, ne m'interroge pas, car dès que tu penses et que tu m'interroges, ta façon de faire abstraction de l'être de la nature et de l'homme n'a aucun sens. Ou bien es-tu à ce point égoïste que tu poses tout comme néant et que tu veuilles être toi-même ? Tu peux me répliquer: je ne veux pas poser le néant de la nature, etc. ; je te pose la question de l'acte de sa naissance comme j'interroge l'anatomiste sur les formations osseuses, etc. Mais, pour l'homme socialiste, tout ce qu'on appelle l'histoire universelle n'est rien d'autre que l'engendrement de l'homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l'homme ; il a donc la preuve évidente et irréfutable de son engendrement par lui-même, du processus de sa naissance.” (Manuscrits de 1844, propriété privée et communisme). |
Schopenhaueur
![]() Malgré ces forts relents d'obscurantisme, Schopenhaueur fait toutefois preuve d'une certaine lucidité envers ce que cachent les autres "philosophes", en remarquant que "des motifs théologiques exercent une secrète influence sur un bon nombre d'entre eux" (essai sur le libre-arbitre), et dénonce le fait que "l'effort philosophique consiste, depuis près de cinquante ans, en toutes sortes de tentatives pour introduire doucement la théologie" (la philosophie universitaire). En cela, il anonce Nietzsche... |
La condamnation de Nietzsche
“Les allemands me comprendront sans peine si je dis que
la philosophie est corrompue par du sang de théologien... la
philosophie allemande est au fond une théologie dissimulée... Kant,
tout comme Luther, tout comme Leibniz, fut une entrave à la probité
allemande, déjà mal assurée”. “Les allemands n’ont inscrit dans
l’histoire intellectuelle que des noms douteux, ils n’ont jamais
produit que d’inconscients faussaires (ce mot convient à Fichte,
Schelling, Schopenhauer, Hegel, Schleiermacher, tout autant qu’à Kant
et Leibniz).” l’Antéchrist, 10. Ecce Homo, Le cas Wagner (Nietzsche insiste sur l'importance de ce passage dans sa lettre du 8 déc 1888 à A. Strindberg). “J'ai rencontré l'instinct théologique de l'arrogance partout où l'on se prétend « idéaliste » (comprenez spiritualiste), partout où au nom d'une origine supérieure, on prétend avoir le droit de considérer la réalité d'en haut et de loin... L'idéaliste, tout comme le prêtre, a en main toutes les grandes idées, et il en joue avec un mépris condescendant contre "l'intelligence", les "sens", les "honneurs", le "bien-être", la "science" : il sent tout cela au-dessous de lui, comme des forces nuisibles et tentatrices, au-dessus duquelles "l'esprit" plane comme un pur sollipsime du pour soi... Cet instinct théologique je l'ai mis à jour un peu près partout : il est la forme la plus répandue, la plus proprement souterraine de fausseté qu'il y ait au monde. Ce qu'un théologien ressent comme vrai doit nécessairement être faux: voilà un critère à peu près infaillible de la vérité.” “Séparer le monde en un monde « réel » et un monde des « apparences », soit à la façon du christianisme, soit à la façon de Kant (un chrétien perfide, en fin de compte), ce n’est là qu’une suggestion de la décadence, un symptôme de la vie déclinante.” “Platon a dévié tous les instincts fondamentaux des Hellènes, je le trouve si imprégné de morale, si chrétien avant la lettre... je suis tenté d'employer à l'égard de tout le phénomène Platon, plutôt que tout autre épithète, celle de "haute fumisterie" ou, si l'on préfère d'idéalisme... Platon est lâche devant la réalité, par conséquent il se réfugie dans l’idéal (comprenez dans le spiritualisme)”. “Depuis Platon, tous les théologiens et philosophes suivent la même voie”. “Je suis bien d'avis que tous les maîtres et les meneurs de l'humanité, tous théologiens les uns comme les autres, étaient tous aussi décadents... Zarathoustra est plus sincère que tout autre penseur. Sa doctrine, et sa doctrine seule, a pour suprême vertu la sincérité, c'est-à-dire le contraire de la lâcheté des « idéalistes » qui prennent la fuite devant le réel” l’Antéchrist, 8-9. Le crépuscule des idoles, "La raison dans la philosophie" et "ce que je dois aux anciens, 2". Par-delà bien et mal, 191. Ecce homo, pourquoi je suis une fatalité.
Ainsi, Friedrich Nietzsche est certainement l'auteur qui s’est le plus fortement indigné du fait
que ce qui nous est habituellement présenté comme les "grands philosophes" n’est en fait qu'une bande de théologiens. Le nom de Nietzsche est désormais devenu
célèbre. Sa critique a-t-elle été entendue et écoutée ? Examinons les grands noms de la
philosophie après lui, et voyons si la corruption de la philosophie par le
spiritualisme et la théologie a enfin cessé...
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Bergson
![]() Dans son pamphlet, George Politzer conclut: “le Bergsonisme a été produit par ce mouvement du XIXe siècle qui représente en face du perfectionnement définitif du matérialisme, le retour offensif de l'idéalisme... [Bergson] fait partie de ceux qui voulaient liquider le matérialisme en faveur du christianisme... l'armée des prêtres ne pouvait se reconstituer qu'en toute sécurité. Le néo-kantisme était sa première ligne de défense, le bergsonisme la seconde” (La Fin d'une Parade philosophique, 4). |
Wittgenstein
Le
but de Ludwig Wittgenstein est assez similaire à celui de Kant. Wittgenstein affirme qu![]() |
La Phénoménologie
![]() Pour
le plus célèbre des représentants de cette école, la biographie est
particulièrement instructive. |
Conclusion: l’état déplorable de la
philosophie
La
théologie et le spiritualisme existent depuis des millénaires,
et je suis réaliste, tout cela ne va pas disparaître. J’aspire
seulement à ce que l’on puisse gagner en maturité, en les dissociant de
la
philosophie. Pendant des siècles, la chimie a été sous l'emprise des
alchimistes. Pendant des millénaire, l'astronomie a été contaminée par
l’astrologie, jusqu’au XVIIe siècle, où l’on est enfin parvenu à les dissocier,
en laissant ces deux disciplines exister chacune séparément, malgré
la présence de points communs ; et nous reconnaissons aujourd’hui sans difficultés que de très
grands
astronomes comme Newton et Kepler ont mélangé les genres, mais nous
savons séparer leurs travaux scientifiques de ce qui ne l’est
pas.
Il serait souhaitable
qu’advienne
plus de sérieux et d’exigence dans notre manière de considérer la
philosophie. Le
pire danger qui menace un idéal n’est pas tant le fait qu’il soit
combattu, ni
même le fait qu'il soit vaincu à un moment de l’histoire, car même dans ce cas, il
continue
au moins d’exister en tant qu’idéal. Le pire qui puisse arriver à
l'idéal philosophique,
c’est de continuer à croire que celui-ci est magnifiquement représenté par des figures comme Platon ou Kant,
alors qu'en fait cet idéal a justement été vaincu
il y a bien longtemps par ces théologiens déguisés en philosophe qui
ont su habillement prétendre incarner l'idéal philosophique pour s'en
emparer, l'éloigner de la quête honnête de la vérité, et le réemployer pour appuyer leurs croyances religieuses...
En
plus de ce problème de dénaturation par l'irrationnel, la philosophie
est
aujourd’hui menacée d’effacement. Le
positivisme, le structuralisme, le marxisme, la phénoménologie... ont accompagné l’abaissement général de ses ambitions.
Je ne vais pas discuter ici de l’intérêt ou de la bêtise des différents
penseurs issus de ces écoles. Je souhaiterai seulement que tout cela
cesse
désormais d’être appelé philosophie. Depuis que nos modernes ont
renoncé à
penser le fond des choses, leurs travaux sont au mieux de la psychologie, de la sociologie, de l’économie politique... Platon ou Kant
sont à l'évidence des contre-lumières, mais ils avaient au moins l’intérêt de
susciter
notre questionnement face aux grandes questions, même si ils
n’ont su apporter comme éclaircissement que leurs préjugés religieux.
► Les contradictions et problèmes non-résolus des conceptions spiritualistes
► Erreurs et Contradictions dans la critique de la Raison pure
► Freud et la fausse Causalité théologique